C.J.U.E., 17 mars 2016, Mirza, aff. C-695/15 PPU, ECLI:EU:C:2016:188

Louvain-La-Neuve

L’application du concept de pays tiers sûr dans le régime Dublin : énonciateur du régime à venir ?

La Cour de justice juge que le concept de pays tiers sûr peut être appliqué par tous les Etats membres, que ce soit l’Etat membre désigné comme responsable pour l’examen d’une demande de protection internationale en vertu des critères fixés par le règlement Dublin III ou tout autre Etat membre. En n’excluant pas qu’un demandeur d’asile puisse être envoyé vers un pays tiers jugé sûr par un Etat qui n’est pas responsable de l’examen de la demande, la Cour va dans le même sens que la proposition de refonte du règlement Dublin III publiée par la Commission le 4 mai 2016.

Règlement 604/2013/UE (Dublin III) – Directive 2013/32/UE – Pays tiers sûr – Irrecevabilité de la demande – Application pour tous les Etats membres.

A. Les faits

A l’origine de la question préjudicielle posée par une juridiction hongroise, le tribunal administratif et du travail de Debrecen, se trouve un demandeur d’asile d’origine pakistanaise, M. Mirza, ayant franchi illégalement la frontière serbo-hongroise au mois d’août 2015. Avant de quitter la Hongrie, M. Mirza avait introduit une première demande de protection internationale dans ce pays, en date du 7 août. En raison du départ de l’intéressé, l’administration hongroise a décidé de clore l’examen de la demande, considérée comme ayant été implicitement retirée.

Alors que M. Mirza tentait de rejoindre l’Autriche, celui-ci a été interpellé en République tchèque. Par application du règlement Dublin III, les autorités tchèques ont requis de la Hongrie qu’elle reprenne l’intéressé, ce qu’elle a fait. Suite à cela, M. Mirza a introduit une seconde demande de protection internationale en Hongrie, le 2 novembre 2015. Le jour même, M. Mirza a été entendu par l’Office hongrois de l’immigration et de la nationalité, avant d’être placé en rétention le temps de la procédure.

Lors de l’audition, M. Mirza a été averti du fait que sa demande pouvait être déclarée irrecevable dès lors que la Serbie constitue, en vertu de la législation hongroise, un pays tiers sûr, à moins que M. Mirza ne démontre en quoi la Serbie n’est pas un pays tiers sûr compte tenu de sa situation particulière. Ne l’ayant pas fait, la demande de M. Mirza a été rejetée comme irrecevable, par une décision du 19 novembre motivée par l’existence d’un pays tiers sûr. L’intéressé a ainsi reçu un ordre de quitter le territoire.

Estimant qu’il ne serait pas en sécurité en Serbie et que donc la Hongrie devait traiter sa demande, M. Mirza a introduit un recours contre ladite décision. La juridiction hongroise a alors décidé de surseoir à statuer et de poser une question préjudicielle à la Cour de justice en vertu de la procédure d’urgence étant donné la mesure de privation de liberté dont fait l’objet l’intéressé. En substance, la juridiction de renvoi demande à la Cour de préciser dans quelles conditions un Etat membre peut appliquer l’exception d’irrecevabilité tirée de l’existence d’un pays tiers sûr, conformément à l’article 3, §3 du règlement Dublin III.

B. L’arrêt

La première question préjudicielle dont la Cour était saisie porte sur la question de savoir si l’Etat membre désigné comme responsable du traitement d’une demande de protection internationale en vertu du règlement Dublin III a le droit d’envoyer le demandeur vers un pays tiers sûr, également lorsque le demandeur a été repris en charge par ledit Etat.

En réponse à cette question, la Cour commence par rappeler que le règlement Dublin III se limite à établir les critères et les mécanismes pour déterminer l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale et que, par conséquent, celui-ci ne s’oppose pas à l’envoi d’un demandeur vers un pays tiers sûr « tant avant qu’après la détermination de l’Etat membre responsable » (§39). Effectivement l’article 3, §3, du règlement Dublin III ne prévoit aucune limitation dans le temps et stipule que le droit d’envoyer un demandeur vers un pays tiers sûr appartient à « [t]out Etat membre », y compris donc celui qui n’est pas l’Etat membre responsable (§42). Ainsi, comme l’affirme l’Avocat général Kokott dans ses conclusions, « [r]ien ne permet … de penser que le droit de procéder à l’éloignement de l’intéressé devrait prendre fin suite à la détermination de l’État membre responsable », et d’ajouter qu’il serait « pour le moins étrange de priver de cette faculté précisément celui des Etats membres qui est effectivement responsable de l’examen du dossier »[1].

Suivant l’avis de l’Avocat général, la Cour conclut en ces termes :

« le fait qu’un État membre ait admis être responsable de l’examen d’une demande de protection internationale en application du règlement Dublin III ne fait pas obstacle à ce que cet État membre envoie, par la suite, le demandeur vers un pays tiers sûr » (§46).

La Cour énonce également que la portée de l’article 3, §3, du règlement Dublin III n’est pas restreint par l’article 18 dudit règlement en ce qu’il énonce que, dans le cadre d’une procédure de reprise en charge, « les Etats membres veillent à ce que l’examen de la demande soit menée à terme ». Comme l’énonce la Cour, le contraire créerait une différence de traitement injustifiée et inciterait les mouvements secondaires :

« interdire à un État membre d’exercer le droit énoncé à l’article 3, paragraphe 3, du règlement Dublin III dans des circonstances telles que celles en cause au principal aurait pour conséquence qu’un demandeur ayant fui, sans attendre qu’il soit définitivement statué sur sa demande, vers un État membre autre que celui dans lequel il l’a présentée se trouverait, en cas de reprise en charge par l’État membre responsable, dans une situation plus favorable que celui qui aurait attendu le terme de l’examen de sa demande dans l’État membre responsable » (§51).

Eu égard à la seconde question préjudicielle, la Cour énonce que l’Etat membre responsable ne perd pas le droit d’envoyer le demandeur vers un pays tiers sûr s’il manque d’informer l’Etat membre procédant au transfert au sujet de sa réglementation et de sa pratique administrative relativement à l’envoi de demandeurs d’asile vers des pays tiers sûrs. En effet, aucune obligation d’information à ce sujet ne peut être déduite du règlement Dublin III et, en outre, cette absence d’information ne porte pas atteinte, selon la Cour, au droit du demandeur à un recours effectif dès lors que celui-ci dispose d’un droit de recours à la fois contre la décision de transfert, en vertu de l’article 27 dudit règlement, et contre la décision d’irrecevabilité fondée sur le concept de pays tiers sûr, en vertu de l’article 46 de la directive 2013/32 (dite « directive procédures »)[2].

C. Éclairage

L’affaire en cause s’inscrit dans le contexte de ce qu’on a appelé « la crise de l’asile » faisant suite aux flux importants de ressortissants de pays tiers désireux de demander le bénéfice de la protection internationale en Europe. Faisant route le long des Balkans en vue d’atteindre, notamment, l’Autriche, nombreux sont les candidats réfugiés à avoir transité par la Hongrie avant que celle-ci n’érige un mur le long de sa frontière avec la Serbie. Parmi les mesures adoptées par la Hongrie pour faire face à l’afflux de migrants se trouve le décret gouvernemental du 21 juillet 2015 dressant deux listes identiques de pays tiers sûrs et de pays d’origine sûrs (bien que les deux concepts soient différents), dont fait partie la Serbie au titre d’Etat candidat à l’adhésion à l’Union européenne.

Si les enseignements tirés de l’arrêt commenté ne doivent pas surprendre, celui-ci offre néanmoins l’occasion de revenir sur le concept de pays tiers sûr au vu du contexte actuel et de la proposition de refonte du règlement Dublin III publiée le 4 mai 2016 par la Commission européenne.

Dès lors que l’article 3, §3, du règlement Dublin III énonce que « [t]out État membre conserve le droit d’envoyer un demandeur vers un pays tiers sûr, sous réserve des règles et garanties fixées dans la directive 2013/32/UE » (nous soulignons), on ne peut s’étonner de la conclusion de la Cour selon laquelle le concept de pays tiers sûr peut être appliqué par tous les Etats membres, que ce soit l’Etat membre désigné comme responsable pour l’examen d’une demande de protection internationale en vertu des critères fixés par ledit règlement ou tout autre Etat membre, a fortiori même un Etat membre qui ne serait pas responsable.

En ce sens, l’application du concept de pays tiers sûr précède celle de la hiérarchie des critères fixée par le règlement Dublin III. Une telle préséance est toutefois cohérente avec l’idée fondatrice du concept de pays tiers sûr puisqu’il repose sur l’idée selon laquelle un demandeur d’asile aurait dû déposer sa demande dans le premier pays sûr qu’il a atteint. Dès lors qu’il n’existe pas un droit de choisir le pays où l’on introduit une demande de protection internationale, la règle du pays tiers sûr agit comme une exception d’irrecevabilité sans préjuger du fond de la demande. Ce faisant, la Cour autorise une application large du concept de pays tiers sûr tant avant qu’après que la procédure Dublin ne soit lancée.

Or, à l’heure où l’Union européenne peine à trouver des solutions communes à la gestion de l’arrivée de migrants, poussant ainsi les 28 à conclure un accord controversé avec la Turquie aux termes duquel cet Etat est considéré comme sûr, le concept de pays tiers sûr permet aux Etats d’externaliser la protection des personnes en besoin d’une protection internationale. En outre, l’application de ce concept, tenant compte du jugement commenté, se marie difficilement avec l’objectif du règlement Dublin III qui est de déterminer l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale en établissant des critères uniformes. Il suffit d’envisager deux cas de figure pour réaliser que l’application du concept de pays tiers sûr met à mal la réalisation des objectifs d’efficacité et de protection du règlement Dublin III[3].

Premièrement, comme dans le cas d’espèce, l’Etat membre non-responsable active la procédure Dublin et transfère le demandeur vers l’Etat membre responsable qui, lui, juge qu’il existe un pays tiers sûr justifiant le renvoi du demandeur vers ce dernier. Dans ce cas de figure, l’application du concept de pays tiers sûr s’opère dans un second temps ce qui entraîne une procédure plus longue et, tout en voulant éviter les mouvements secondaires, on procède à un transfert secondaire, garant ni de l’efficacité ni de l’uniformité recherchées.

Deuxièmement, un Etat membre non-responsable en vertu du règlement Dublin III peut, suivant l’enseignement de l’arrêt commenté, envoyer directement le demandeur vers un pays tiers sûr alors même que l’Etat responsable, lui, ne qualifie pas cet Etat comme sûr. Ainsi, un demandeur d’asile arrivant en Grèce, et ayant de la famille en Belgique, pourrait être renvoyé vers un pays tiers sûr sans que la Belgique, Etat en principe responsable du traitement de la demande en vertu de l’article 8 du règlement Dublin III, n’examine la demande. Dans un tel cas, les critères de détermination de l’Etat responsable ne sont pas pris en compte et, par conséquent, si les Etats aux frontières extérieures de l’Union européenne, telles la Hongrie et la Grèce, dressent des listes de pays tiers sûrs douteuses (incluant la Serbie et de la Turquie notamment), les demandeurs d’asile risquent de ne pas introduire une demande de protection internationale dans ces Etats, ne les incitant donc pas à introduire une demande dans l’Etat membre de première entrée et engendrant des mouvements secondaires.

Pour éviter de telles situations, il serait sans doute préférable de dresser une liste européenne de pays tiers sûrs mais une telle liste n’existe pas encore à l’heure actuelle.

En lien avec ce qu’il vient d’être dit, il est intéressant, enfin, d’aborder la proposition de refonte du règlement Dublin III publiée par la Commission européenne au début du mois de mai. Les insuffisances structurelles du système Dublin ne sont pas nouvelles et étaient connues avant la « crise », dont celles-là sont en partie la cause de celle-ci, mais le contexte actuel a poussé la Commission à revoir les textes en vue d’établir un système durable et plus équitable[4]. Comme promis, la Commission a proposé une réforme du règlement Dublin III, le texte deviendrait ainsi « Dublin IV » s’il venait à être adopté, en tant que première étape d’une révision plus large du régime d’asile européen commun[5].

Au rang des nombreuses modifications proposées se trouve l’article 3 en ce qui concerne l’exception d’irrecevabilité tirée de l’existence d’un pays tiers sûr. L’article 3, §3, serait ainsi complètement modifié pour créer une obligation (qui est actuellement une option sous forme d’un droit) à charge de l’Etat membre où la première demande de protection a été introduite d’examiner, avant d’appliquer la hiérarchie de critères pour déterminer l’Etat responsable, si la demande est irrecevable au motif qu’il existe un pays tiers sûr, conformément à la « directive procédures ». Cette mesure vise à appliquer de manière large le concept de pays tiers sûr. Il en résulte qu’un demandeur d’asile, pour voir sa demande traitée au fond, devra alors arriver directement depuis un Etat où il est ou craint d’être persécuté. Comme l’énonce Steve Peers, une telle modification vise à consolider l’accord entre l’UE et la Turquie, et peut-être dans un avenir proche avec un pays comme la Libye[6]. L’objectif recherché de renvoyer le plus de candidats réfugiés possibles vers un pays tiers sûr se fait alors au détriment de l’application des critères de détermination de l’Etat membre responsable, telle que l’existence de liens familiaux, confirmant ainsi l’arrêt commenté. La nouvelle définition plus large de « membres de la famille » proposée par la Commission, incluant les frères et sœurs et supprimant l’exigence que les liens familiaux préexistaient dans le pays d’origine, perdrait ainsi une grande partie de son utilité. 

La proposition de réforme du règlement Dublin III va également plus loin. Par l’insertion de deux paragraphes à l’article 3, la proposition énonce que l’Etat membre qui considère une demande comme irrecevable doit être considéré responsable. La formulation laisse pour le moins perplexe. S’il existe un pays tiers sûr alors la demande devrait être jugée irrecevable et la personne renvoyée vers ce pays, et si la demande est recevable alors l’Etat membre responsable devrait être déterminé par application des critères du règlement Dublin. Combiné à l’obligation faite aux demandeurs d’asile d’introduire leur demande dans l’Etat membre de première entrée sous peine de sanctions (articles 4 et 5 de la proposition), le nouvel article 3 semble vouloir limiter significativement la possibilité qu’a un demandeur d’asile d’accéder à la procédure d’examen d’une demande de protection internationale dans un autre Etat membre que celui d’arrivée. 

L’approche permissive adoptée par la Cour de justice dans l’arrêt commenté au sujet de l’application du concept de pays tiers sûr est ainsi confirmée par la récente proposition de refonte du règlement Dublin III qui s’inscrit dans un contexte migratoire poussant les Etats membres à négocier avec des Etats tiers plus ou moins sûrs.

J-B.F.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt :

C.J.U.E., 17 mars 2016, Mirza, aff. C-695/15 PPU, ECLI:EU:C:2016                            

Doctrine :

Conclusions de l’Avocat général J. Kokott présentée le 8 mars 2016 dans Mirza, aff. C-695/15 PPU ;

C. Hruschka, « Dublin is dead! Long live Dublin! The 4 May 2016 proposal of the European Commission », EU Immigration and Asylum Law (blog), 17 mai 2016.

Document législatif :

Commission européenne, Proposal for a regulation of the European Parliament and of the Council establishing the criteria and mechanisms for determining the Member State responsible for examining an application for international protection lodged in one of the Member States by a third-country national or a stateless person (recast), 4 mai 2016, COM(2016) 270 final.

Pour citer cette note : J.-B. Farcy, « L’application du concept de pays tiers sûr dans le régime Dublin : énonciateur du régime à venir ? », Newsletter EDEM, mai 2016.


[1] Conclusions de l’Avocat général J. Kokott présentée le 8 mars 2016 dans Mirza, aff. C-695/15 PPU, §§38 et 39.

[2] C.J.U.E., 17 mars 2016, Mirza, aff. C-695/15 PPU, §§60 et 62.

[3] Commission européenne, Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant les critères et mécanismes de détermination de l'État membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale présentée dans l'un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride (Refonte), 3 décembre 2008, COM(2008) 820 final, p. 6.

[4] COM(2016) 197 final, p. 3.

[5] COM(2016) 270 final.

[6] Steve Peers, « The Orbanisation of EU asylum law: the latest EU asylum proposals », EU Law Analysis, 6 May 2016.

Publié le 09 juin 2017