C.J.U.E., 21 juin 2017, Del Rosario Martinez Silva, aff. C-449/16

Louvain-La-Neuve

L’apport de la Directive « permis unique » en matière d’égalité de traitement entre travailleurs nationaux et étrangers.

Dans son premier arrêt relatif à la Directive 2011/98 dite « permis unique », la Cour de justice juge que l’Italie ne peut exclure un travailleur ressortissant d’un pays tiers du bénéfice d’une prestation familiale au motif que ce travailleur ne dispose pas d’un titre de résident de longue durée. Ce faisant, la Cour fait application de l’article 12 de ladite Directive qui établit un socle commun de droits pour les travailleurs étrangers, fussent-ils temporaires.

Directive 2011/98/UE – Permis unique – Article 12 – Travailleur étranger temporaire – Droit à l’égalité de traitement.

A. Les faits

Le litige fait suite au refus des autorités italiennes d’octroyer à Mme Martinez Silva, ressortissante d’un pays tiers, une allocation sociale en faveur des familles ayant au moins trois enfants mineurs et dont les revenus ne dépassent pas le seuil fixé par le droit national. Ce rejet est motivé par le fait que la demandeuse n’est pas détentrice d’un permis de séjour de résident de longue durée. Mme Martinez Silva dispose néanmoins d’un permis unique, au sens de la Directive 2011/98 dite « permis unique », lui permettant de séjourner et de travailler en Italie. A ce titre, elle ne figure toutefois pas parmi les résidents étrangers, limitativement énumérés par la loi nationale, pouvant prétendre à l’allocation sollicitée.

Considérant que ce refus est contraire au droit à l’égalité de traitement stipulé par le droit européen, en particulier à l’article 12 de la Directive 2011/98, Mme Martinez Silva a saisi les juridictions italiennes pour discrimination. Cette disposition prévoit effectivement que les titulaires d’un permis unique au sens de cette directive bénéficient d’un droit à l’égalité de traitement avec les ressortissants de l’Etat membre concerné en ce qui concerne, notamment, les branches de la sécurité sociale, telles que définies dans le Règlement (CE) n° 883/2004, y compris les « prestations familiales ».

La question se pose alors de savoir si l’allocation sollicitée relève bien de celles visées par ledit Règlement. Si c’est le cas, il faut examiner, dans un deuxième temps, si Mme Martinez Silva peut effectivement prétendre à l’égalité de traitement prévue par la Directive « permis unique ». Incertaine quant aux réponses que ces questions appellent, la Cour d’appel de Gênes a préféré surseoir à statuer et demander confirmation à la Cour de justice.

B. La décision de la Cour

Avant d’examiner si l’article 12 de la Directive « permis unique » trouve à s’appliquer en l’espèce, il est au préalable nécessaire de vérifier que la prestation qui a été refusée à la requérante constitue une prestation de sécurité sociale relevant des prestations familiales visées à l’article 3, paragraphe 1, sous j), du Règlement n° 883/2004. En vertu de la jurisprudence luxembourgeoise, la distinction entre les prestations exclues du champ d’application dudit Règlement et celles qui en relèvent repose notamment sur les finalités et les conditions d’octroi de celles-ci, et non sur leur mode de financement ou la qualification donné par le droit national. Une prestation relève ainsi du champ d’application dudit Règlement lorsque son octroi ne dépend pas d’une appréciation individuelle des besoins personnels du demandeur mais de critères objectifs et légalement définis qui, s’ils sont réunis, ouvrent automatiquement le droit à la prestation en cause, sans que l’autorité compétente ne dispose d’un pouvoir d’appréciation. C’est, par exemple, le cas en l’espèce puisque la prestation sollicitée est versée dès que les conditions légales relatives aux revenus et au nombre d’enfants sont remplies. En outre, dès lors que cette prestation a pour objectif de compenser les charges de la famille, celle-ci peut être qualifiée de « prestation familiale ». Par conséquent, la première question posée par la juridiction italienne appelle une réponse positive.

Sans surprise, la Cour de Luxembourg a également répondu positivement à la seconde question préjudicielle. Il existe effectivement peu de doutes quant au fait que la requérante relève du champ d’application personnel de la Directive 2011/98 et bénéficie ainsi de l’égalité de traitement prévue à l’article 12, paragraphe 1, de celle-ci. En effet, ainsi que l’énonce l’article 3 de cette même Directive, auquel l’article 12 fait référence, celle-ci s’applique notamment aux ressortissants de pays tiers qui ont été admis dans un Etat membre aux fins d’y travailler, conformément au droit de l’Union ou national. Etant titulaire d’un permis unique, au sens de la Directive, en vertu duquel elle peut résider et travailler en Italie, la requérante bénéficie du droit à l’égalité de traitement par application de l’article 12 de la Directive 2011/98. En outre, si le paragraphe 2 de cette dernière disposition permet aux Etats membres de restreindre le droit à l’égalité de traitement, dans les limites prévues par cette Directive, l’Italie n’a pas choisi de se prévaloir de cette faculté. Par conséquent, en limitant le bénéfice de l’allocation en cause aux seuls travailleurs étrangers bénéficiant d’un titre de séjour de longue durée, la législation italienne est incompatible avec le droit à l’égalité de traitement énoncé à l’article 12 de la Directive « permis unique ».

C. Éclairage

Si cet arrêt ne soulève pas de question fondamentale sur le plan juridique, il mérite néanmoins d’être signalé puisqu’il s’agit du premier arrêt rendu par la Cour de justice concernant la Directive 2011/98. Cet arrêt offre ainsi l’occasion de discuter de cette Directive dite « permis unique », dénomination qui a pour effet de passer sous silence son chapitre III relatif au droit à l’égalité de traitement. Outre l’instauration d’une procédure de demande unique devant déboucher sur la délivrance d’un permis combiné autorisant à la fois le séjour et le travail, volet pour lequel cette Directive est problématique en Belgique, celle-ci a également pour objectif d’établir un socle commun de droits pour les travailleurs étrangers. Cet objectif se retrouve à l’article 12, disposition unique du chapitre III, et la plus longue de la Directive.

La Directive « permis unique » est l’une des quatre Directives européennes adoptées en matière d’immigration économique, avec la Directive « Carte Bleue », la Directive « travailleurs saisonniers », et la Directive « transferts intra-groupe ». A la différence de ces trois dernières, la Directive « permis unique » ne concerne pas l’admission de travailleurs étrangers, mais comporte un volet procédural, visant à simplifier la procédure et à la rendre plus efficace, et un volet matériel dont l’objectif est d’instaurer un ensemble de droits afin de garantir, dans certains domaines, l’égalité de traitement entre les ressortissants d’un Etat membre et les travailleurs étrangers qui y résident légalement. La volonté de garantir un socle commun de droits résulte de l’absence en droit européen de l’immigration d’une législation horizontale couvrant les droits des travailleurs migrants. Par conséquent, les droits de ces travailleurs varient en fonction de l’Etat membre dans lequel ils se trouvent et de leur statut. En effet, l’Union européenne a adopté, en la matière, une approche par catégories distinguant les travailleurs hautement qualifiés, les travailleurs saisonniers et les transferts intra-groupe, pour lesquels un régime de droits distinct s’applique. L’article 12 de la Directive 2011/98 vise ainsi à garantir une égalité de traitement, dans les domaines repris par cette disposition, entre travailleurs nationaux et travailleurs étrangers, qu’ils aient été admis à travailler en vertu du droit européen ou non, mais aussi entre les travailleurs étrangers eux-mêmes. Ainsi que l’illustre l’affaire commentée, un Etat membre, en l’espèce l’Italie, ne peut pas réserver une prestation familiale aux nationaux et aux étrangers « assimilés » (à savoir les résidents de longue durée) sans violer le droit européen. L’ensemble des travailleurs doivent ainsi être traités de la même manière, dans les limites fixées par la Directive. Ce faisant, la Directive « permis unique » vise à mettre en œuvre l’objectif fixé lors du Conseil européen de Tampere en 1999 d’assurer un traitement équitable aux ressortissants de pays tiers, objectif qui est aujourd’hui repris à l’article 79, paragraphe 1, du TFUE.

On l’a dit, la Directive « permis unique » est surtout connue en Belgique pour son volet procédural. La Directive impose aux Etats membres d’instaurer une procédure de demande unique débouchant sur la délivrance, dans un acte administratif unique, d’un titre combiné autorisant à la fois le séjour et le travail. Cela doit permettre de simplifier la procédure en mettant fin à la pratique existante dans certains Etats, dont la Belgique, de procédure dédoublée, en vertu de laquelle la demande de permis de séjour et la demande de permis de travail sont introduites en parallèle auprès d’administrations différentes. Depuis la dernière réforme de l’Etat en Belgique, le problème est d’autant plus prononcé que les autorités compétentes en matière de séjour et de permis de travail relèvent d’un niveau de pouvoir différent (le Fédéral pour le séjour et les Régions pour les permis de travail). Par conséquent, la Directive « permis unique » tarde à être transposée. La Belgique a maintenant plus de trois ans de retard et, après plusieurs menaces, la Commission européenne a finalement saisi, le 13 juillet dernier, la Cour de justice d’un recours en manquement pour défaut de transposition.

En ce qui concerne l’article 12 de la Directive et le droit à l’égalité de traitement, la Belgique n’a pas non plus transposé explicitement cette disposition. Malgré cela, le droit belge peut être conforme au droit européen, à condition que diverses dispositions préexistantes garantissent le respect du prescrit de l’article 12 de la Directive. L’égalité de traitement entre nationaux et ressortissants étrangers est notamment garantie par la Constitution mais aussi par une série de textes législatifs nationaux, régionaux ou communautaires. Ainsi, la conformité aux exigences de l’article 12 de la Directive peut être assurée par diverses législations existantes. Toutefois, ces législations sont souvent générales, et encore faut-il vérifier que l’ensemble des domaines repris par la Directive soient couverts. En matière d’allocations familiales, par exemple, les Communautés sont désormais compétentes, et celles-ci ont chacune adopté un décret en vue de lutter contre les discriminations et garantissant, notamment, l’égalité en matière d’avantages sociaux, sans qu’il ne soit néanmoins fait référence au Règlement n° 883/2004[1]. En outre, si la nationalité est généralement un critère protégé au sens de la législation anti-discrimination, le statut de séjour l’est rarement[2]. En l’espèce, la prestation demandée n’a pas été octroyée à Mme Martinez Silva non pas en raison de sa nationalité étrangère mais de son statut de séjour. La conformité du droit belge avec l’article 12 de la Directive 2011/98 pourrait ainsi ne pas être assurée dans certains cas.

Néanmoins, faute d’être correctement ou intégralement transposé, l’article 12 de la Directive « permis unique » peut être invoqué directement devant les juridictions nationales, dès lors que cette disposition est suffisamment claire, précise et inconditionnelle, et que le délai de transposition est passé. Puisque que ledit article consacre un droit dans le chef des travailleurs étrangers relevant de son champ d’application, ceux-ci peuvent invoquer le bénéfice du droit à l’égalité de traitement devant les juridictions nationales, comme en l’espèce. Ainsi, bien que le Conseil du contentieux des étrangers ait, par le passé, refusé de reconnaitre un quelconque effet direct aux dispositions relatives au volet procédural de la Directive 2011/98[3], le même raisonnement ne peut être tenu à l’égard du droit à l’égalité de traitement consacré à l’article 12 de cette Directive.

Si la Directive « permis unique » est davantage connue pour son volet procédural et les problèmes que celui-ci cause en Belgique, elle contient également un article 12 qui consacre le droit à l’égalité de traitement entre travailleurs nationaux et étrangers qui relèvent de son champ d’application, dans une série non négligeable de domaines, telles que l’éducation, les conditions de travail, la liberté d’association, ou la reconnaissance des diplômes notamment. Certes, le droit à l’égalité de traitement est déjà consacré dans plusieurs textes internationaux, européens ou belges, mais la Directive « permis unique » contient une garantie supplémentaire contre les différences de traitement, non seulement basées sur la nationalité mais aussi sur le statut de séjour, dont le potentiel peut être intéressant. Afin que celui-ci ne reste pas vain, il revient aux juges, aux avocats, aux syndicats, et aux acteurs de terrain, de revendiquer le respect de l’article 12 de la Directive, de manière à promouvoir l’égalité entre tous les travailleurs, peu importe leur nationalité ou leur statut.

 

J.-B.F.

C. Pour en savoir plus

Lire l’arrêt

Doctrine

A. Beduschi, “An empty shell? The protection of social rights of third-country workers in the EU after the single permit directive”, Eur. J. Migr. Law, 2015, p. 210–218.

K. Groenendijk, “Equal treatment of workers from third countries: the added value of the Single Permit Directive”, ERA Forum, 2015, p. 547-561.

Y. Pascouau et Sh. McLoughlin, “EU Single Permit Directive: small step forward in EU migration policy”, EPC Policy Brief, 2012.

Pour citer cette note : J.-B. Farcy, « L’apport de la Directive « permis unique » en matière d’égalité de traitement entre travailleurs nationaux et étrangers », Cahiers de l’EDEM, août 2017.

 


[1] Voy. par exemple, le décret de la Communauté française du 12 décembre 2008, M.B., 13 janvier 2009.

[2] A cet égard, on peut souligner que la Cour constitutionnelle a récemment jugé, dans l’arrêt n° 61/2017 du 18 mai dernier, que l’exclusion du droit à l’aide sociale des travailleurs étrangers ayant obtenu une régularisation de leur séjour sur base d’un permis de travail B ou d’une carte professionnelle est disproportionnée, certes non pas sur base du droit à l’égalité mais de l’obligation de standstill.

[3] J-B. Farcy, « Le permis unique peut encore attendre : la Directive 2011/98 n’est pas invocable par un étranger désireux de régulariser son séjour par le travail », Newsletter EDEM, Octobre 2016.

Photo : https://www.designingbuildings.co.uk/wiki/Buildings_of_the_EU

Publié le 01 septembre 2017