C.J.U.E., 6 septembre 2017, République Slovaque et Hongrie c. Conseil, aff. jointes C-643/15 et C-647/15

Louvain-La-Neuve

Relocalisation des demandeurs d’asile. La Cour de justice confrontée à l’identité nationale

Saisie par la Hongrie et par la Slovaquie, soutenues par la Pologne, d’un recours en annulation à l’encontre de la décision du Conseil prévoyant la relocalisation de 120 000 demandeurs d’asile de la Grèce et de l’Italie vers les autres Etats membres, la Cour de justice en confirme la légalité. Par un arrêt fleuve, elle apporte une réponse systématique aux critiques tant institutionnelles et procédurales que de fond. L’arrêt prononcé se veut plus technique que de principe. La Cour place l’emphase sur le caractère marginal de son contrôle, tant en ce qui concerne les mesures adoptées par le Conseil que la procédure suivie. Il n’en résulte pas moins un désaveu, sur le plan juridique, du positionnement politique du groupe de Visegrad, viscéralement opposé à la relocalisation de demandeurs d’asile au nom d’une certaine conception de l’identité nationale.

Art. 78, §3, T.F.U.E. – Décision (UE) 2015/1601 – acte législatif – mesure provisoire – urgence – afflux soudain de ressortissants de pays tiers – principe de proportionnalité – principe de sécurité juridique – relocalisation des demandeurs d’asile – solidarité – identité nationale – valeurs de l’Union.

A. L’arrêt

La décision 2015/1601 prévoit la relocalisation de 120 000 demandeurs d’asile de la Grèce et de l’Italie vers les autres États membres[1]. Elle a été adoptée au plus fort de la « crise de l’asile », qui frappa l’Union durant l’été 2015. Il s’agit d’une mesure unique, que les États membres avaient jusqu’au 26 septembre 2017 pour mettre en œuvre. Elle fait suite à une décision similaire, qui concernait 40 000 demandeurs d’asile[2].

Certains États membres, en particulier ceux du groupe de Visegrad, y sont vivement opposés, au nom de leur identité nationale. Cette forte opposition politique a trouvé un écho dans l’introduction, par la Hongrie et par la Slovaquie, soutenues par la Pologne, d’un recours en annulation devant la Cour de justice.

Les moyens soulevés par les États requérants sont nombreux. Ils reviennent essentiellement à remettre en cause la base juridique du mécanisme de relocalisation (1), sa procédure d’adoption (2) et sa conformité aux principes de proportionnalité, de sécurité juridique ainsi qu’à la Convention de Genève (3).

1. L’article 78, § 3, du Traité constitue une base juridique adéquate pour adopter un mécanisme de relocalisation tel que celui en cause

La décision 2015/1601 est fondée sur l’article 78, § 3, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Ce dernier autorise le Conseil à adopter des mesures provisoires, après consultation du Parlement et sur proposition de la Commission, « au cas où un ou plusieurs États membres se trouvent dans une situation d'urgence caractérisée par un afflux soudain de ressortissants de pays tiers ».

Les États requérants considèrent que l’article 78, § 3, du Traité ne constitue pas une base juridique adéquate pour la décision 2015/1601, en ce que cette dernière serait un acte législatif, de caractère non provisoire, adopté pour répondre à un afflux non soudain mais prévisible de demandeurs d’asile.

La Cour réfute cette lecture de la décision 2015/1601. Elle estime qu’elle n’est pas un acte législatif (i), que le programme de relocalisation qu’elle consacre est provisoire (ii) et que l’Italie et la Grèce, bénéficiaires du programme de relocalisation, ont été confrontées un afflux soudain de demandeurs d’asile tel que visé par l’article 78, § 3, du Traité (iii).

i. La décision 2015/1601 n’est pas un acte législatif

L’article 289, § 3, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne définit les actes législatifs comme étant ceux adoptés suivant une procédure législative. Cela ne fut pas le cas de la décision 2015/1601, qui ne constitue donc pas un acte législatif au sens du droit de l’Union.

En outre, la Cour estime qu’il est faux de prétendre, à l’instar des États requérants, que la mise en œuvre de l’article 78, § 3, du Traité suppose l’adoption d’un acte législatif, faute pour cette disposition de mentionner cette exigence. Or, selon la Cour, « un acte juridique ne peut être qualifié d’acte législatif de l’Union que s’il a été adopté sur le fondement d’une disposition des traités qui se réfère expressément soit à la procédure législative ordinaire, soit à la procédure législative spéciale »[3].

La circonstance que le mécanisme de relocalisation a pour effet de déroger temporairement à un acte législatif, à savoir le règlement Dublin qui assigne la responsabilité d’examiner une demande d’asile à l’Etat de première entrée sur le territoire de l’Union notamment, n’est pas de nature à infirmer cette conclusion. Selon la Cour, il est de l’essence même des mesures provisoires telles qu’autorisées par l’article 78, § 3, du Traité d’éventuellement déroger à des actes législatifs. L’article 78, § 3, du Traité verrait son effet utile « significativement réduit », s’il n’autorisait l’adoption que « des mesures d’accompagnement s’ajoutant aux actes législatifs (…) et non des mesures dérogeant à de tels actes »[4]

ii. Le programme de relocalisation est une mesure provisoire

Le programme de relocalisation s’étend sur une période de deux ans, jusqu’au 26 septembre 2017. Il ne s’agit pas là d’une durée manifestement déraisonnable, selon la Cour. La circonstance que le mécanisme de relocalisation produira des effets sur le long terme, en ce que des demandeurs d’asile s’installeront ensuite dans l’Etat membre où ils ont été relocalisés, est inhérente au mécanisme de relocalisation en lui-même. En déduire que ce dernier ne constitue pas une mesure provisoire, pour cette seule raison, reviendrait à considérer toute mesure de relocalisation comme faisant l’objet d’une interdiction de principe par le Traité, ce qui aurait pour effet de restreindre indûment le pouvoir d’appréciation du Conseil.

Les États requérants argumentaient, en outre, qu’une mesure provisoire ne peut pas être d’une durée plus longue que la durée minimale nécessaire pour adopter un nouvel acte législatif, de sorte que le programme de relocalisation ne peut pas s’appliquer au-delà de cette durée. Cette interprétation est balayée par la Cour, qui la juge « impraticable »[5]. En pratique, il est virtuellement impossible de déterminer la durée nécessaire pour adopter un nouvel acte législatif, qui dépend de compromis et de discussions de nature politique.

iii. L’Italie et la Grèce ont été confrontées à un afflux soudain de demandeurs d’asile durant l’été 2015

Il ressort des statistiques reprises par les considérants de la décision 2015/1601 que le nombre de demandeurs d’asile pénétrant sur les territoires grecs et italiens a fortement augmenté sur un court laps de temps, en juillet et en août 2015 essentiellement.

L’ampleur de cette augmentation était imprévisible, selon la Cour, quand bien même elle s’est produite dans le contexte d’une crise migratoire s’étendant sur plusieurs années. Contrairement à ce que prétendent les États requérants, la circonstance que les systèmes d’asile grecs et italiens souffraient de défaillances structurelles n’est pas pertinente, dans la mesure où, selon la Cour, l’afflux était tel qu’il aurait mis à mal tout système d’asile, quel que soit son niveau de performance générale.

2. La procédure d’adoption consacrée par le Traité a été respectée

A la différence du précédent programme de relocalisation, relatif à 40 000 demandeurs d’asile et adopté au consensus suivant les recommandations du Conseil européen des 25 et 26 juin 2015, la décision 2015/1601 a été adoptée par le Conseil à la majorité qualifiée, sans qu’un accord de principe du Conseil européen ne soit sollicité. Les États requérants y voient une violation du Traité.

En outre, dans le courant des négociations qui ont conduit à l’adoption de la décision 2015/1601, la proposition initiale de la Commission a été modifiée aux fins, essentiellement, de tenir compte du refus de la Hongrie de figurer parmi les États membres bénéficiaires du programme de relocalisation. La Hongrie a alors été désignée parmi les États contributeurs, devant accueillir des demandeurs d’asile se trouvant en Grèce et en Italie. Les États requérants estimaient que le Parlement devait être consulté au sujet de cette modification, que le Conseil devait statuer à l’unanimité sur celle-ci, que les parlements nationaux devaient être consultés et que la proposition modifiée devait être traduite dans toutes les langues de l’Union.

La Cour rejette l’argumentation des États requérants. Elle considère que l’adoption de mesures provisoires telles que prévues par l’article 78, §3, du Traité n’est pas soumise à un accord préalable du Conseil européen (i) et que la Commission européenne a valablement modifié sa proposition dans le cours des négociations avec le Conseil (ii).

i. L’accord préalable du Conseil européen n’était pas requis

La Cour constate que le texte de l’article 78, §3, du Traité ne soumet pas le pouvoir d’initiative de la Commission à un accord de principe du Conseil européen. Si le Conseil européen des 25 et 26 juin 2015 avait effectivement annoncé l’adoption d’un mécanisme de relocalisation par consensus, il ne s’agit là que d’une orientation de nature politique, ne pouvant modifier les règles institutionnelles, et qui a par ailleurs été suivie au travers de l’adoption d’un premier mécanisme de relocalisation, concernant 40 000 demandeurs d’asile.

ii. La modification de la proposition initiale de la Commission a été réalisée conformément au droit de l’Union

La Cour juge que les formalités ont bien été respectées en ce qui concerne la modification de la proposition initiale de la Commission, suite au refus de la Hongrie de figurer parmi les Etats membres bénéficiaires.

La Cour admet que cette modification était substantielle, de sorte que le Parlement devait être à nouveau consulté. Cela a toutefois été le cas, puisque le Parlement était informé en permanence du processus de décision au travers de contacts informels, ainsi que cela ressort notamment d’une résolution adoptée par le Parlement après que la Présidence du Conseil l’eut averti, en séance plénière, de la position de la Hongrie.

En outre, la Cour estime que ce n’est pas le Conseil, mais la Commission, qui a modifié sa proposition initiale, de sorte que le Conseil n’était pas tenu d’agir à l’unanimité. Il est vrai que la Commission n’a pas, formellement, modifié sa proposition par écrit. Elle a, toutefois, approuvé les modifications à son texte telles qu’elles ont été apportées lors des différentes réunions du Conseil, auxquelles elle était représentée. Cela suffit pour considérer que c’est la Commission, et non le Conseil, qui a modifié la proposition initiale. Selon la Cour, « les propositions modifiées qu’adopte la Commission ne doivent pas nécessairement prendre une forme écrite dès lors qu’elles font partie du processus d’adoption d’actes de l’Union qui se caractérise par une certaine souplesse, nécessaire pour atteindre une convergence de vues entre les institutions »[6]

Par ailleurs, dans la mesure où la décision adoptée ne constitue pas un acte législatif, les parlements nationaux ne devaient pas être consultés. Enfin, l’exigence de traduction dans toutes les langues de l’Union, qui ressort du règlement intérieur du Conseil, ne concerne que la proposition initiale de la Commission et non ses modifications ultérieures, pour lesquelles la traduction ne se réalise que si un Etat membre en fait la demande, ce qui n’a pas été le cas en l’espèce.

3. Le principe de proportionnalité et la Convention de Genève ont été respectés

La Cour rejette les arguments des Etats requérants, qui reprochaient au mécanisme de relocalisation de violer le principe de proportionnalité (i), de même que la sécurité juridique et la Convention de Genève relative au statut de réfugié (ii).

i. Le mécanisme de relocalisation n’est pas contraire au principe de proportionnalité

La Cour rappelle que les institutions de l’Union bénéficient d’une large marge d’appréciation, en particulier dans les matières nécessitant des choix politiques et des appréciations complexes. Seules les mesures manifestement disproportionnées sont susceptibles de justifier la censure judiciaire. En l’espèce, la Cour conclut que le mécanisme de relocalisation n’est pas manifestement disproportionné, pour quatre motifs principaux.

Premièrement, le mécanisme de relocalisation est en mesure d’atteindre l’objectif d’apporter une assistance aux systèmes d’asile grecs et italiens en ce qu’il s’additionne à un ensemble de mesures financières et opérationnelles. La circonstance que peu de relocalisations ont effectivement été réalisées ne contredit pas cette conclusion, puisque « la validité d’un acte de l’Union ne saurait dépendre d’appréciations rétrospectives concernant son degré d’efficacité »[7]

Deuxièmement, le Conseil a pu considérer qu’il était nécessaire d’adopter un mécanisme de relocalisation contraignant, en raison de la situation d’urgence face à laquelle une décision par consensus s’était avérée impossible.

Troisièmement, les Etats requérants n’avancent aucun élément précis permettant de remettre en cause les données statistiques utilisées par le Conseil pour considérer que le nombre de 120 000 demandeurs d’asile concernés par le programme de relocalisation serait disproportionné.

Quatrièmement, la Hongrie n’est pas fondée à se plaindre qu’elle se trouve disproportionnellement affectée par le mécanisme de relocalisation, au motif qu’elle faisait elle-même face à un afflux important de demandeurs d’asile lorsqu’il a été adopté. D’une part, cet afflux a diminué en Hongrie en septembre 2015, lors de l’adoption de la décision 2015/1601. D’autre part, le mécanisme de relocalisation est relativement souple. Il consacre diverses modalités permettant de l’adapter en fonction de la situation particulière de chaque Etat membre. Il est possible d’en solliciter la suspension, ce qui a par exemple été demandé et obtenu par l’Autriche et par la Suède en raison de l’afflux soudain auxquels étaient confrontés ces Etats membres, qui comptent parmi ceux au taux de demandeurs d’asile par habitant le plus élevé de l’Union. Le mécanisme de relocalisation peut, également, être modifié en cas de réorientation des flux migratoires. Pour le surplus, la Cour note que la clé de répartition adoptée par le Conseil se veut équitable, en tenant compte du poids économique et de la pression migratoire subie par chaque Etat membre.

ii. Le mécanisme de relocalisation n’est pas contraire à la sécurité juridique et à la Convention de Genève

La Cour réfute toute qualification du programme de relocalisation comme un « système arbitraire qui se serait substitué au règlement Dublin III »[8]. Au contraire, selon la Cour, le programme de relocalisation repose sur la même logique que celle du règlement Dublin, en identifiant l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile à l’aide de critères objectifs. Il n’est pas tenu compte des préférences des demandeurs d’asile.

De même, la Convention de Genève est respectée, puisque contrairement à ce que prétendent les États requérants elle ne consacre pas de droit à rester dans l’Etat de dépôt d’une demande d’asile tant que celle-ci est pendante.

B. Éclairage

Par l’arrêt République Slovaque et Hongrie c. Conseil, la Cour de justice de l’Union européenne était amenée à se prononcer sur la conformité, avec le droit de l’Union, de la décision 2015/1601 prévoyant la relocalisation, sur deux ans, de 120 000 demandeurs d’asile hors de Grèce et d’Italie vers les autres États membres. Cette décision fait suite et complémente une première décision, qui prévoyait la relocalisation de 40 000 demandeurs d’asile. Au total, 160 000 demandeurs d’asile devront donc être relocalisés.

Il s’agit là d’une question hautement sensible sur le plan politique. Les programmes de relocalisation sont loin de faire l’unanimité au sein des États membres. Certains, dont les États requérants, y sont vivement opposés au nom du respect de leur identité nationale[9]. D’autres, moins vocaux dans leur opposition, n’en rechignent pas moins à les mettre en œuvre. Seuls 22 000 demandeurs d’asile sur les 160 000 annoncés ont été relocalisés à ce jour[10].

La tâche dévolue à la Cour n’était donc pas aisée, d’autant plus que c’est la première fois qu’elle est amenée à interpréter l’article 78, §3 T.F.U.E., qui autorise l’adoption, par exception, de mesures provisoires en matière d’asile en cas de situation d’urgence caractérisée par un afflux soudain de ressortissants de pays tiers. Le présent éclairage apporte quelques éléments de contexte, en revenant sur les évènements marquants qui ont conduit à l’adoption de la décision 2015/1601 (1), avant de souligner les enseignements essentiels de l’arrêt adopté par la Cour (2).

1. Quelques éléments de contexte. De la « crise de l’asile » à la relocalisation

La décision 2015/1601 a été adoptée en septembre 2015, suite à la « crise de l’asile » de l’été 2015. A cette époque, l’augmentation importante des demandeurs d’asile a amplifié les difficultés rencontrées par les systèmes d’asile des Etats membres situés aux frontières extérieures de l’Union européenne, en particulier la Hongrie, l’Italie et la Grèce.

En 2015, 1 250 000 ressortissants de pays tiers ont introduit une demande d’asile en Europe pour la première fois. Ils étaient moitié moins en 2014[11]. L’année 2015 a donc indéniablement été marquée par une augmentation significative des demandes d’asile. Cela a eu pour conséquence de fragiliser davantage encore le système européen commun d’asile, qui souffrait déjà de dysfonctionnements.

En 2011, la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour de justice avaient été amenées à constater que le système d’asile grec était systématiquement défaillant[12]. En 2014, la Cour européenne des droits de l’homme a également eu l’occasion de constater l’existence de sérieuses défaillances au sein du système d’asile italien, en ce qui concerne la prise en charge des demandeurs d’asile les plus vulnérables, comme les familles avec enfants mineurs[13]. En ce sens, divers auteurs arguent que la « crise de l’asile » de l’été 2015 n’est pas tant due au nombre de demandeurs d’asile, qui serait en soi ingérable, qu’aux dysfonctionnements du système européen commun d’asile[14].

Les causes de ces dysfonctionnements sont complexes et multiples. Le règlement Dublin est, toutefois, souvent désigné comme un facteur contributif de l’affaiblissement des systèmes d’asile des États membres situés aux frontières extérieures de l’Union européenne, en ce qu’il a essentiellement pour effet d’assigner la responsabilité d’examiner une demande d’asile aux États membres de première entrée sur le territoire de l’Union[15]. Le système européen commun d’asile tend donc, en pratique, à faire porter la charge d’examiner les demandes d’asile sur les États membres situés à la frontière Sud et, plus récemment, Est, de l’Union.

Face à cette « crise », qui est donc une crise du système européen commun d’asile plus qu’une crise de l’asile, le consensus entre les États membres a manqué pour mettre en œuvre la directive protection temporaire[16]. Cette directive a été adoptée suite à la précédente arrivée importante, concentrée sur un laps de temps relativement court, de demandeurs d’asile qu’a connu l’Union européenne dans les années 1990, suite au conflit en ex-Yougoslavie. Elle prévoit qu’en cas « d’afflux massif » de demandeurs d’asile, ces derniers se voient immédiatement octroyer une protection temporaire. Elle annonce, également, leur répartition équitable entre les États membres de l’Union européenne.

La directive protection temporaire ne peut, toutefois, être activée que moyennant une décision du Conseil en ce sens, adoptée à la majorité qualifiée sur proposition de la Commission. C’est au Conseil qu’il revient de constater l’existence d’un « afflux massif » de nature à justifier le déclenchement de la protection temporaire. Le consensus politique a manqué, sans doute notamment parce que si la directive annonce une répartition équitable des demandeurs d’asile, elle n’en précise pas les modalités mais compte sur la bonne volonté des États membres pour indiquer quelles sont leurs capacités d’accueil respectives.

Les dysfonctionnements du système européen commun d’asile ont donc perduré, jusqu’à menacer la stabilité de l’espace Schengen. Certains États membres, comme la Croatie, ont décidé d’appliquer une tolérance de fait en autorisant les demandeurs d’asile à traverser leur frontière extérieure[17]. D’autres, comme la Hongrie et l’Italie, ont vu leur système d’asile se détériorer à un point tel qu’il a généré des incertitudes quant à la possibilité, pour les autres États membres, d’y renvoyer des demandeurs d’asile en application du règlement Dublin, tant en raison de la jurisprudence des deux Cours européennes qu’au défaut d’enregistrement des empreintes digitales, essentiel pour ensuite identifier l’Etat de première entrée sur le territoire de l’Union. En réaction, divers États membres, comme l’Autriche, ont réintroduit des contrôles à leurs frontières intérieures, afin d’empêcher les demandeurs d’asile de se rendre sur leur territoire, ou ont menacé de le faire[18].

Réunis à l’occasion d’un Conseil européen en juin 2015, les chefs des États membres ont réagi en annonçant notamment l’adoption d’un mécanisme de relocalisation. Les discussions au sein du Conseil, difficiles, ont permis l’adoption d’un premier programme de relocalisation, concernant 40 000 demandeurs d’asile. Cela n’a pas suffi. L’Allemagne, sans doute notamment parce qu’elle aurait eu beaucoup à perdre en cas d’un démantèlement de l’espace Schengen qui lui est précieux pour exporter sa production excédentaire[19], a unilatéralement décidé d’accueillir 800 000 demandeurs d’asile. Le Conseil a, quant à lui, adopté un nouveau mécanisme de relocalisation, relatif à 120 000 demandeurs d’asile.

C’est ce second mécanisme de relocalisation qui fait l’objet de l’arrêt commenté. Comme le premier mécanisme de relocalisation, il repose sur une clé de répartition, qui tient compte des capacités d’accueil de chaque Etat membre. Il s’adresse aux demandeurs d’asile qui ont « manifestement besoin d’une protection internationale », ce qui se détermine en pratique essentiellement en fonction du taux de reconnaissance par nationalité[20]. La priorité est accordée aux demandeurs les plus vulnérables[21]. L’Etat membre responsable est identifié compte tenu des qualifications et des caractéristiques propres au demandeur d’asile, de nature à faciliter son intégration dans cet Etat membre, comme ses liens familiaux ou ses connaissances linguistiques.

Le mécanisme de relocalisation s’inscrit dans le cadre d’une série de mesures de soutien à l’Italie et à la Grèce, notamment le déploiement de fonctionnaires d’autres Etats membres coordonnés par le Bureau européen d’appui en matière d’asile et de Frontex, la création de centres d’accueil et d’enregistrement des demandes d’asile, les « hotspots », ou encore des transferts de fonds[22]

Il s’agit d’une mesure ad hoc. Des discussions sont, toutefois, en cours au sujet d’une nouvelle refonte du règlement Dublin III, qui prévoit notamment l’adoption d’un « mécanisme d’attribution correcteur » qui serait activé dès qu’un Etat membre est confronté à un nombre disproportionné de demandes d’asile[23]. L’activation de ce mécanisme correcteur se réaliserait automatiquement, dès que l’introduction des demandes d’asile dépasse un seuil prédéterminé. Ce seuil correspondrait à 150% de la capacité d’accueil de l’Etat membre, laquelle est elle-même fixée par une clé de référence tenant compte à la fois de la population de chaque Etat membre et de son P.I.B.[24].

2. Les enseignements essentiels. La sauvegarde de la marge d’appréciation des institutions de l’Union et le principe de solidarité

Par l’arrêt commenté, la Cour se prononce pour la première fois sur les critères de mise en œuvre de l’article 78, §3, du Traité. Elle le fait en veillant à préserver son effet utile. La Cour veille, en particulier, à sauvegarder la souplesse du processus institutionnel et la marge d’appréciation du Conseil, compte tenu de l’urgence caractérisant les mesures adoptées en application de cette disposition, de leur caractère provisoire et plus généralement de la nature politique des appréciations à réaliser.

Tout d’abord, la Cour insiste sur le caractère marginal de son contrôle. Cela se traduit notamment par une interprétation large des critères de mise en œuvre de l’article 78, §3, du Traité. Selon la Cour, « la notion de ‘mesures provisoires’, au sens de l’article 78, paragraphe 3, TFUE, doit revêtir une portée suffisamment large afin de permettre aux institutions de l’Union de prendre toutes les mesures provisoires nécessaires pour répondre de manière effective et rapide à une situation d’urgence caractérisée par un afflux soudain de ressortissants de pays tiers »[25]. De même, la Cour interprète restrictivement les hypothèses dans lesquelles il est nécessaire de recourir à la procédure législative, estimant que cela n’est le cas que lorsque le Traité le prévoit expressément. Ce point, qui fait jurisprudence, est susceptible d’impacter d’autres domaines du droit de l’Union.

Cela se traduit également en ce qui concerne le contrôle de la proportionnalité du programme de relocalisation[26]. La Cour rappelle, à pas moins de deux reprises, sa jurisprudence selon laquelle « il doit être reconnu aux institutions de l’Union un large pouvoir d’appréciation lorsqu’elles adoptent des mesures dans des domaines qui impliquent de leur part des choix notamment de nature politique et des appréciations complexes »[27].

Ensuite, la Cour valide le pragmatisme avec lequel les institutions européennes ont coopéré pour aboutir à l’adoption du programme de relocalisation. Elle considère que le Parlement a été adéquatement consulté, au travers de contacts informels réguliers. Elle juge, aussi, que la Commission a pu valablement modifier sa proposition initiale en acquiesçant, durant les réunions avec le Conseil, aux modifications suggérées par ce dernier. La Cour souligne qu’il s’agit là « d’une approche équilibrée et flexible favorisant l’efficacité et la célérité des travaux du Conseil qui sont d’une importance singulière dans le contexte particulier d’urgence caractérisant la procédure d’adoption des mesures provisoires prises sur le fondement de l’article 78, paragraphe 3, TFUE »[28].

Enfin, la Cour se réfère à diverses reprises au « principe de solidarité et de partage équitable de responsabilités entre les États membres » tel que consacré en matière d’asile par l’article 80 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, auquel la décision contestée renvoie dans ses considérants. Elle y voit une justification supplémentaire de la légalité du mécanisme de relocalisation adopté par le Conseil. Selon la Cour, « il ne saurait être reproché au Conseil d’avoir commis une erreur manifeste d’appréciation lorsqu’il a estimé devoir prendre, au vu de l’urgence spécifique de la situation, sur le fondement de l’article 78, paragraphe 3, TFUE, lu à la lumière de l’article 80 TFUE et du principe de solidarité entre États membres qui y est consacré, des mesures provisoires consistant à imposer un mécanisme de relocalisation contraignant »[29].

L’essentiel du raisonnement de la Cour se veut donc technique, plus que de principe. La Cour prend le soin, comme elle l’a fait dans d’autres domaines, d’assurer une large marge d’appréciation aux institutions européennes lorsqu’elles agissent dans un contexte de crise[30]. Certains commentateurs le lui ont toutefois reproché. Ils estiment que plutôt que de se retrancher derrière la marginalité de son contrôle, la Cour aurait dû prononcer une condamnation cinglante au nom du respect des valeurs de l’Union européenne, dont la solidarité[31].

Dans ses conclusions, l’avocat général Yves Bot avait en partie suggéré cette voie, en proposant non seulement une réponse systématique aux arguments soulevés par les États requérants, mais également un rappel fort des valeurs de l’Union, dont la solidarité. Soulignant que « derrière ce qu’il est convenu d’appeler la ‘crise migratoire de l’année 2015’, se cache une autre crise, à savoir celle du projet d’intégration européenne qui repose dans une large mesure sur une exigence de solidarité entre les États qui ont décidé d’être parties prenantes à ce projet »[32], il estimait qu’« il convient (…) d’emblée de mettre l’accent sur l’importance de la solidarité en tant que valeur fondatrice et existentielle de l’Union »[33].

L’avocat général insistait : « la solidarité figure parmi les valeurs cardinales de l’Union et se trouve même être aux fondements de celle-ci »[34]. Il ne manquait pas, en outre, de critiquer les autres États membres, qui trainent à mettre en œuvre le mécanisme de relocalisation, notant qu’« il ne fait pas de doute à (…) (ses) yeux que, saisie d’un recours en manquement à ce sujet, la Cour serait fondée à rappeler aux États membres défaillants leurs obligations, et ce de manière ferme »[35].

Face à un terrain politiquement miné, la Cour a préféré ne pas accorder une place prépondérante aux valeurs de l’Union dans son raisonnement, pour souligner le caractère marginal de son contrôle et la marge d’appréciation du Conseil. Que l’on ne s’y trompe pas, toutefois, le désaveu juridique de la position politique des États membres du groupe de Visegrad est bien réel. Ce désaveu transparaît non seulement du rappel, certes discret, du principe de solidarité tel que consacré par l’article 80 du Traité, mais également du rejet de l’argumentation de la Pologne. Cette dernière était intervenue pour souligner le caractère, selon elle, disproportionné du mécanisme de relocalisation, en ce qu’il ne tient pas compte de ce qu’elle est un Etat « presque ethniquement homogène »[36]. L’argument est, pour le moins, nauséabond. Cette intervention étant irrecevable, la Cour n’était pas tenue d’y apporter une réponse. Elle tient, toutefois, à souligner que « des considérations liées à l’origine ethnique des demandeurs de protection internationale ne peuvent pas être prises en compte en ce qu’elles seraient, de toute évidence, contraires au droit de l’Union »[37].

3. Conclusion. Du respect de l’identité nationale sans compromission du principe de solidarité

Dans la matière particulièrement sensible de l’asile, où les arbitrages politiques sont délicats et parfois nécessités par l’urgence, la Cour veille à ce que les normes institutionnelles ne deviennent pas un obstacle supplémentaire, qui entrave le processus décisionnel. Elle souligne, également, le large pouvoir d’appréciation dont disposent les institutions européennes, dont le Conseil, dont l’action n’est soumise qu’à un contrôle marginal, a fortiori lorsqu’il s’agit d’adopter des mesures provisoires face à une situation de crise.

Derrière les questions techniques soulevées par les États requérants se cachait toutefois une question plus fondamentale, à savoir celle de déterminer si l’identité nationale, telle que définie par un Etat membre, peut être invoquée à l’encontre des valeurs de l’Union, dont la solidarité. La Cour n’adresse pas frontalement cette problématique. Elle ne prononce pas un arrêt de principe, qui hiérarchiserait l’identité nationale et les valeurs européennes, en soumettant la seconde aux premières.

Pour autant, la Cour ne renonce en rien aux valeurs européennes. Au contraire, elle rappelle à diverses reprises que dans le cadre de la large marge d’appréciation dont il dispose, le Conseil n’a fait que mettre en œuvre l’obligation de solidarité, telle qu’elle est explicitement consacrée par le Traité en matière d’asile. Elle indique, également, que l’identité nationale ne peut pas se concevoir en termes d’homogénéité ethnique, sous peine d’aller à l’encontre des fondamentaux du projet européen.

En réalité, ce que la Cour semble éviter soigneusement, c’est de placer en opposition l’identité nationale et les valeurs européennes. Il nous semble donc que l’arrêt commenté fera date, non seulement en ce qu’il préserve la capacité des institutions européennes à réagir efficacement en cas de crise, mais également en ce qu’il révèle une sensibilité, sans compromission, aux revendications d’identité nationale, qui ont leur place dans le projet européen tant qu’elles n’en compromettent pas les valeurs.

L.L.

C. Pour en savoir plus

Consulter l’arrêt :

C.J.U.E., 6 septembre 2017, République Slovaque et Hongrie c. Conseil, aff. jointes C-643/15 et C-647/15

En doctrine :

- LABAYLE H., « La solidarité n’est pas une valeur : la validation de la relocalisation temporaire des demandeurs d’asile par la Cour de justice », EU Immigration and Asylum Law and Policy Blog, 7 septembre 2017 ;

- NAGY-NADASDI A., « Hungarian Constitutional Identity and the ECJ Decision on Refugee Quota », Verfassungsblog, 8 september 2017 ;

- OVADEK M., « The EU as the Appropriate Locus of Power for Tackling Crises: Interpretation of Article 78(3) TFEU in the case Slovakia and Hungary v Council », Verfassungsblog, 7 september 2017 ;

- PEERS S., « A Pyrrhic victory? The ECJ upholds the EU law on relocation of asylum-seekers », EU Law Analysis, 8 september 2017

Pour citer cette note : L. LEBOEUF, « Relocalisation des demandeurs d’asile. La Cour de justice confrontée à l’identité nationale », Cahiers de l’EDEM, septembre 2017.


[2] Décision 2015/1523 du Conseil du 14 septembre 2015 instituant des mesures provisoires en matière de protection internationale au profit de l'Italie et de la Grèce, J.O., n° L 239, 15 septembre 2015, p. 145.

[3] C.J.U.E., 6 septembre 2017, République Slovaque et Hongrie c. Conseil, aff. jointes C-643/15 et C-647/15, § 62 (notre emphase).

[4] Ibidem, § 75.

[5] Ibidem, § 101.

[6] Ibidem, § 179.

[7] Ibidem, § 221.

[8] Ibidem, § 332.

[9] Sur cet argument hongrois, sa résonance en droit constitutionnel hongrois et une critique au nom de la tradition hongroise de l’hospitalité, voy. A. NAGY-NADASDI, « Hungarian Constitutional Identity and the ECJ Decision on Refugee Quota », Verfassungsblog, 8 september 2017.

[11] Eurostat. Il y avait environ 630 000 primo demandeurs d’asile en 2014 et 430 000 en 2013. En 2016, ils étaient environ 1 200 000 primo demandeurs d’asile au sein de l’Union européenne. Les taux de reconnaissance du statut de réfugié et d’octroi de la protection subsidiaire ont, en outre, sensiblement augmenté. En 2016, ils étaient de 61% au stade de la première instance et de 17% au stade de l’appel (Eurostat, « Décisions sur les demandes d’asile dans l’UE », communiqué de presse, 26 avril 2017). En 2015, ils étaient de 52% au stade de la première instance et de 14% au stade de l’appel (Eurostat, « Décisions sur les demandes d’asile dans l’UE », communiqué de presse, 20 avril 2016). Voy. aussi la carte interactive du Migration Policy Institute et le rapport annuel d’EASO.

[12] Cour eur. D.H., 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, req. n° 30969/09 ; C.J.U.E., 21 décembre 2011, N.S. et M.E., aff. jointes C-411/10 et C-493/10, Rec., 2011, p. I-13905.

[13] Cour eur. D.H., 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, req. n° 29217/12.

[14] En ce sens, voy. notamment C. BAULOZ, « Le règlement Dublin à l’épreuve du principe de non-refoulement : chronique d’une crise annoncée », Swiss Review of International and European Law, 2017, p. 139 ; M. DEN HEIJER, J. RIJPMA et T. SPIJKERBOER, « Coercion, Prohibition, and Great Expectations. The continuing failure of the Common European Asylum System », C.M.L.R., 2016, p. 607.

[15] Ainsi, en 2016, l’Italie est l’Etat membre qui a reçu, de loin, le plus de demande de (re)prendre en charge un demandeur d’asile en application du règlement Dublin, voy. Eurostat.

[17] Voy. C.J.U.E., 26 juillet 2017, A.S., aff. C-490/16, EU:C:2017:585 ; C.J.U.E., 26 juillet 2017, Jafari, aff. C-646/16, EU:C:2017:586.

[20] Considérant 7 de la décision 2015/1601. En pratique, le mécanisme de relocalisation bénéficie essentiellement aux Syriens, aux Irakiens et aux Erythréens.

[21] Considérant 33 de la décision 2015/1601.

[22] Art. 7 de la décision 2015/1601.

[23] COM (2016) 270 final, Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride (refonte), 4 mai 2016. Cette proposition remplace une autre proposition, réalisée en septembre 2015 (COM, 2015, 450 final), afin de tenir compte des observations des États membres notamment. Sur la précédente proposition, qui prévoyait déjà l’introduction d’une clé de répartition, mais soumettait son activation à une décision de la Commission. Sur cette précédente proposition, voy. P. DE BRUYCKER et L. TSOURDI, « Relocalisation: une réponse adéquate face à la crise de l’asile ? Note d’analyse », Newsletter EDEM, septembre 2015. Sur cette réforme, au-delà du mécanisme correcteur, voy. C. HRUSCHKA, « Dublin est mort, vive Dublin ! La proposition de réforme du 4 mai 2016 de la Commission européenne », EU Immigration Law Blog, 24 mai 2016.

[24] Art. 33 et 35 de la proposition COM (2016) 270 final.

[25] C.J.U.E., République Slovaque et Hongrie c. Conseil, op. cit., § 77.

[26] Ibidem, § 207.

[27] Ibidem, §§ 124 et 207.

[28] Ibidem, § 203.

[29] Ibidem, § 253. Voy. aussi les §§ 293, 304 et 329.

[33] Ibidem, § 18.

[34] Ibidem, § 17.

[35] Ibidem, § 242.

[36] C.J.U.E., République Slovaque et Hongrie c. Conseil, op. cit., § 302.

Publié le 03 octobre 2017