C.J.U.E. (GC), 14 novembre 2017, Lounes, aff. C-165/16, ECLI:EU:C:2017:86217

Louvain-La-Neuve

Éloge de la mobilité : là où le binational devient citoyen

La Cour de justice juge que le citoyen d’un Etat membre qui acquière la nationalité d’un autre Etat membre où il réside ne peut plus invoquer la directive 2004/38. Par contre, l’article 21 du TFUE lui permet, en sa qualité de citoyen, de faire bénéficier les membres de sa famille d’un droit de séjour dérivé. A défaut, il serait porté atteinte à l’exercice par ce citoyen de la liberté de circulation et d’établissement dans un Etat tiers.

Citoyen européen – binational de deux Etats membres – regroupement familial – regroupé ressortissant de pays tiers – non-application de la directive 2004/86 – application de l’article 21, §1er, TFUE – effet utile du droit du citoyen – droit dérivé en faveur des membres de sa famille.

A. Arrêt

La Grande Chambre de la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après la CJUE) répond à une question préjudicielle posée par la High Court of Justice d’Angleterre et du Pays de Galles.

Cette question porte sur l’interprétation de la directive dite Directive citoyen n°2004/38/CE du Parlement Européen et du Conseil du 29 avril 2004.

La High Court of Justice pose la question suivante à la Cour de justice :

« Lorsqu’une ressortissante espagnole et citoyenne de l’Union :

  • Se rend au Royaume-Uni dans l’exercice de son droit à la libre-circulation au titre de la Directive 2004/38 ; et,
  • Réside au Royaume-Uni dans l’exercice du droit que lui confère l’article 7 ou l’article 16 de la Directive 2004/38 ; et,
  • Acquiert ensuite la citoyenneté britannique, qu’elle possède en plus de sa nationalité espagnole en tant que titulaire de la double nationalité ; et,
  • Plusieurs années après avoir acquis la citoyenneté britannique, épouse un ressortissant d’un pays tiers avec lequel elle réside au Royaume-Uni ;

Elle et son époux sont-ils bénéficiaires de la directive 2004/38 au sens de l’article 3, §1, en sachant qu’elle réside au Royaume-Uni et possède à la fois la nationalité espagnole et la citoyenneté britannique ? »

Le simple exposé de la question préjudicielle résume correctement les faits. La requérante, citoyenne espagnole, a séjourné au Royaume-Uni avec un titre séjour d’étudiante de 1996 à 2004. Elle y demeure avec le statut de travailleuse à partir du mois de septembre 2004. En août 2009, elle acquiert la citoyenneté britannique tout en conservant la nationalité espagnole. En 2013, elle entame une relation avec Monsieur LOUNES, ressortissant algérien en séjour illégal. Celui-ci sollicite un titre de séjour comme membre de la famille d’un citoyen de l’espace économique européen. Les autorités administratives britanniques rejettent cette demande au motif que son épouse n’est plus considérée comme une ressortissante de l’espace économique européen puisqu’elle est citoyenne britannique.

Dans ses conclusions du 30 mai 2017, l’Avocat général Yves Bot débute son analyse en indiquant que la situation dont la Cour est saisie ne peut être assimilée à une situation purement interne puisque « c’est en raison de l’exercice même de ses droits de libre-circulation et de séjour que Madame Garcia Ormazabal a pu bénéficier d’un droit de séjour permanent au Royaume-Uni ». C’est sur le fondement de ce titre que Madame Ormazabal a pu ensuite solliciter et obtenir la nationalité britannique (pts 35 et 37). Elle a ainsi exercé des droits fondés sur le droit dérivé de l’Union et a aussi conservé la nationalité d’un autre pays de l’Union (pt 38). L’acquisition de la nationalité britannique est la cause de la perte des droits conférés par la directive 2004/38. Suivant les enseignements de l’arrêt Rottmann (pts 39 et 40), il juge que cela justifie un contrôle juridictionnel au regard du droit de l’Union.

Il admet que la directive 2004/38 ne puisse plus s’appliquer. Son champ d’application matériel est notamment défini par l’article 3 qui désigne le bénéficiaire comme étant

« tout citoyen de l’Union qui se rend ou séjourne dans un Etat membre autre que celui dont il a la nationalité, [ainsi que les] membres de sa famille […] qui l’accompagnent ou le rejoignent ».

La jurisprudence a déjà confirmé cette lecture littérale de l’article 3. L’arrêt O. et B. souligne que la directive 2004/38 ne permet pas à un ressortissant d’un Etat tiers, membre de la famille d’un citoyen de l’Union, de se prévaloir sur le fondement de celle-ci d’un droit de séjour dérivé dans l’Etat membre dont ce citoyen possède la nationalité.

Etendre le champ d’application personnelle de la directive à un citoyen qui a acquis la nationalité de l’Etat membre de l’accueil contredirait les termes mêmes de l’article 3 de la directive et la jurisprudence de la Cour.

Toutefois, cela ne prive pas le membre de la famille du citoyen de l’Union binational, résident dans un des pays dont il a la nationalité, de la possibilité d’obtenir un droit de séjour dérivé sur le fondement des dispositions du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. L’Avocat général se dirige alors vers l’article 21, §1er du Traité dont il souligne l’application « extrêmement dynamique » (pt 69). Citant à nouveau l’arrêt O. et B. (pt 71), il invite la Cour à appliquer non directement mais par analogique les dispositions de la directive 2004/38 pour garantir l’effet utile de l’article 21, §1er. L’objectif est d’éviter toute entrave qui inhiberait le droit fondamental à la libre-circulation (O. et B., pt 72), par « une forme d’entrave à la sortie de l’Etat membre d’origine » (pt 77). Pour revenir à l’affaire qui l’occupe, l’Avocat général souligne que Madame Ormazabal a manifesté la volonté de vivre au Royaume-Uni en y tissant des liens solides et en s’y intégrant (pt 83). Elle a « poussé à bout » la logique de son intégration (pt 85). « La priver désormais des droits dont elle a jusqu’à présent bénéficié à l’égard du séjour des membres de sa famille car elle a recherché, par la voie de la naturalisation, une intégration plus poussée dans l’Etat membre d’accueil anéantirait l’effet utile des droits qu’elle tire de l’article 21, §1, TFUE » (pt 86).

La Cour de justice suit l’avis de l’Avocat général et rend un arrêt conforme.

Comme l’Avocat général, la Cour revient sur l’interprétation « littérale, systématique et téléologique » des dispositions de la directive 2004/38 qui ne permet pas de fonder un droit de séjour dérivé en faveur des ressortissants d’un Etat tiers membre de la famille d’un citoyen de l’Union, dans l’Etat dont celui-ci possède la nationalité (pt 33). Dès lors que le citoyen européen jouit d’un droit inconditionnel à rentrer dans son propre Etat membre, la directive n’a pas à garantir sa circulation « dans ce sens ».

Par contre, l’article 21, §1er du Traité permet de justifier l’octroi d’un droit de séjour dérivé aux faveurs d’un ressortissant d’un pays tiers membre de la famille d’un citoyen de l’Union s’il est

« nécessaire pour assurer l’exercice effectif par ce citoyen de sa liberté de circulation. La finalité et la justification d’un tel droit se fonde donc sur la constatation selon laquelle le refus de sa reconnaissance serait de nature à porter atteinte, notamment, à cette liberté ainsi qu’à l’exercice et à l’effet utile des droits que le citoyen de l’Union concerné tire de l’article 21, §1er, TFUE » (pt 48).

La requérante est ressortissante de deux Etats membres et doit pouvoir se prévaloir des droits attachés à sa qualité de citoyenne, y compris à l’égard d’un des deux Etats de sa nationalité. Les droits reconnus au citoyen incluent notamment celui de mener une vie familiale normale. A défaut, ce citoyen serait traité de la même manière qu’un citoyen d’un Etat membre sédentaire. Or, il ne peut être nié que la requérante possède une autre nationalité. De surcroît, octroyer des droits dérivés aux membres de la famille favorise l’intégration progressive du citoyen de l’Union (pt 56). C’est donc bien l’effet utile de la libre-circulation qui est invoqué par la Cour pour soutenir le fait que l’époux de Madame Ormazabal doit pouvoir bénéficier au regroupement familial dans des conditions qui ne peuvent être plus strictes que celles de la directive 2004/38.

B. Éclairage

Cet arrêt conforte la jurisprudence de la Cour de Luxembourg sur deux plans.

D’une part, elle confirme l’exclusion des situations purement internes, même si, comme en l’espèce, elles le sont devenues par l’acquisition de la nationalité du pays de résidence. Le national n’a pas besoin du droit européen pour garantir son droit d’entrée et de séjour dans l’Etat de sa nationalité.

D’autre part, elle corrige la distinction entre le sédentaire et le national en conférant à tous les citoyens un noyau de droits qu’elle désigne comme étant l’ « essentiel » de leurs droits.

La distinction entre ces deux catégories s’estompe. Plus elle se réduit, plus sa légitimité pose question et conduit à de l’insécurité juridique liée à la casuistique que les raisonnements proposés impose.

A) L’exclusion des situations purement internes

L’exclusion des situations purement interne est la conséquence directe de l’article 3 de la directive 2004/38.  Le national qui est sédentaire, c’est-à-dire qui réside dans son propre pays et n’a jamais circulé, n’en bénéficie pas.

La Belgique a corrigé pendant des années cette discrimination à rebours en alignant le statut des membres de la famille du Belge sur celui du ressortissant d’un autre Etat membre de l’Union résidant sur le territoire belge. Cette assimilation a été totalement supprimée par la loi du 8 juillet 2011, modifiant l’article 40ter du 15 décembre 1980 pour réapparaître ensuite par la loi du 4 mai 2016 qui intègre la différence entre le Belge sédentaire et le Belge ayant fait usage de la libre circulation, en indiquant à l’article 40ter que le second est soumis au régime fixé à l’article 40bis pour les membres de la famille des citoyens de l’Union.

B) L’ « essentiel des droits des citoyens »

Une part des sédentaires européens exclus du bénéfice de la libre circulation bénéficie d’une forme de rattrapage via le statut fondamental de citoyen européen. Il en va de même pour les membres de la famille qui jouissent de droits « dérivés » qui en sont l’accessoires.

La Cour juge que le citoyen ne peut être privé de la jouissance effective de l’essentiel des droits attachés à la citoyenneté. Sans qu’il existe une liste de ces droits, la jurisprudence y inscrit la protection face à un éloignement du territoire de l’Union pris dans son ensemble.

Dans l’affaire Ruiz Zambrano (2011), la grande chambre Cour de Luxembourg a reconnu un droit de séjour et un droit au travail pour les parents étrangers d’un enfant belge.

« L’article 20 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce qu’un État membre, d’une part, refuse à un ressortissant d’un État tiers, qui assume la charge de ses enfants en bas âge, citoyens de l’Union, le séjour dans l’État membre de résidence de ces derniers et dont ils ont la nationalité et, d’autre part, refuse audit ressortissant d’un État tiers un permis de travail, dans la mesure où de telles décisions priveraient lesdits enfants de la jouissance effective de l’essentiel des droits attachés au statut de citoyen de l’Union » (pt 40).

La grande chambre limitera ensuite cette protection à l’hypothèse dans laquelle le citoyen européen serait contraint de quitter le territoire de l’Union (Dereci, 2011, pt 66).

La Cour européenne des droits de l’homme fera le lien avec cette jurisprudence intimement liée au respect des droits fondamentaux dans l’arrêt Jeunesse (2014). Si la cour admet que le droit de l’Union européenne ne s’applique pas au regroupement familial avec un national sédentaire, elle souligne que la Cour de justice de l’Union renvoie elle-même au respect des droits fondamentaux.

« La requérante invoque l’arrêt Ruiz Zambrano de la Cour de justice de l’Union européenne […]. À cet égard, la Cour souligne que, aux termes des articles 19 et 32, § 1, de la Convention, elle n’est pas compétente pour appliquer les règles de l’Union européenne ou pour en examiner les violations alléguées, sauf si et dans la mesure où ces violations pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention. D’une manière plus générale, il appartient au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne, si nécessaire en conformité avec le droit de l’U.E., le rôle de la Cour se bornant à déterminer si les effets de leurs décisions sont compatibles avec la Convention […]. Dans l’affaire Dereci […], même si elle a conclu que le droit de l’U.E. n’imposait pas l’obligation d’admettre le ressortissant d’un pays tiers, la Cour de justice a précisé que cette conclusion ne préjugeait pas la question de savoir si le droit au respect de la vie familiale faisait obstacle au refus d’un droit de séjour, question qui devait être examinée dans le cadre des dispositions sur la protection des droits fondamentaux » (pts 110 et 111).

Cette jurisprudence construit progressivement un statut fondamental du citoyen, formé de l’essentiel de ses droits. Sauf à imaginer une jurisprudence erratique y intégrant un droit et pas un autre, une ligne claire est à trouver. La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne peut servir de base à cet exercice. Elle est toutefois atteinte de la même limite quant à son champ d’application, calqué sur les compétences de l’Union.

C) Les limites d’une approche casuistique

Le droit actuel, formé par les textes et leur interprétation jurisprudentielle, contraint le juge à une approche casuistique à défaut d’être fondée sur un principe clair. Elle l’amène à devoir distinguer entre le sédentaire et celui qui n’est plus tout à fait sédentaire parce qu’il a quitté et revient, et, au sein de cette dernière catégorie, entre celui qui quitte réellement pour s’installer ailleurs et celui qui quitte ponctuellement. Entre un départ réel et un départ ponctuel, un départ réel manqué ou un départ ponctuel qui se prolonge,  à l’heure des carrières que l’on invite à être souples, changeantes, évolutives, … les marges sont ténues. La Cour utilise des critères tels l’existence d’une circulation avec établissement d’une certaine durée (O. et B., 2014). Ils restent difficiles à mettre en œuvre et leurs frontières sont poreuses (voyez notamment la note de Steve Peers référencée ci-dessous)..

D) Les dangers de la catégorisation, même, voire surtout, à rebours 

La mise sur un piédestal du citoyen mobile au détriment du sédentaire est mal comprise par ces derniers. Si la circulation est encouragée, elle ne doit être ni un dogme, ni un facteur de discrimination. Si l’on peut saluer l’avis de l’avocat général Bot, suivi par la Cour de justice, qui présentent Madame Ormazabal comme la citoyenne accomplie qui a « poussé à bout » (pt. 85) la logique de son intégration et ce pour défendre ses droits de citoyenne, on ne comprendrait pas que cet éloge ait pour face cachée l’exclusion de la majeure partie des Européens qui ne bougent pas ou pas assez longtemps. Lorsque les droits en cause sont des droits tel celui de vivre en famille, une approche égalitaire nous semble devoir s’imposer. Considérer que le droit de l’Union reste entièrement centré sur l’encouragement de la mobilité réduit le projet européen à ce qui devait être une amorce. Le temps de la suppression des frontières physiques internes est dépassé et doit céder la place au temps de l’alignement des statuts, au-delà des frontières catégorielles artificielles. Jean-Yves Carlier soulignait que

« Le maintien de discriminations à rebours frappant les sédentaires interroge les objectifs de l’Union européenne. S’agit-il de poursuivre la construction d’un marché unique centré sur les règles de libre circulation et de concurrence ou d’avancer vers une Union politique caractérisée par une citoyenneté commune à tout citoyen, qu’il soit sédentaire (97 % de la population) ou migrant (3 %) ? » (Précis de droits des étrangers, 2016, pt. 305).

Cette réflexion est fondamentale à l’heure de la méfiance à l’égard des catégories fondées sur l’origine nationale. Certes, cette méfiance est variable. Ainsi, la Cour constitutionnelle belge a validé la discrimination à rebours frappant le Belge et les membres de sa famille en matière de regroupement familial. Les requérants dénonçaient le fait que la nouvelle loi ciblait les Belges issus de l’immigration. La Cour estime que le moyen utilisé est raisonnable par rapport à l’objectif poursuivi.

« Le législateur a pu raisonnablement tenir compte de ce qu’en raison de plusieurs modifications législatives, l’accès à la nationalité belge a été facilité au cours de ces dernières années, si bien que le nombre de Belges susceptibles d’introduire une demande de regroupement familial au profit des membres de leur famille a sensiblement augmenté. Bien qu’elle soit la conséquence d’un choix du législateur, cette circonstance permet de justifier la pertinence de la différence de traitement afin de maîtriser les flux migratoires créés par le regroupement familial » (C.C., 26 septembre 2013, n° 121/2013, B.52.2).

À l’objection selon laquelle cela ne justifiait pas que les Belges soient défavorisés par rapport aux citoyens européens qui peuvent aussi être de nouveaux citoyens, la Cour répond que le citoyen européen est également soumis à des conditions de ressources puisqu’il ne peut devenir une charge déraisonnable pour l’État d’accueil (C.C., 26 septembre 2013, n° 121/2013, B.52.2). La Cour constitutionnelle aurait-elle statué de la sorte s’il avait été porté atteinte au droit au regroupement familial auprès d’une belge de manière plus substantielle ? La Cour se rassure ici par la similarité des conditions de ressources, qui lui permet presque d’éluder la question posée. Ce faisant, elle reste silencieuse face à la différence quant à la détermination des bénéficiaires de ce droit, notamment face à l’exclusion des ascendants. Que dirait-elle face à un droit national réduisant encore davantage le droit à vivre en famille des nationaux ?

La Cour constitutionnelle avait également écarté l’argument fondé sur la discrimination en raison de l’origine nationale soulignant que la mesure touche autant le Belge de souche que le « nouveau Belge » (B.52. 1 à 3 et B.60.2).

La Cour européenne des droits de l’homme se montre plus sévère. En matière migratoire, elle a admis la légitimité de la distinction entre le citoyen européen et le ressortissant d’un Etat tiers. Dans l’affaire Moustaquim c. Belgique, le requérant dénonçait être victime d’une discrimination fondée sur la nationalité et sur la race. Son expulsion l’aurait soumis à un traitement moins favorable que celui des citoyens d’un Etat membre ayant commis un délit. La Cour a jugé « que pareil traitement préférentiel repose sur une justification objective et raisonnable, dès lors que les États membres de l’Union européenne forment un ordre juridique spécifique » (Cour eur. D.H., Moustaquim c. Belgique (1991), pt 49). Dans l’affaire C. c. Belgique, la Cour précise que l’ordre juridique spécifique de l’Union européenne a « instauré de surcroît une citoyenneté propre » (C. c. Belgique (1996), pts 37 et 38). Ces affaires ne concernaient pas une différence de traitement entre un national sédentaire et un citoyen européen mais bien entre ce dernier et un ressortissant d’un Etat tiers. La différence se fondait sur la nationalité et non sur l’origine nationale.

Quant à cette dernière, l’origine nationale, une jurisprudence en matière de droits politiques et non de migrations exprime une forte méfiance. Même lorsque la politique menée par les autorités et les règles adoptées sont en apparence neutres, la Cour invite à regarder derrière le miroir.

« Une politique ou une mesure générale qui est apparemment neutre mais a des effets exagérément préjudiciables pour des personnes ou des groupes de personnes qui, comme en l’espèce, ne peuvent être identifiés qu’à partir d’un critère ethnique, [peut] être jugée discriminatoire alors même qu’elle ne vise pas spécifiquement ce groupe » (Cour eur. D.H., Oršuš et autres c. Croatie, pt 150).

Une telle mesure n’échappera à la censure de l’article 14 CEDH que si elle est objectivement justifiée par un but légitime et que les moyens d’atteindre ce but sont appropriés, nécessaires et proportionnés. La Cour effectue un contrôle strict, liée à l’impératif de lutte contre le racisme (Oršuš, pt 149).

Plus récemment, en matière de regroupement familial, la grande chambre de la Cour a condamné une discrimination indirecte fondée sur l’origine ethnique et l’appartenance à la nationalité depuis plusieurs années pour pouvoir bénéficier du regroupement familial (Cour eur. D.H., Biao c. Danemark, 2016, supra, nos 48 et 50). Le requérant, citoyen danois naturalisé, d’origine togolaise et son épouse ghanéenne contestaient le fait de ne pas pouvoir s’installer au Danemark sur la base du regroupement familial au motif qu’ils ne remplissaient pas la condition posée par la législation interne selon laquelle les candidats au regroupement familial ne doivent pas avoir d’attaches plus fortes avec un autre pays que celles qu’ils entretiennent avec le Danemark. Depuis une modification de 2003, la législation danoise dispense de cette condition les personnes titulaires de la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans, ce qui induit une différence de traitement entre les Danois de naissance et les autres Danois. La Cour relève que

« l’État n’a qu’une marge d’appréciation très étroite et n’a pas démontré l’existence de considérations impérieuses ou très fortes non liées à l’origine ethnique propres à justifier les faits indirectement discriminatoires de la règle des vingt-huit ans. En effet, celle-ci favorise les citoyens danois d’origine ethnique danoise et désavantage les citoyens danois d’une autre origine ethnique qui ont acquis la nationalité danoise après la naissance ou a un effet préjudiciable disproportionné à l’égard de ces derniers ». « La Cour estime que le gouvernement n’a pas démontré qu’il existait des considérations impérieuses » (pt 138).

La Cour se distancie ici expressément de sa jurisprudence relative au traitement préférentiel dont bénéficient les nationaux des États membres de l’Union européenne en indiquant que ces arrêts admettaient un traitement préférentiel fondé sur la nationalité et non à un traitement préférentiel des citoyens de naissance par rapport aux citoyens qui ne sont pas de naissance. Elle souligne que les règles de l’Union européenne n’autoriseraient pas une telle différence (pt 134).

La différence de traitement qui résulte de la distinction dénoncée dans la présente note ne relève pas du racisme ou de distinctions entre les nationaux de souche ou pas. Elle procède plutôt à l’inverse en favorisant le nouveau national, pour autant qu’il soit citoyen de l’Union et qu’il soit un modèle d’intégration. Le fait d’admettre des différences de traitement dans la jouissance de droits fondamentaux, essentiels comme le dirait la Cour de Justice s’agissant des citoyens, doit interroger le législateur et le juge qui doivent se montrer exigeants en termes de justification et dans leur analyse de la proportionnalité. Cette sévérité doit être à la hauteur du sentiment d’injustice qu’elles peuvent susciter. De telles catégorisations, surtout face à un droit aussi essentiel que celui de vivre en famille, sont en effet périlleuses face aux défis de compréhension et d’adhésion au projet européen.

S.S.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt

- C.J.U.E., GC, 14 novembre 1971, C‑165/16, Toufik Lounes contre Secretary of State for the Home Department, ECLI:EU:C:2017:862.

- Conclusions de l’avocat général M. Yves BOT présentées le 30 mai 2017, ECLI:EU:C:2017:407.

Jurisprudence

- Le Conseil d’Etat belge avait dans une affaire semblable à celle commentée estimé qu’un citoyen européen (portugais), devenu belge, pouvait continuer à se prévaloir de la libre circulation des citoyens (C.E., 24 février 2015, n° 230.293).

Doctrine

- Steve Peers, “Dual citizens and EU citizenship: clarification from the ECJ”.

Pour citer cette note : S. SAROLEA, « Eloge de la mobilité : là où le binational devient citoyen », Cahiers EDEM, novembre 2017.

Photo : www.designingbuildings.co.uk/wiki/Buildings_of_the_EU

Publié le 06 décembre 2017