C. Trav. (Bruxelles) (2e ch.), 7 décembre 2015, R.G. n° 2015/KB/5

Louvain-La-Neuve

Le droit à l’accueil matériel n’est pas conditionné à l’enregistrement préalable de la demande d’asile par l’Office des étrangers.

Statuant sur une requête unilatérale, la Cour du travail condamne sous astreinte l’Etat belge à accorder l’aide matérielle à un demandeur d’asile mineur. Ce dernier vivait à la rue, sans assistance, depuis plusieurs jours. L’accès aux centres gérés par Fedasil, l’agence fédérale chargée de l’accueil des demandeurs d’asile en Belgique, lui était refusé au motif que l’Office des étrangers n’avait pas encore enregistré sa demande d’asile.

Art. 3 C.E.D.H. – Directive accueil – Loi accueil – Accueil matériel – Fedasil – Notion de “demandeur d’asile” – Requête unilatérale (condamnation sous astreinte).

A. Arrêt

Le requérant, qui se déclare de nationalité afghane et âgé de dix-sept ans, se plaint du refus de Fedasil de lui accorder une assistance matérielle[1]. L’accès au dispatching de Fedasil lui a été refusé au motif que l’Office des étrangers n’avait pas encore enregistré sa demande d’asile et ne lui avait pas délivré une “annexe 26”. Le requérant vit à la rue, sans assistance, depuis son arrivée en Belgique une semaine auparavant.

Le requérant a sollicité, par requête unilatérale devant le Tribunal du travail de Bruxelles, une condamnation sous astreinte de l’Etat belge à lui octroyer l’aide matérielle. Le Tribunal a rejeté sa requête, au motif que l’absolue nécessité n’était pas démontrée. Il n’y a pas, à suivre le Tribunal, d’urgence de nature à justifier une procédure non contradictoire sur la base d’une requête unilatérale.

Saisie en appel, la Cour du travail fait droit à la prétention du requérant. Elle constate, d’abord et à la différence du Tribunal, que le requérant démontre l’existence d’une absolue nécessité. Présumé mineur d’âge, il se trouve à la rue sans ressources. Pour aboutir à cette conclusion, la Cour du travail s’appuie tant sur l’obligation de droit belge de traiter les demandes introduites par des mineurs étrangers non accompagnés “d’urgence”[2], que sur l’arrêt V.M. et autres de la Cour européenne des droits de l’homme[3]. Elle note :

“La Cour européenne des droits de l’homme a jugé que le fait d’exposer des personnes, parmi lesquelles des enfants, à des conditions de dénuement extrême, les ayant laissées dans la rue, sans ressources, sans accès à des installations sanitaires, ne disposant d’aucun moyen de subvenir à leurs besoins essentiels, constitue un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme”

La Cour du travail estime, ensuite, que le requérant démontre une apparence de droit à l’accueil matériel. Après avoir tenté sans succès de faire enregistrer sa demande d’asile par l’Office des étrangers, il lui a adressé un courrier par lequel il sollicite l’asile. Ce courrier a été rédigé par son avocat sous la forme d’un formulaire reprenant divers renseignements relatifs à l’identité du requérant.

La Cour juge que, si la loi belge demeure muette sur les conditions qui doivent être remplies pour qu’un étranger puisse être considéré comme ayant “introduit une demande d’asile”, la directive 2013/32/UE dite “procédures” énonce en son article 6, §4, qu’ “une demande de protection internationale est réputée introduite à partir du moment où un formulaire est présenté par le demandeur”. Elle en déduit que le courrier adressé à l’Office des étrangers par l’avocat du requérant suffit pour établir l’apparence de droit à l’accueil :

“(…) il existe une apparence de droit selon laquelle Monsieur XXX doit être considéré comme ayant introduit une demande d’asile le 30 novembre 2015 et ayant par conséquent droit à l’accueil prévu en faveur des demandeurs d’asile par la loi du 12 janvier 2007”

Par ces motifs, la Cour du travail condamne sous astreinte l’Etat belge à octroyer les conditions matérielles d’accueil au requérant.

B. Éclairage

Deux enseignements principaux ressortent de l’arrêt commenté. Le premier enseignement concerne la condition d’absolue nécessité, qui doit être démontrée pour agir par requête unilatérale. La Cour du travail considère que pareille absolue nécessité est rencontrée lorsqu’un demandeur d’asile ne bénéficie pas de l’accueil matériel (1). Le second enseignement, plus innovant, a trait à la définition du “demandeur d’asile” (2).

(1) L’absence d’accueil matériel peut fonder une action par requête unilatérale. Dans l’arrêt commenté, la Cour du travail juge que l’absence d’accueil matériel d’un demandeur d’asile fonde l’absolue nécessité requise pour saisir les juridictions du travail par requête unilatérale.

Cela n’est pas anodin. En effet, les délais d’attente devant l’Office des étrangers sont à la fois suffisamment courts pour qu’une requête en référé puisse ne pas toujours aboutir en temps utile, et suffisamment longs pour placer un demandeur d’asile dans une situation humainement difficile.

Toutefois, cela n’est pas surprenant. Par une jurisprudence constante, les juridictions du travail considèrent que vivre à la rue, sans assistance, est de nature à créer une situation d’urgence[4].

A cet égard, l’emphase placée par la Cour du travail sur la minorité présumée du requérant ne devrait pas, nous semble-t-il, se voir reconnaitre une importance exagérée. Il ne nous semble pas que les enseignements de l’arrêt commenté se limitent aux demandeurs d’asile mineurs. L’arrêt V.M. et autres de la Cour européenne des droits de l’homme, auquel la Cour du travail se réfère, applique à une famille de demandeurs d’asile avec des enfants mineurs les enseignements de l’arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce relatif à un demandeur d’asile majeur[5].

(2) Un étranger peut être un “demandeur d’asile”, titulaire en apparence du droit à l’accueil matériel, sans que sa demande n’ait au préalable été enregistrée par l’Office des étrangers. Comme constaté par la Cour du travail, la législation belge demeure muette sur les formalités à remplir pour qu’un étranger puisse être considéré comme un “demandeur d’asile”.

La loi “accueil” définit le “demandeur d’asile” comme étant “l'étranger qui a introduit une demande d'asile”. Elle ne précise pas comment “introduire” une demande d’asile : suffit-il de se signaler auprès des autorités compétentes, ou ces dernières doivent-elles avoir enregistré la demande d’asile ? La loi du 15 décembre 1980 ne contient pas davantage de précisions. Tout au plus, son arrêté royal d’exécution confère à l’Office des étrangers la compétence de recevoir les demandes d’asile introduites sur le territoire belge[6].

L’interprétation de la notion de “demandeur d’asile” au sens de la législation belge pourrait, en conséquence, se réaliser en conformité avec le droit de l’Union européenne. Le droit de l’Union européenne préfère user du terme “demandeur de protection internationale”, qui renvoie tant à la demande de reconnaissance de la qualité de réfugié qu’à celle d’octroi de la protection subsidiaire, plutôt que du terme “demandeur d’asile” qui figure dans la législation belge.

La directive accueil, la directive procédures et la directive qualification identifient le “demandeur de protection internationale” comme étant “le ressortissant d’un pays tiers ou l’apatride ayant présenté une demande de protection internationale sur laquelle aucune décision finale n’a encore été prise”[7]. Elles ne précisent pas ce qu’il convient d’entendre par “présenter” la demande. D’autres versions linguistiques de ces directives ne sont pas plus explicites. La version néerlandaise use du terme “verzoeken”, la version anglaise du terme “apply”, sans que cela ne fournisse une indication sur les modalités à suivre pour “présenter” une demande d’asile.

L’article 6 de la directive procédures, mis en exergue par l’arrêt commenté, fournit cependant une indication quant à l’interprétation du terme “présenter”. Dans son article 6, §1er, la directive procédures énonce :

“Lorsqu’une personne présente une demande de protection internationale à une autorité compétente en vertu du droit national pour enregistrer de telles demandes, l’enregistrement a lieu au plus tard trois jours ouvrables après la présentation de la demande.”

L’article 6, §2, poursuit en énonçant que :

“Les États membres veillent à ce que les personnes qui ont présenté une demande de protection internationale aient la possibilité concrète de l’introduire dans les meilleurs délais.”

Il en résulte, nous semble-t-il, une distinction entre la présentation de la demande (“verzoek”; “application”), son introduction (“indiening”; “lodging”) et son enregistrement (“registratie”; “registration”).

La présentation de la demande pourrait consister en un acte posé par l’étranger, par lequel il émet son souhait d’obtenir l’asile. L’introduction de la demande pourrait également consister en un acte posé par l’étranger, par lequel il émet son souhait d’obtenir l’asile auprès de l’autorité compétente, selon les formalités prévues par le droit national. Cette interprétation de la notion d’“introduction de la demande” nous parait supportée par l’article 6, §§3 et 4, de la directive procédures, selon lequel “les États membres peuvent exiger que les demandes de protection internationale soient introduites en personne et/ou en un lieu désigné” et “une demande de protection internationale est réputée introduite à partir du moment où un formulaire est présenté par le demandeur”. L’enregistrement de la demande, enfin, pourrait consister en un acte posé par l’autorité nationale, par lequel elle inscrit la demande parmi celles à examiner.

Il se pourrait donc qu’un étranger qui a émis son souhait de solliciter l’asile auprès d’une autorité nationale, sans respecter les formalités prévues par le droit national, a “présenté” sa demande, de sorte qu’il est un “demandeur d’asile” titulaire du droit à l’accueil au sens de la directive accueil[8].

La Cour du travail n’était cependant pas saisie de la question de déterminer si le requérant a droit à des conditions d’accueil conformes à la directive “accueil”[9]. Il lui revenait uniquement de trancher la question de savoir si le requérant démontre une apparence de droit aux conditions matérielles d’accueil délivrées par Fedasil, au sens de la loi belge “accueil” qui exige l’introduction d’une demande d’asile.

Pour cette raison, la Cour du travail focalise son raisonnement sur l’article 6, §4, de la directive procédures, qui précise les modalités de l’introduction d’une demande d’asile: “une demande de protection internationale est réputée introduite à partir du moment où un formulaire est présenté par le demandeur”. En l’espèce, le requérant avait, par l’intermédiaire de son avocat, adressé un courrier à l’Office des étrangers, dans lequel il énonçait clairement son souhait de demander l’asile. Il démontre en conséquence, à suivre la Cour du travail, une apparence de droit aux conditions matérielles d’accueil.

Plus fondamentalement, au-delà des interrogations autour des notions de présentation, d’introduction et d’enregistrement d’une demande d’asile qui mériteraient d’être soumises à l’appréciation de la Cour de justice, il nous semble que l’effet utile des directives européennes en matière d’asile serait mis à mal si un Etat membre pouvait échapper aux obligations qu’elles imposent, en refusant d’enregistrer une demande d’asile ou en postposant son enregistrement.

D’une part, la directive procédures oblige les Etats membres à permettre un accès rapide à la procédure d’asile. Elle va jusqu’à leur imposer un délai de trois jours ouvrables pour enregistrer une demande d’asile qui leur a été présentée. Ce délai peut être augmenté à 10 jours en cas d’afflux d’un grand nombre de demandeurs[10]. Pareille obligation serait vidée de sa substance si les Etats membres pouvaient librement déterminer le moment à partir duquel un individu a présenté sa demande d’asile. D’autre part, l’ensemble des obligations imposées en matière d’accueil des demandeurs d’asile seraient vaines si un Etat membre pouvait s’en décharger en n’enregistrant pas les demandes d’asile, ou en tardant à le faire.

Conclusion. Une crise de l’accueil qui ne porte pas son nom. Par l’arrêt commenté, la Cour du travail contraint l’Etat belge à remédier aux délais d’attente devant l’Office des étrangers, durant lesquels les demandeurs d’asile sont laissés sans assistance dans l’attente de l’enregistrement de leur demande durant plusieurs jours, voire parfois plusieurs semaines. L’absence d’enregistrement de la demande d’asile par les autorités nationales ne peut pas être brandie par ces mêmes autorités pour refuser l’octroi des conditions matérielles d’accueil. L’Etat belge ne peut pas tarder à enregistrer les demandes, pour ensuite refuser aux demandeurs d’asile non enregistrés le bénéfice de l’accueil matériel.

Il est vrai que la crise de l’accueil aujourd’hui traversée par le système d’asile belge ne doit pas être confondue avec celles du passé. Elle ne résulte pas de l’arriéré dans le traitement des demandes d’asile, mais de l’afflux de demandeurs d’asile d’une ampleur sans précédent. Des mesures, également sans précédent, ont été adoptées, comme le doublement par Fedasil de ses capacités d’accueil[11].

Toutefois, l’arrêt commenté dit le droit. Il rappelle que, quel que soit l’ampleur des défis auxquels les autorités sont confrontées, les droits des demandeurs d’asile doivent être respectés.

L.L.

C. Pour en savoir plus

Lire l’arrêt :

- C. Trav. (Bruxelles) (2e ch.), 7 décembre 2015, R.G. n° 2015/KB/5.

Pour en savoir plus :

- Sur l’accueil des demandeurs d’asile en Belgique :

S. SAROLEA (dir.) et L. TSOURDI, La réception du droit européen de l'asile en droit belge : la directive accueil, Louvain-la-Neuve, UCL-CeDIE, 2014 ;

M. DALLEMAGNE, P. LAMBILLON et J.-C. STEVENS, « Les écueils de la loi accueil, ou de Charybde en Scylla... », in F. ETIENNE et M. DUMONT (dir.), Regards croisés sur la sécurité sociale, C.U.P., Limal, Anthemis, 2012, pp. 731-894 ;

H. MORMONT et J.-F. NEVEN, « Le droit à l'aide sociale et le droit à l'intégration sociale en faveur des étrangers : questions d'actualités », in J. Clesse et J. Hubin (dir.), Questions spéciales de droit social. Hommage à Michel Dumont, Liège, Anthemis, Formation permanente C.U.P., 2014.

Pour citer cette note : L. Leboeuf, “Le droit à l’accueil matériel n’est pas conditionné à l’enregistrement préalable de la demande d’asile par l’Office des étrangers”, Newsletter EDEM, novembre-décembre 2015.


  1. Telle que visé par l’article 2, 6°, de la loi du 12 janvier 2007 sur l’accueil des demandeurs d’asile.

[2] Art. 479-2 de la loi-programme (I) du 24 décembre 2002 : “Toute autorité fédérale traite d'urgence les demandes introduites par les mineurs non accompagnés. Dans toute décision le concernant, l'intérêt supérieur du mineur doit être la considération primordiale.”

[3] Cour eur. D.H., 7 juillet 2015, V.M. et autres c. Belgique, req. n° 60125/11.

[4] On se souviendra, à ce titre, de la jurisprudence des juridictions du travail lors de la crise de l’accueil de 2010. Sur cette crise, voy. notamment J-C. STEVENS, “La légalité de certaines pratiques en matière d’accueil”, R.D.E., 2011, p. 329.

[5] Cour eur. D.H., 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, req. n° 30696/09, §263.

[6] Art. 71.2, §2, de l’arrêté royal d’exécution de loi du 15 décembre 1980. Cette compétence relève également des directeurs des établissements pénitentiaires. Dans les cas où la demande d’asile est introduite à la frontière, les autorités chargées du contrôle des frontières sont compétentes pour les recevoir.

[7] Art. 2, c), de la directive 2013/33/UE (“accueil”) ; art. 2, c), de la directive 2013/32/UE (“procédures”) ; art. 2, c), de la directive 2011/95/UE (“qualification”).

[8] L’article 3, §1er, de la directive accueil énonce: “La présente directive s’applique à tous les ressortissants de pays tiers et apatrides qui présentent une demande de protection internationale sur le territoire d’un État membre, y compris à la frontière, dans les eaux territoriales ou les zones de transit, tant qu’ils sont autorisés à demeurer sur le territoire en qualité de demandeurs, ainsi qu’aux membres de leur famille, s’ils sont couverts par cette demande de protection internationale conformément au droit national”. Notez que la directive accueil n’enjoint pas aux Etats membres de fournir un accueil matériel. D’autres formes d’accueil sont également admissibles, l’essentiel étant que le demandeur d’asile vive dans des conditions dignes (C.J.U.E., 27 février 2014, Saciri, aff. C-79/13, EU:C:2014:103).

[9] Art. 17, §1er, de la directive accueil : « Les États membres font en sorte que les demandeurs aient accès aux conditions matérielles d’accueil lorsqu’ils présentent leur demande de protection internationale ». Cette disposition diffère de la première version de la directive accueil, qui considérait en son article 13, §1er, que « Les États membres font en sorte que les demandeurs d'asile aient accès aux conditions matérielles d'accueil lorsqu'ils introduisent leur demande d'asile ».

[10] Art. 6, §5, de la directive procédures.

Publié le 09 juin 2017