Cass. (2e ch.), arrêt noP.12.2019.F/4, 2 janvier 2013

Louvain-La-Neuve

Le travail au noir peut constituer un danger pour l’ordre public et la sécurité nationale justifiant un éloignement sans délai de départ volontaire.

La considération de l’O.E. selon laquelle le travail presté par le défendeur sans permis constitue un danger pour l’ordre public et la sécurité nationale, circonstance permettant de l’éloigner sans délai, ne constitue ni un motif illégal ni un motif entaché d’une erreur manifeste d’appréciation ou de fait et n’est pas soumis au contrôle de légalité des juridictions d’instruction prévu à l’article 72 de la loi du 15 décembre 1980.

Délai de départ volontaire - danger pour l'ordre public et la sécurité nationale – travail frauduleux – contrôle de légalité – art. 74/14, § 3, 3°, Loi 15 décembre 1980 – Cassation.

A. Arrêt

L’arrêt de la chambre des mises en accusation à l’origine du pourvoi en cassation disposait que « sans s’immiscer dans l’appréciation de l’autorité administrative quant à la hauteur du trouble social causé par l’exercice d’un travail illégal, [elle] ne constat[ait] pas, dans la présente espèce, le péril grave pour l’ordre public et la sécurité nationale que constitue la présumée activité illégale constatée par le service de l’inspection sociale à charge du [défendeur] et retenue par le ministre ou son délégué »[1]. En d’autres termes, la Chambre des mises en accusation a considéré que l’activité illégale prêtée au défendeur par l’inspection sociale ne mettait pas gravement en péril l’ordre public et la sécurité nationale.

Dans son arrêt, la Cour de cassation considère que le travail frauduleux peut constituer une menace réelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société. Elle ajoute que la considération de l’Office des étrangers selon laquelle le travail presté par le défendeur sans permis constitue un danger pour l’ordre public et la sécurité nationale, circonstance permettant de l’éloigner sans délai, ne constitue ni un motif illégal ni un motif entaché d’une erreur manifeste d’appréciation ou de fait. Elle rappelle ensuite que l’article 72, alinéa 2, de la loi du 15 décembre 1980 charge les juridictions d’instruction de seulement vérifier si les mesures privatives de liberté et d’éloignement du territoire frappant un étranger sont conformes à la loi et que l’opportunité de la mesure échappe entièrement à ce contrôle. Elle conclut en déclarant que la Chambre des mises en accusation, en ne constatant pas le péril grave pour l’ordre public et la sécurité nationale que constitue le travail frauduleux, a substitué son appréciation en fait à celle de l’Office des étrangers, excédant ainsi les limites du contrôle de légalité que lui assigne l’article 72 de la loi du 15 décembre 1980. Elle casse donc l’arrêt attaqué.

B. Éclairage

La directive retour, ainsi que la loi belge de transposition, ne donne pas de définition du concept de « danger pour l’ordre public, la sécurité publique ou la sécurité nationale » permettant de supprimer le délai de départ volontaire[2]. Dans le présent arrêt, la Cour de cassation le définit de la façon suivante : « une menace réelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société ». Ces termes sont similaires à ceux employés par la directive 2004/38 en matière de libre circulation des citoyens européens pour définir le même concept de danger pour l'ordre public ou la sécurité publique : « une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société. »[3] Donnant une définition similaire, faut-il en déduire que la Cour de cassation assimile les deux concepts ?

Il parait difficile d’imaginer que la notion d’ordre public puisse varier seulement en fonction du statut administratif du délinquant[4]. On ne peut toutefois ignorer qu’en matière de libre circulation des citoyens européens, une interprétation restrictive de l’exception s’impose, car il s’agit de « restrictions à l'exercice d'un droit directement dérivé du traité »[5]. Le cas prévu par la directive retour justifie-t-il également une telle interprétation restrictive ? Deux raisons permettent de le penser[6].

Premièrement, la préférence du retour volontaire sur le retour forcé est bien établie dans la directive 2008/115/CE dite « retour ». Il ressort notamment de son considérant 10 que : « Lorsqu’il n’y a pas de raison de croire que l’effet utile d’une procédure de retour s’en trouve compromis, il convient de privilégier le retour volontaire par rapport au retour forcé et d’accorder un délai de départ volontaire. » Le retour volontaire constitue donc le principe et l’hypothèse où l’étranger constitue un danger pour l’ordre public, la sécurité publique ou la sécurité nationale constitue l’exception. À ce titre, il convient de l’interpréter restrictivement.

Deuxièmement, la suppression du délai de départ volontaire implique nécessairement comme corollaire le recours à la détention. Or, conformément au considérant 16 de la directive retour, « Le recours à la rétention aux fins d’éloignement devrait être limité et subordonné au respect du principe de proportionnalité en ce qui concerne les moyens utilisés et les objectifs poursuivis. » La C.J.U.E. a été dans le même sens, considérant que le respect du principe de proportionnalité devait être assuré[7]. La Cour eur. D.H. a pour sa part souligné que « La privation de liberté est une mesure si grave qu’elle ne se justifie qu’en dernier recours, lorsque d’autres mesures, moins sévères, ont été considérées et jugées insuffisantes pour sauvegarder l’intérêt personnel ou public exigeant la détention. »[8] Cela implique que le danger pour l’ordre public justifiant la suppression du délai de départ volontaire doit être proportionné à la gravité du recours immédiat à la détention. Il ne peut donc être compris trop largement.

Ces deux arguments plaident en faveur d’une interprétation restrictive de l’exception permettant de déroger à l’octroi d’un délai de départ volontaire. Il semble donc qu’une définition étroite de l’ordre public et de la sécurité publique du type de celle contenue dans la directive 2004/38 puisse être transposée à l’endroit du retour. Cela impliquerait notamment que l’examen de l’atteinte à l’ordre public doive se faire in concreto et que l’ordre public ne pourrait être invoqué pour des motifs de prévention générale, ni à des fins économiques[9]. Si l’on intègre ces exigences, on peut douter que le travail frauduleux puisse, comme l’atteste la Cour de cassation, constituer une menace réelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société. Il serait sans doute opportun d’interroger la C.J.U.E. sur ce point, d’autant que la position de la Cour de cassation tend à contredire la tendance politique actuelle, en matière de travail illégal, qui vise plutôt à sanctionner l’employeur que l’employé[10].  

P.dH.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter l’arrêt : Cass. (2e ch.), arrêt P.12.2019.F, 2 janvier 2013.

  • En doctrine

J.-Y. Carlier, La condition des personnes dans l’Union européenne, Bruxelles, Larcier, 2007.

E. Néraudau, Ordre public et droit des étrangers en Europe – La notion d’ordre public en droit des étrangers à l’aune de la construction européenne, Bruxelles, Bruylant, 2006.

T. Wibault, « La transposition de la directive retour en droit belge », Revue du droit des étrangers, n° 169, 2012.

  • En jurisprudence

C.J.U.E., 28 avril 2011, El Dridi c. Italie, C-61/11, EU:C:2011:268.

C.J.U.E., 17 nov. 2011, Hristo c. Bulgarie, C-430/10, EU:C:2011:749.

C.J.C.E., 27 avril 2006, Comm. c. Allemagne, C-441/02, EU:C:2006:253.

 

Pour citer cette note : P. d’Huart, Cass. (2e ch.), arrêt n° P.12.2019.F, 2 janvier 2013 : « Le travail au noir peut constituer un danger pour l’ordre public et la sécurité nationale justifiant un éloignement sans délai de départ volontaire », Newsletter EDEM, mars 2013.


[1] Cass. (2e ch.), arrêt no P.12.2019.F, 2 janvier 2013.

[2] Art. 7, § 4, directive 2008/115/CE et art. 74/14, § 3, 3°, loi du 15 décembre 1980.

[3] Art. 27, § 2, al. 2, directive 2004/38 du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l'Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres.

[4] T. Wibault, « La transposition de la directive Retour en droit belge », Revue du droit des étrangers, n° 169, 2012, p. 388.

[5] C.J.C.E., 8 avril 1976, Royer c. Belgique, 48-75, Rec. n°1976 00497, § 29.

[6] M. Schieffer, « Directive 2008/115/CE of the European Parliament and of the Council of 16 December 2008 on Common Standards and Procedures in Member States for Returning Illegally Staying Third Country Nationals », in K. Hailbronner (dir.), Commentary on EU Regulation and Directives, Munich, C.H. Beck - Hart - Nomos, 2010, p. 1525.

[7] C.J.U.E., 28 avril 2011, El Dridi c. Italie, C-61/11, non encore publié au Rec. C.J.U.E., §§ 41 et 43.

[8] Cour eur. D.H., Saadi c. Royaume-Uni, 29 janvier 2008, req. n° 13229/03, § 70 ; Witold Litwa c. Pologne, 4 avril 2000, req. n° 26629/95, § 78 ; Hilda Hafsteinsdóttir c. Islande, 8 juin 2004, req. n° 40905/98, § 51 ; Enhorn c. Suède, 25 janvier 2005, req. n° 56529/00, § 44.

[9] J.-Y. Carlier, La condition des personnes dans l'Union européenne, Bruxelles, Larcier, 2007, p. 84.

[10] Voy. à cet égard la Directive 2009/52/CE du Parlement Européen et du Conseil du 18 juin 2009 prévoyant des normes minimales concernant les sanctions et les mesures à l'encontre des employeurs de ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, transposée dans la loi du 11 février 2013 prévoyant des sanctions et des mesures à l'encontre des employeurs de ressortissants de pays tiers en séjour illégal, M.B., 22 février 2013.

Publié le 21 juin 2017