CCE, 20 décembre 2018, n° 214 378

Louvain-La-Neuve

Des violences conjugales (in)vraisemblables.

Asile – Cameroun – violences conjugales – persécutions passées – invraisemblances –  bénéfice du doute – reconnaissance

Le Conseil du contentieux des étrangers réforme une décision de refus de reconnaissance du statut de réfugié prise par le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides quant à une jeune femme camerounaise invoquant des violences conjugales. Il estime que le Commissariat général a remis en cause de manière subjective le contexte du récit de la requérante en jugeant invraisemblables certains de ses comportements, en atténuant ses conditions de vie difficiles chez son mari et en mettant en évidence plusieurs imprécisions dans ses déclarations.

Hélène Gribomont

A. Arrêt

La requérante est une jeune femme de nationalité camerounaise. Elle s’est mariée librement en 2012. A partir de 2013, le comportement de son mari à son égard a changé. Il lui a imposé violemment des relations sexuelles, s’est montré agressif et possessif, lui a interdit de travailler, de recevoir de la visite et d’aller voir sa mère souffrante. En 2016, elle a discuté avec son mari de la possibilité de fonder une famille. Il a refusé et l’a frappée au visage. Il a ensuite fait appel à deux de ses amis, dont l’un était en tenue de policier. Ceux-ci lui ont arraché une dent et plombé une autre. Pendant l’année 2017, il a continué à proférer des insultes à son égard mais ne l’a plus violentée physiquement. En septembre 2018, elle a fui, s’est rendue chez l’une de ses amies et a pris l’avion pour Bruxelles. Elle a introduit une demande d’asile, le 29 octobre 2018, invoquant avoir été victime de violences conjugales.

Le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides, (CGRA) a refusé de reconnaître le statut de réfugié à la requérante. D’une part, il a estimé que ses propos peu circonstanciés et peu vraisemblables nuisaient sérieusement à la crédibilité générale des faits invoqués à la base de la demande et remettaient en cause ces faits. Les invraisemblances portaient sur le fait qu’elle n’a pas quitté plus tôt le domicile conjugal malgré les violences alléguées, qu’elle souhaitait avoir un enfant avec la personne qui la violentait, qu’elle refusait l’aide de son amie, etc. D’autre part, le CGRA considère que les documents que la requérante a versés à l’appui de sa demande ne permettent pas d’établir le bien-fondé de la crainte. La carte d’identité de la requérante, son acte de naissance, son acte de mariage et deux photos de mariage ne font qu’attester l’identité et le mariage. Les deux attestations médicales faisant état de cicatrices en se basant sur les déclarations pour identifier l’origine de ces cicatrices ne permettent pas d’établir le lien de causalité entre les faits invoqués et les constats dressés sur lesdits documents. Les documents relatifs au passé professionnel de la requérante (une attestation de formation, une attestation d’emploi et deux attestations de stage) portent sur des éléments nullement remis en cause. 

Le Conseil du contentieux des étrangers (CCE), saisi du recours contre la décision de refus du CGRA, ne se rallie pas à la motivation de ce dernier. Il raisonne comme suit.

1) Concernant les documents versés au dossier, le CCE relève que plusieurs sont de nature à étayer utilement la crainte invoquée par la requérante (4.2.6).

  • Les documents médicaux et l’attestation psychologique confirment le profil vulnérable de la requérante. Si l’attestation psychologique n’explicite pas la teneur des troubles de la requérante, elle témoigne toutefois d’un début de suivi psychologique. Quant au certificat de lésions traumatiques, il établit que la requérante présente sur son corps de multiples cicatrices. Ceci étaye utilement ses déclarations selon lesquelles elle a été soumise à des mauvais traitements, quand bien même ce document ne permet pas à lui seul d’établir un lien certain entre les affections constatées et les faits allégués.
  • Concernant le témoignage, accompagné d’un titre d’identité, de l’amie de la requérante, bien qu’il s’agisse d’un document de nature privée, son contenu est en totale cohérence avec les déclarations de la requérante.
  • La carte d’identité de la requérante, les photographies de son mariage, son acte de naissance, ses attestations de formation et d’emplois et son certificat de nonimposition établissent sa situation identitaire, maritale et professionnelle et étayent, dans une certaine mesure, ses déclarations selon lesquelles elle n’a pas exercé de profession durant son mariage (son mari le lui ayant interdit).

La requérante se trouvant en détention administrative et la procédure étant accélérée (article 39/77 de la loi du 15 décembre 1980), le Conseil rappelle que la requérante est placée dans une position de fragilité particulière quant à la collecte d’éléments de preuve. Il constate toutefois qu’en l’espèce, conformément à ses obligations en vertu de l’article 48/6, § 1er, de la loi du 15 décembre 1980, la requérante a apporté de nombreux éléments de nature à corroborer sa demande.

A terme, le Conseil relève qu’aucun de ces documents ne peut établir objectivement que la requérante a été soumise à des violences conjugales. Il souligne toutefois que cette démonstration est par hypothèse très difficile à apporter par la production de preuves documentaires (4.2.7). 

2) Partant, il revient à la requérante de fournir un récit consistant et cohérent au regard de l’ensemble des circonstances de l’espèce et des informations sur le Cameroun (4.2.7). Le Conseil estime que la requérante « s’est révélée, compte tenu de son profil, très précise, circonstanciée et cohérente dans son récit, lequel inspire en outre à l’évidence le sentiment d’un réel vécu personnel » (4.2.8). A cet égard, le CGRA a principalement remis en cause le contexte du récit de la requérante. Autrement dit, il a soulevé deux invraisemblances majeures. Le Conseil constate que ces motifs, soit ne se vérifient pas à la lecture du dossier administratif, soit sont contredits par les éléments d’information versés au dossier (documents relatifs à la situation des femmes victimes de violences conjugales et certificat médical faisant état de lésions cicatricielles).

  • La première invraisemblance porte sur le comportement de la requérante, laquelle est restée aux côtés de son mari malgré les violences répétées. Le Conseil constate que la requérante s’est montrée convaincante, tant lors de l’audition devant l’agent du CGRA qu’à l’audience, sur les raisons pour lesquelles elle est restée au domicile conjugal pendant tout ce temps et malgré les violences. Elle a invoqué que son mari était son premier et unique amour, qu’elle avait gardé l’espoir que la situation s’améliore, qu’elle s’était résignée (allant jusqu’à se remettre en question en se demandant si elle n’était pas fautive ou responsable de ce comportement violent), qu’elle était fort isolée et que, lors de leurs sorties, son mari affichait un tout autre visage de sorte que personne ne pouvait se rendre compte de la situation. Le Conseil estime aussi que l’état d’esprit démontré par la requérante ne peut davantage être qualifié d’invraisemblable eu égard aux nombreuses informations produites dans la requête quant à la situation psychologique particulière des femmes victimes de violence conjugale. Ces informations, basées sur de multiples sources et développées dans le recours, indiquent notamment que « Les femmes victimes de violence conjugales sont souvent prisonnières de cet "idéal" [que représente la vie de couple]. La violence conjugale s’inscrit dans une relation amoureuse. Cette donnée permet de comprendre l’état de confusion, d’hésitation voire d’ambivalence dans lequel se trouve la victime face aux violences qu’elle subit de la part de son conjoint » ou que « au fur et à mesure qu’augmentent la fréquence et la sévérité de la violence, notamment psychologique, les femmes perdent confiance en elles. Elles sont déstabilisées, angoissées, isolées, confuses et deviennent de moins en moins capables de prendre une décision ».
  • La seconde invraisemblance concerne la volonté de la requérante de vouloir un enfant avec son mari malgré les violences répétées. Le Conseil estime qu’il n’est pas improbable que la requérante, dans la situation de fragilité qui était la sienne et dans un souci de préserver les apparences quant à son couple et à son statut social de femme mariée, ait voulu un enfant avec son mari. D’autant plus que, comme elle l’a déclaré avec consistance à l’audience, elle espérait que cet enfant allait souder le couple et changer la situation.

3) Au vu de ces éléments, le Conseil constate que la requérante s’est réellement forcée d’étayer sa demande par des preuves documentaires et que ses déclarations apparaissent cohérentes et plausibles sans être contredites par les informations disponibles sur son pays d’origine. Le Conseil ajoute que les faits invoqués par la requérante trouvent un certain écho à la lecture des informations générales présentes au dossier sur son pays d’origine en général, et plus spécifiquement en ce qui concerne les pratiques de son ethnie. De plus, les mauvais traitements qu’elle déclare avoir fuis sont des actes de violence physique et mentale dirigés contre une personne en raison de son sexe, autrement dit des actes de persécutions (4.2.10).

4) Le Conseil établit que le critère de rattachement est celui de l’appartenance à un certain groupe social (article 48/3, § 4, de la loi du 15 décembre 1980). Le Conseil estime que, dans certaines sociétés, les personnes d’un même sexe, ou certaines catégories de personnes d’un même sexe, peuvent être considérées comme formant un groupe social. En l’espèce, la requérante a des raisons de craindre d’être persécutée du fait de son appartenance au groupe social des femmes camerounaises (4.2.12).

5) Le Conseil envisage ensuite les actes de violence invoquées par la requérante comme des persécutions passées (article 48/7 de la loi du 15 décembre 1980). Il estime qu’il n’existe pas de bonnes raisons de penser que ces persécutions ne se reproduiraient pas en cas de retour au Cameroun. La requérante risquerait en cas de retour au domicile conjugal d’y subir d’importantes mesures de représailles. Son père étant décédé, elle ne peut bénéficier que de l’appui de sa mère (appui s’étant déjà avéré infructueux et insuffisant par le passé) (4.2.12).

6) Enfin, dès lors que la requérante dit craindre son époux, agent non étatique (article 48/5, § 1er, c), de la loi du 15 décembre 1980), le Conseil analyse la possibilité, pour la requérante, de rechercher une protection adéquate auprès de ses autorités nationales. Les documents annexés au recours établissent que les violences conjugales ne sont pas érigées en infraction pénale au Cameroun, que l’accès des femmes à la justice est rendu très complexe en raison notamment du manque d’information sur les droits des victimes, du coût important des procédures judiciaires et du fait que ces questions sont souvent considérées par les autorités camerounaises comme relevant du domaine familial. A cela s’ajoute le fait que le mari de la requérante compte plusieurs amis policiers, ce qui a pu la dissuader de de faire appel à ses autorités nationales. Le Conseil conclut qu’eu égard au profil très vulnérable de la requérante et au manque de soutien familial, elle ne dispose d’aucun recours effectif contre les violations conjugales dont elle est victime en cas de retour au Cameroun (4.2.13).

En conclusion, le CCE considère que la requérante a quitté son pays d’origine et en reste éloignée par crainte d’être persécutée en raison de son appartenance au groupe social des femmes camerounaises et qu’elle ne pourrait obtenir une protection effective et durable auprès de ses autorités nationales (4.2.15). Il réforme la décision du CGRA et lui reconnait le statut de réfugié (4.2.16).

B. Éclairage

Le cœur de la décision commentée est le jugement de vraisemblance des faits invoqués par la requérante à la base de sa demande de protection. Le CGRA semble se demander si une véritable femme battue resterait vivre avec son époux, souhaiterait fonder une famille avec lui et ne saisirait pas la moindre occasion pour fuir. Il s’agit d’un jugement de fait et non de droit, et c’est là toute la subjectivité de la détermination du statut de réfugié.

Comme tend à le rappeler le CCE, « la question à trancher au stade de l'examen de l’éligibilité au statut de réfugié se résume en définitive à savoir si le demandeur a ou non des raisons de craindre d’être persécuté du fait de l’un des motifs visés par la Convention de Genève ; si l’examen de crédibilité auquel il est habituellement procédé constitue, en règle, une étape nécessaire pour répondre à cette question, il faut éviter que cette étape n’occulte la question en elle-même ; dans les cas où un doute existe sur la réalité de certains faits ou la sincérité du demandeur, l’énoncé de ce doute ne dispense pas de s’interroger in fine sur l’existence d’une crainte d’être persécuté qui pourrait être établie à suffisance, nonobstant ce doute, par les éléments de la cause qui sont, par ailleurs, tenus pour certains ». L’objet du présent commentaire n’est pas de revenir sur la balance entre l’évaluation de la crédibilité et celle du risque de persécution qui reste un élément fluctuant dans la jurisprudence. Force est toutefois de constater que l’étape de l’examen de la crédibilité des déclarations du demandeur est inévitable, d’autant plus lorsque peu d’éléments de preuve matérielle sont disponibles.

L’évaluation de la crédibilité des déclarations du demandeur d’asile est prévue en droit belge via le principe du bénéfice du doute. L’article 48/6, § 4, de la loi du 15 décembre 1980, établit que lorsque le demandeur n’étaye pas certains aspects de ses déclarations par des preuves documentaires ou autres, ces aspects ne nécessitent pas conformation si, notamment, « les déclarations du demandeur sont jugées cohérentes et plausibles et elles ne sont pas contredites par les informations générales et particulières connues et pertinentes pour sa demande » (c))[1]. À cela s’ajoute la condition de la « crédibilité générale » du demandeur (e)). Pour que le doute qui peut subsister, à terme, dans l’esprit du décideur profite au demandeur, les déclarations de celui-ci doivent être cohérentes et plausibles et non contredites par les informations sur le pays d’origine. La pratique jurisprudentielle et doctrinaire regroupe ces exigences sous le vocable « crédibilité ». 

La plausibilité des déclarations du demandeur est donc un indice de crédibilité. Elle peut s’entendre d’une série d’autres termes : la vraisemblance (comme en l’espèce), le caractère raisonnable, la probabilité, le bon sens. Elle relève d’une appréciation au cas par cas et l’examen n’est pas juridiquement cadré. Le fait d’évaluer si les faits présentés par un demandeur semblent vraisemblables, raisonnables, probables ou de bon sens, risque de s’apparenter à une responsabilité davantage fondée sur l’intuition, des hypothèses subjectives, des idées préconçues, des conjectures, des extrapolations et des stéréotypes, les expériences personnelles, les connaissances et les cadres de référence culturels des décideurs, que sur des éléments objectifs[2]. Le concept de « bon sens » est déterminé culturellement et n’est pas universel. C’est « a cultural system which rests on the same basis than any other such system rests; the conviction by those whose possession it is of its value and validity and what seems to be a mere matter-of-fact apprehension of reality is an evaluation and assessment and thus historically constructed »[3]. Le monde mental que nous construisons correspond à ce que nous décrivons comme le « bon sens »[4]. C’est une vision partielle du monde[5]. Il y a certaines expériences que nous ne vivons tout simplement pas tous et certaines que nous ne pouvons même pas imaginer[6]. Par conséquent, le bon sens peut être utile dans le fonctionnement et l’interprétation dans une société particulière mais ce n’est pas un moyen efficace de juger la possibilité et la probabilité d’évènements dans d’autres sociétés. Le bon sens du décideur est d’une valeur limitée pour comprendre de nombreuses réalités dans le pays d’origine du demandeur[7].

Il faut garder à l’esprit que la perception de la plausibilité d’une histoire est susceptible d’être influencée par sa propre culture, ses expériences passées et sa propre version du sens commun. Dans l’évaluation des déclarations du demandeur, il faut essayer de contrecarrer les distorsions culturelles et subjectives et prendre en compte les antécédents culturels et les circonstances uniques du demandeur[8]. Il faut également éviter de se poser la question « qu’aurais-je fait dans cette situation » afin de juger les actions des demandeurs[9]. Certains auteurs contestent clairement l’objectivité du critère de la plausibilité. Selon Michael Kagan, le fait d’exiger qu’un récit soit plausible n’a de sens que s’il fait référence aux informations sur le pays d’origine (critère de cohésion externe)[10].

S’il ne faut sans doute pas condamner le critère de la vraisemblance, l’évaluation de celle-ci doit en tout cas être faite avec une grande prudence. Concernant la situation des femmes battues, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, Section de la protection des réfugiés (tribunal administratif indépendant canadien en charge de l’asile et de l’immigration) appelle explicitement à cette prudence. Dans une décision de mars 2008, relative à une requérante mexicaine, le juge s’exprime comme suit : « le Tribunal est particulièrement sensible au fait qu’il faut être extrêmement prudent lorsque l’on apprécie les actions de femmes souffrant  de violences conjugales, que pour, évaluer ces actions, il est essentiel d’utiliser des connaissances particulières pour aboutir à une appréciation juste et équitable, et qu’afin d’acquérir ces connaissances particulières, il faut se défaire des mythes et stéréotypes au sujet des femmes violentées. Le Tribunal est également conscient du fait qu’au moment d’établir ses conclusions relatives à la crédibilité d’une femme qui allègue être une victime de violences conjugales, il doit être sensible, connaître et comprendre la réalité des femmes qui se trouvent dans cette situation, il doit utiliser une norme de raisonnabilité qui, en fait, incorpore l’expérience vécue par les femmes victimes de violences conjugales, il doit s’efforcer de comprendre les témoignages globalement et dans leur contexte et, s’il en vient à douter de la crédibilité d’une demandeure, il doit utiliser des raisons s’appuyant sur la preuve, tant subjective qu’objective, et sur la logique, et les exposer clairement ». Si cet extrait est rendu par une autorité en charge de la détermination du statut de réfugié éloignée géographiquement mais pas tant en terme de système de celles qui nous occupent, le raisonnement et l’appel la prudence et à la compréhension situationnelle sont largement pertinents.

Dans l’espèce commentée, le CGRA ne semble pas avoir opéré de la sorte. Il émet un doute sur la véracité de la situation de femme battue dans laquelle dit se trouver la requérante parce qu’elle est restée avec son mari, a émis le souhait d’avoir un enfant avec lui malgré les coups et les insultes et n’a pas saisi la première occasion de fuir. Le CCE renverse ce jugement de non vraisemblance. D’une part, il le qualifie de subjectif. D’autre part, il tient compte des documents apportés par la requérante dans sa demande et des éléments nouveaux versés à sa requête. Se faisant, il objectivise le raisonnement.

La prise en compte des documents appelle deux observations. Premièrement, le juge remplit l’exigence – consacrée par l’arrêt Singh c. Belgique rendu par la Cour européenne des droits de l’homme en 2012 – d’un examen complet, sérieux et ex nunc (rigoureux). Dans cet arrêt, la Cour établit que les autorités compétentes ne peuvent pas écarter des documents au cœur de la demande de protection, en les jugeant non probants, sans vérifier préalablement leur authenticité (§ 104). Elle précise en 2013, dans l’arrêt M.O.M c. France que le doute quant à la crédibilité des déclarations du requérant ne peut dispenser celles-ci d’évaluer les éléments de preuve objectifs (41)[11]. Deuxièmement, il est particulièrement intéressant que le CCE cite des extraits des documents à la violence conjugale et au syndrome de la femme battue (4.2.9.2). En effet, rares sont les décisions dans lesquelles le juge concède à renvoyer à des informations de nature psychologique de manière si expresse. Il le fait volontiers lorsqu’il s’agit de sources d’informations sur la situation dans les pays d’origine ou de documents ayant directement trait à la protection internationale. La littérature purement sociétale ou psychologique quant à elle est peu reproduite. Cela atteste d’une ouverture par la décision commentée tant à d’autres disciplines qu’à d’autres formes d’éléments de preuve.

Cela étant, la violence domestique est un phénomène difficile à aborder pour les instances d’asile. Il diffère de nombreuses persécutions, notamment dans le champ du genre (mutilations génitales féminines, mariages forcés), en ce qu’il n’est pas propre aux pays d’origine. Les statistiques relatives à la violence domestique en Belgique, comme dans les autres Etats membres, sont très élevées. Il existe toutefois dans nos pays des mécanismes de protection[12] pour les victimes et les poursuites pénales sont possibles. Ce qui n’est généralement pas le cas dans les pays d’origine des demandeuses d’'asile.

Dans la décision commentée, par application logique de la définition du réfugié, le juge analyse la possibilité d’une protection adéquate pour la requérante par ses autorités nationales et conclut à son inexistence (4.2.13). Il s’agit en effet d’une étape clef dans le raisonnement de détermination du statut de réfugié. Dans son raisonnement, le CGRA n’était pas arrivé à cette étape puisqu’il estime que le récit de la requérante n’est pas crédible et ne lui octroie pas le bénéfice du doute.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : CCE, 20 décembre 2018, n° 214 378  

Doctrine :

- Geertz C., Local Knowledge, New York, Basic Books, 1983 ;

- HCR, Au-delà de la preuve. Évaluation de la crédibilité dans les systèmes d’asile européens (résumé), mai 2013 ;

- Herlihy J., Gleeson K. & Turner S., « What assumptions about Human Behaviour Underlie Asylum Judgments ? », I.J.R.L., 2010, vol. 22, n° 3, pp. 351-366 ;

- KäLin W., « Troubled Communication: Cross-Cultural Misunderstandings in the Asylum Hearing », International Migration Review, 1986, vol. 20, n° 2, pp. 230-241 ;

- Kagan M., « Is Truth in the Eye of the Beholder ? Objective Credibility Assessment in Refugee Status Determination », Georgetown Immigration Law Journal, 2003, vol. 17, n° 3, pp. 367-415 ;

- Markus H. R. & Kitayama S., « A collective fear of the collective: Implications for selves and theories of selves », Personality and Social Psychology Bulletin, 1994, vol. 20, n° 5, pp. 568-579 ;

- Tversky A. & Kahneman D., « Judgment under Uncertainty: Heuristics and Biases », Science, vol. 185, n° 4157, pp. 1124-1131 ;

- Van Veldhuizen T., Where I come from and how I got here. Assessing Credibility in Asylum Cases, Enschede, Gildeprint Drukkerijen, 2017 ;

Pour citer cette note : H. Gribomont, « Des violences conjugales (in)vraisemblables », Cahiers de l’EDEM, février 2019

 


[1] Avant la réforme apportée par la loi du 21 novembre 2017, le libellé de la disposition consacrait explicitement le principe du bénéficie du doute. La disposition actuelle reprend désormais la lettre de la directive qualification. L’exposé des motifs de la loi de réforme affirme que la modification terminologique ne saurait impacter le contenu de la notion tel qu’interprété par le CGRA et le CCE.

[2] HCR, Au-delà de la preuve. Évaluation de la crédibilité dans les systèmes d’asile européens (résumé), mai 2013, p. 30. Voy. H. R. Markus & S. Kitayama, « Culture and the self: Implications for cognition, emotion, and motivation », Psychological Review, 1991, vol. 98, n° 2, pp. 568-579 ; A. Tversky & D. Kahneman, « Judment under Uncertainty: Heuristics and Biases », Science, vol. 185, n° 4157, pp. 1124-1131.

[3] C. Geertz, Local Knowledge, New York, Basic Books, 1983, pp. 75-76.

[4] J. Herlihy, K. Gleeson & S. Turner, « What assumptions about Human Behaviour Underlie Asylum Judgments ? », I.J.R.L., 2010, vol. 22, n° 3, p. 363.

[5] C. Jarvis, « The Judge as Juror Re-visited », Immigration Law Digest, 2003, pp. 7-23.

[6] J. Herlihy, K. Gleeson & S. Turner, op. cit., p. 363.

[7] W. KäLin, « Troubled Communication: Cross-Cultural Misunderstandings in the Asylum Hearing », International Migration Review, 1986, vol. 20, n° 2, p. 236.

[8] T. Van Veldhuizen, Where I come from and how I got here. Assessing Credibility in Asylum Cases, Enschede, Gildeprint Drukkerijen, 2017, p. 64.

[9] C. Jarvis, « The Judge as Juror Re-visited », Immigration Law Digest, 2003, pp. 7-23.

[10] M. Kagan, « Is Truth in the Eye of the Beholder ? Objective Credibility Assessment in Refugee Status Determination », Georgetown Immigration Law Journal, 2003, vol. 17, n° 3, p . 390.

[11] La réception de ces principes par le CCE diffère selon les chambres francophones et néerlandophones. Pour une analyse récente, voy. la note de NANSEN.

[12] Nous nous réservons de discuter de l’effectivité de ceux-ci.

Photo : Rudi Jacobs, cce-rvv

 

Publié le 01 mars 2019