CCE, arrêt n°128.221 du 22 août 2014

Louvain-La-Neuve

L’incidence du statut de mère célibataire et d’enfant hors-mariage en Guinée sur la détermination du statut de réfugié et les séquelles permanentes de l’excision comme crainte autonome de persécution.

Dans l’arrêt commenté, le Conseil du contentieux des étrangers reconnaît la qualité de réfugié à une mère peule célibataire et à son enfant né hors-mariage. Il détermine, à cette occasion, une liste de balises à appliquer pour analyser le besoin de protection de ces profils particuliers et vulnérables. Il éclaire également sa jurisprudence sur les conséquences physiques et psychiques permanentes de l’excision invoquée comme crainte de persécution continue.

Art. 48/3 de la loi du 15 décembre 1980 – Détermination du statut de réfugié – Guinée – Excision – Statut de mère célibataire – Statut d’enfant né « hors-mariage » – Reconnaissance.

A. La décision commentée

La requérante est de nationalité guinéenne, d’origine ethnique peule, et de religion musulmane.

Arrivée en Belgique en juin 2009, elle invoque à l’appui de sa demande d’asile le fait d’avoir eu un enfant né hors mariage, son excision, et le fait que son père l’ait mariée sans son accord.

Ses deux premières demandes d’asile se sont clôturées par des décisions négatives.

L’arrêt commenté est rendu dans le cadre de la troisième demande d’asile de la requérante.

La décision de refus du statut de réfugié et du statut de protection subsidiaire prise par le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (ci-après : C.G.R.A.) est d’abord motivée par le fait que les problèmes invoqués par la requérante n’ont pas été jugés crédibles dans le cadre de sa première demande d’asile, ce qui fut confirmé par le Conseil du contentieux des étrangers (ci-après : C.C.E.) dans un arrêt jouissant de l’autorité de chose jugée. Le C.G.R.A. rappelle en outre que les nouveaux éléments fournis à l’appui de la seconde demande d’asile de la requérante n’avaient pas été jugés suffisants pour changer le sens de la décision.

A l’appui de sa troisième demande d’asile, la requérante dépose des nouveaux éléments : une lettre manuscrite provenant d’une amie, une carte d’identité scolaire, une convocation au nom de son ami, un passeport à son nom. Elle invoque en outre des problèmes physiques et psychologiques suite à son excision – le C.C.E. avait, dans un premier arrêt relatif à la troisième demande d’asile de la requérante, demandé des mesures d’instruction complémentaires sur ce point - et sa qualité de mère peule célibataire.

Sa demande de protection internationale s’articule dès lors autour de trois craintes, liées au mariage forcé qui lui a été imposé par son père, au caractère permanent des séquelles de l’excision subie à un jeune âge, et à son statut de mère d’un enfant né hors mariage.

Le C.G.R.A. considère tout d’abord que les nouveaux éléments ne démontrent pas que les instances d’asile auraient pris une décision différente si ces éléments avaient été portés à sa connaissance lors des demandes d’asile précédentes de la requérante. Il rejette ensuite l’argument tiré des conséquences physiques et psychologiques dommageables de l’excision de la requérante, arguant du fait qu’elle ne les avait pas exprimées dans ses demandes d’asile précédente, ainsi que du manque de précision de ses propos quant à ce. Aucun développement particulier n’est consacré, dans la motivation du C.G.R.A., au statut de mère d’un enfant né hors mariage de la requérante.

Le C.C.E. va, quant à lui, analyser successivement les trois craintes distinctes de la requérante.

Quant à la réalité du mariage forcé allégué par la requérante, il confirme la motivation du C.G.R.A., estimant qu’aucun des nouveaux documents produits par la requérante n’est de nature à rétablir la crédibilité défaillante de son récit.

Quant au caractère permanent et actuel des séquelles engendrées par l’excision, attestée par les certificats médicaux déposés, le C.C.E. estime qu’on ne peut assimiler à un acte de persécution au sens de la Convention de Genève le caractère permanent des conséquences physiques et psychologiques de l’excision. Pour le Conseil, « la protection internationale offerte par la Convention de Genève a pour objectif de fournir à un demandeur une protection contre de possibles persécutions, et non de permettre la réparation de dommages inhérents à une persécution antérieurement subie » (point 6.6.3.1. de l’arrêt). Mais le Conseil ajoute immédiatement un tempérament à cette position de principe. Il affirme « qu’il faut réserver les cas dans lesquels, en raison du caractère particulièrement atroce de la persécution subie – eu égard à sa nature intrinsèque, aux circonstances dans lesquelles elle s’est déroulée, et à l’importance des conséquences psychologiques et physiques engendrées, la crainte de l’intéressée est exacerbée à un point tel, qu’un retour dans le pays d’origine où cette persécution a été rendue possible est inenvisageable. La prise en considération d’un tel état de crainte devra être appréciée en fonction de l’expérience personnelle vécue par l’intéressée, de sa structure psychologique individuelle, de l’étendue des conséquences physiques et psychiques constatées, et de toutes les autres circonstances pertinentes de l’espèce ». Dans un tel cas de figure, la charge de la preuve repose au premier chef, selon le C.C.E., sur la partie requérante. En l’espèce, le Conseil conclut à l’absence d’un état de crainte persistante et exacerbée qui ferait obstacle à toute perspective raisonnable de retour dans son pays.

Quant à la crainte de persécution alléguée par la requérante en raison de son statut de mère célibataire et du statut d’enfant « hors-mariage » de son fils, le C.C.E. constate qu’il s’agit de la raison première de la demande d’asile de la requérante, et que celle-ci a invoqué cette crainte à de nombreuses reprises et dès sa première demande d’asile.

Après une lecture attentive des documents déposés tant par la partie requérante que par la partie adverse, le Conseil conclut à l’existence d’informations contradictoires, se traduisant par deux visions différentes du phénomène des mères célibataires ayant un enfant « hors-mariage ». D’une part, selon une perception tolérante de ce phénomène, dit le C.C.E., une distinction est faite entre le milieu urbain et le milieu rural : dans le premier, les mères célibataires seraient « largement tolérées », même si « mal vues » ; dans le second, « en fonction du statut social de la famille, il peut arriver que la jeune mère soit sanctionnée (par le renvoi ou des violences physiques, rarement la répudiation) ». D’autre part, selon une perception répressive du phénomène, « que ce soit en milieu rural ou en milieu urbain, (…) les grossesses des filles avant le mariage continuent de relever du domaine du mal et de l’humiliation. C’est le déshonneur pour les parents. Le comportement des familles peu instruites ou pratiquant souvent un islam radical ira de la violence familiale à la répudiation de la mère dans les cas extrêmes. La fille pourrait être chassée du domicile familial (…) ». En outre, chez les peuls, « une fille mère ne pourra jamais se marier au père de son enfant adultérin, même si c’est ce dernier qui se trouve être l’élu de son cœur ». Les mères célibataires renvoyées de chez elles n’ont souvent d’autre choix que de se tourner vers la prostitution. Certaines des filles mères « préféreront abandonner leur progéniture chez des parents, tandis que d’autres n’hésitent pas à tuer le nouveau-né » (point 6.6.4.3.3. de l’arrêt).

Le C.C.E. ajoute que, dans le cadre de l’une ou l’autre approche, les informations objectives s’accordent à dire que « l’attitude de la communauté et de la famille de la mère célibataire sera principalement dictée par les valeurs du groupe ethnique dont cette dernière est issue », avec de fortes tensions particulièrement chez les Peuls et les Malinkés. Il observe également que le sort des enfants nés hors mariage est souvent très précaire, jusqu’à, parfois, pouvoir être frappé d’ostracisme.

Le C.C.E. en conclut qu’il faut dès lors tenir compte, dans chaque cas d’espèce, de la perception de la grossesse hors mariage par la famille et la communauté de la jeune fille, « selon le degré d’ouverture au mode de vie moderne, selon l’origine ethnique, selon la prégnance de la religion et selon la région de provenance. La même conclusion s’impose concernant la situation des enfants nés hors mariage, leur sort dépendant en grande partie de celui réservé à leur mère et lui étant dès lors nécessairement lié » (point 6.6.4.3.4. de l’arrêt).

Appliquant ces principes au cas d’espèce, le Conseil conclut que les faits relatés par la partie requérante peuvent s’analyser comme des violences physiques et mentales et comme des actes dirigés contre une personne en raison de son sexe au sens de l’article 48/3, §2, alinéa 2, a et f de la loi du 15 décembre 1980. Il explique que, dans la société guinéenne, les personnes d’un même sexe (en l’espèce, les femmes) peuvent constituer un certain groupe social au sens de l’article 48/3, §4 de la loi du 15 décembre 1980. Il affirme enfin que, en cas de retour, la requérante ne pourra compter sur une protection adéquate de ses autorités nationales, au vu de son profil spécifique, et au vu de la situation générale en Guinée qui, en soi, « peut constituer une entrave supplémentaire dans la recherche et l’obtention d’une protection effective des autorités guinéennes » (points 6.6.6.3. de l’arrêt). Il conclut enfin à l’absence d’alternative de protection interne, compte tenu de la situation personnelle et familiale de la requérante, et des conditions sécuritaires prévalant en Guinée. En conséquence, il octroie à la requérante et à son enfant la qualité de réfugiési.

B. Éclairage

L’arrêt commenté a été prononcé par trois juges ; ses enseignements sont d’autant plus importants, et ce à deux niveaux : d’une part, sur l’analyse des séquelles permanentes de l’excision comme persécution continue ; d’autre part, sur le statut de mère célibataire d’un enfant né hors mariage en Guinée.

1. Le caractère permanent et actuel des séquelles engendrées par l’excision comme acte de persécution

Dans l’arrêt commenté, le C.C.E. estime qu’on ne peut, de manière générale, assimiler à un acte de persécution au sens de la Convention de Genève le caractère permanent des conséquences physiques et psychologiques de l’excision.

Malgré cette position de principe, il faut saluer le fait que le C.C.E. laisse certaines portes ouvertes à la reconnaissance de ces conséquences de l’excision comme crainte de persécution actuelle et continue.

Il détermine en effet une série de critères qui, s’ils sont remplis, doivent entraîner la reconnaissance de la qualité de réfugié pour une femme invoquant comme crainte de persécution les séquelles permanentes de son excision. Les critères sont les suivants :

  • caractère « particulièrement atroce » de la persécution subie : le C.C.E. vise probablement la gradation dans les différents types d’excisions pratiquées ;
  • circonstances dans lesquelles s’est déroulée l’excision ;
  • importance des conséquences psychologiques et physiques engendrées par l’excision ;
  • crainte « exacerbée à un point tel qu’un retour dans le pays d’origine où cette persécution a été rendue possible est inenvisageable » ;
  • appréciation en fonction de « l’expérience personnelle vécue » par la demandeuse d’asile, « de sa structure psychologique individuelle, de l’étendue des conséquences physiques et psychiques constatées, et de toutes les autres circonstances pertinentes de l’espèce ».

Cette jurisprudence du CCE tend à se rapprocher du point de vue du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés qui, dans son rapport de mai 2009[1], affirmait :

« 14. The permanent and irreversible nature of FGM as described earlier, however, supports a finding that a woman or girl who has already undergone the practice before she seeks asylum, may still have a well-founded fear of future persecution. Depending on the individual circumstances of her case and the particular practices of her community, she may fear that she could be subjected to another form of FGM and/or suffer particularly serious long-term consequences of the initial procedure. In other words, there is no requirement that the future persecution feared should take an identical form to the one previously endured, as long as it can be linked to a Convention ground.

15. Furthermore, even if the mutilation is considered to be a one-off past experience, there may still be compelling reasons arising from that past persecution to grant the claimant refugee status. This may be the case where the persecution suffered is considered particularly atrocious, and the woman or girl is experiencing ongoing and traumatic psychological effects, rendering a return to the country of origin intolerable. »

Il faut en outre remarquer que le C.C.E. affirme que le fait d’invoquer les séquelles de l’excision comme crainte autonome de persécution dès le début de la procédure d’asile constitue un « indice du caractère réellement rémanent de cette crainte » (point 6.6.3.2. de l’arrêt). On ne saurait que trop insister, à cet égard, sur l’importance d’une préparation adéquate et approfondie des demandeuses d’asile par leurs avocats avant l’audition, et ce d’autant plus qu’il est parfois difficile d’aborder la problématique de l’excision pour certaines femmes.

Il faut également insister sur l’importance du dépôt de certificats médicaux circonstanciés et d’attestations psychologiques détaillées pour étayer, dans chaque cas individuel, les déclarations des demandeuses d’asile quant aux conséquences physiques et psychologiques de l’excision.

L’arrêt commenté doit être salué, en ce que le C.C.E. considère clairement que, dans certaines circonstances, l’excision peut constituer une crainte autonome de persécution et engendrer la reconnaissance de la qualité de réfugié. Il est intéressant de noter qu’il se réfère, à cet égard, à l’article 1er, C, §5 de la Convention de Genève, qui autorise, malgré le changement de circonstances dans le pays d’origine ou malgré l’ancienneté des faits, la reconnaissance de la qualité de réfugié à un demandeur d’asile « qui peut invoquer, pour refuser de se réclamer de la protection du pays dont il a la nationalité, des raisons impérieuses tenant à ses persécutions antérieures ».

2. Le statut de mère célibataire et d’enfant né « hors-mariage » en Guinée

L’arrêt commenté doit également être salué en ce qu’il reconnaît à juste titre que le statut de mère célibataire d’un enfant né hors mariage peut, en Guinée, entraîner, pour la demandeuse d’asile et son enfant, la reconnaissance du statut de réfugié.

Distinguant une perception « tolérante » du phénomène des mères célibataires en Guinée d’une perception « répressive », le C.C.E. incite à faire preuve de prudence dans l’analyse de telles demandes d’asile, au vu du profil particulièrement vulnérable des demandeurs, et au vu de la multiplicité d’informations, parfois contradictoires, dont on dispose sur le sujet.

Ici aussi, il détermine une série de critères et de recommandations pouvant servir de balises à l’analyse. Il faut tenir compte :

  • de l’attitude de la communauté et de la famille de la mère célibataire ;
  • des valeurs du groupe ethnique dont la mère célibataire est issue ;
  • du degré d’ouverture au monde moderne de la communauté ou de la famille de la mère célibataire ;
  • de l’origine ethnique de la mère célibataire ;
  • de la prégnance de la religion dans la communauté de la mère célibataire ;
  • de la région de provenance de la mère célibataire.

Il est intéressant de noter que le C.C.E. lie très clairement le sort de l’enfant né hors mariage à celui de sa mère, affirmant que leur sort dépend « en grande partie de celui réservé à leur mère et lui étant dès lors nécessairement lié » (point 6.6.4.3.4. de l’arrêt).

On ne peut à cet égard s’empêcher de faire le rapprochement avec un autre arrêt rendu par le C.C.E., l’arrêt n°125.752 du 18 juin 2014, où il s’agit également de demandes d’asile introduites par une mère et son enfant. Dans cet arrêt, le C.C.E. a reconnu la qualité de réfugiée à une fille mineure encore non excisée, affirmant l’existence d’une crainte subjective de persécution en cas de retour dans son chef, au vu du risque élevé de subir une excision en Guinée, mais a dans le même temps refusé la qualité de réfugiée à la mère de cette fillette, arguant de l’absence de crainte de persécution dans son chef.

Outre que cette décision pose question au regard du principe de l’unité familiale[2], elle semble également en contrariété avec l’arrêt commenté. En effet, dans l’arrêt commenté, le C.C.E. affirme que le sort de l’enfant d’une mère célibataire est intimement lié à celui de sa mère et que, dès lors, la qualité de réfugié doit lui être reconnue. Pourquoi ne pas faire la même chose dans le cas d’une mère d’une fillette guinéenne non excisée, et affirmer que le sort de cette maman, ne souhaitant pas faire exciser sa fille, et intimement lié au sort de cette dernière ?

M.L.

C. Pour en savoir plus

Lire l’arrêt : C.C.E., 22 août 2014, n° 128.221.

Jurisprudence : C.C.E., 18 juin 2014, n° 125.752.

Pour citer cette note : M. Lys, « L’incidence du statut de mère célibataire et d’enfant hors-mariage en Guinée sur la détermination du statut de réfugié et les séquelles permanentes de l’excision comme crainte autonome de persécution », Newsletter EDEM, octobre 2014.


[2] Voy. Ch. Flamand, « L’unité familiale, en droit des réfugiés », obs. sous C.C.E., 18 juin 2014, n° 125.752, R.D.E., 2014, n° 177, pp. 253-260.

Publié le 14 juin 2017