Cons. Const. (France), décision n° 2018-717/718 Q.P.C. du 6 juillet 2018

Louvain-La-Neuve

Le délit de solidarité jugé contraire au principe de fraternité

Le Conseil constitutionnel français consacre la valeur constitutionnelle du principe de fraternité. Il précise qu’il résulte de ce principe la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national. Il juge l’incrimination de l’aide à la circulation irrégulière, y compris si elle constitue l’accessoire de l’aide au séjour de l’étranger et si elle est motivée par un but humanitaire, contraire aux exigences découlant du principe de fraternité. Enfin, il précise que ce principe exige que toute acte d’aide au séjour irrégulier ou à la circulation irrégulière, posé dans un but humanitaire, bénéficie d’une immunité pénale.

Délit de solidarité – Articles L. 622-1 et L. 622-4 du Code de l’entrée et de séjour des étrangers et du droit d’asile – Principe de fraternité – Liberté d’aider autrui sans considération de la régularité de son séjour.

Christelle Macq

A. Arrêt

1. Rétroactes

Aux termes de l’arrêt commenté, le Conseil constitutionnel français répond à une question prioritaire de constitutionnalité posée par la Cour de cassation française portant sur les articles L. 622-1 et L. 622‑4 du Code de l’entrée et de séjour des étrangers et du droit d’asile (ci-après « CESEDA »). Ces dispositions répriment le fait pour toute personne d’avoir, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d’un étranger en France. L’article L. 622‑4 du CESEDA prévoit une exemption pénale applicable, toutefois, au seul délit d’aide au séjour irrégulier à l’exception de l’aide à l’entrée et à la circulation. Par ailleurs, les actes couverts par cette exemption pénale sont limitativement énumérés dans la loi. Seuls les actes de conseils juridiques bénéficient d’une exemption pénale quelle que soit la finalité poursuivie par la personne apportant son aide. Si l’aide apportée est une prestation de restauration, d’hébergement ou de soins médicaux, la personne fournissant cette aide ne bénéficie d’une immunité pénale que si cette prestation est destinée à assurer des conditions de vie dignes et décentes à l’étranger. L’immunité n’existe, pour tout autre acte, que s’il vise à préserver la dignité ou l’intégrité physique de l’étranger. Précisons que suite à cet arrêt du Conseil constitutionnel, ces articles incriminant l’aide à l’immigration irrégulière ont été modifiés par le législateur français[1].

La Cour de cassation était saisie par Cédric Herrou, condamné à une peine de quatre mois d’emprisonnement avec sursis pour avoir aidé à l’entrée, la circulation, ou au séjour irrégulier d’étrangers par la Cour d’appel d’Aix-en-Provence au mois d’août 2017[2]. Cette dernière lui reprochait d’avoir accueilli et transporté des migrants sachant qu’ils ne disposaient pas de titres de séjour. Soulignant le fait que les actions de Cédric Herrou « s’inscrivent dans une démarche d’action militante en vue de soustraire des étrangers aux contrôles mis en place par les autorités pour appliquer les dispositions légales relatives à l’immigration », la Cour d’appel lui refusait le bénéfice de l’exemption pénale prévue par l’article L. 622-4 du CESEDA[3]. Cet arrêt réforme, pour partie, le jugement rendu, en première instance, par le tribunal correctionnel de Nice. Celui-ci avait considéré que Cédric Herrou pouvait bénéficier de cette cause de justification pour ce qui concernait les faits constitutifs d’aide au séjour irrégulier[4]. Le tribunal correctionnel de Nice insistait sur le caractère humanitaire des actions menées par l’intéressé, soulignant qu’il avait croisé « des personnes d’origine africaine, parfois très jeunes, marchant sur des routes sans trottoir, présentant pour leur sécurité un véritable danger, personnes qu’il décrit comme étant dans un état de total dénuement, hargardes, épuisées, frigorifiées, vêtues et chaussées de façon inappropriée, parfois malades […] affaiblies après plusieurs heures, parfois plusieurs jours de marche, n’ayant pas mangé depuis plusieurs jours, présentant des problèmes de santé importants et notamment des difficultés à la marche, des plaies au pied, une fatigue nécessitant un véritable repos »[5]. Précisons que le tribunal correctionnel de Nice avait toutefois jugé qu’il ne pouvait bénéficier de cette exemption pénale pour les migrants qu’il avait pris en charge en Italie, s’agissant d’aide à l’entrée et à la circulation à laquelle l’exemption pénale n’est pas applicable. Il avait été condamné pour ces faits à une amende de 3000 euros avec sursis.

Cédric Herrou s’est pourvu devant la Cour de cassation contre la décision rendue par la Cour d’appel d’Aix-en-Provence. À cette occasion, il invite cette dernière à poser au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité portant sur la conformité des dispositions sanctionnant l’aide au séjour, au transit et à la circulation des étrangers en séjour irréguliers, avec le principe de fraternité[6]. L’article 61-1 de la Constitution française autorise tout justiciable à contester, devant le juge en charge de son litige, la constitutionnalité d’une disposition législative applicable à son affaire parce qu’elle porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit. Il appartient ensuite à la Cour de cassation ou au Conseil d’État de transmettre au Conseil constitutionnel cette question pour autant que les conditions prévues par la loi soient rencontrées. L’article 23-4 de la loi organique du 10 décembre 2009 relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution précise qu’il est procédé au renvoi d’une question prioritaire de constitutionnalité devant le Conseil constitutionnel lorsque celle-ci « est nouvelle ou présente un caractère sérieux »[7]. En l’espèce, la Cour de cassation juge ces conditions réunies[8] et renvoie cette question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel dans les termes suivants :

« En édictant les dispositions combinées des articles L. 622-1 et L. 622-4 du Code de l’entrée et de séjour des étrangers et du droit d’asile, en ce que, d’une part, elles répriment le fait pour toute personne d’avoir, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d’un étranger en France même pour des actes purement humanitaires qui n’ont donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte et, d’autre part, elles ne prévoient une possible exemption qu’au titre du seul délit d’aide au séjour irrégulier d’un étranger en France et non pour l’aide à l’entrée et à la circulation, le législateur a-t-il porté atteinte au principe constitutionnel de fraternité, au principe de nécessité des délits et des peines et au principe de légalité des délits et des peines ainsi qu’au principe d’égalité devant la justice garantis respectivement par les articles 8 et 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ? »[9].

2. Décision du Conseil constitutionnel

Le Conseil constitutionnel répond à cette question en commençant par reconnaître et par consacrer la valeur constitutionnelle du principe de fraternité. Renvoyant à l’article 2 de la Constitution française ainsi qu’à son préambule consacrant l’idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité, il en déduit que le principe de fraternité est un principe à valeur constitutionnelle. Il précise ensuite que découle de ce principe de fraternité, la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national. Toutefois, il souligne : « aucun principe non plus qu’aucune règle de valeur constitutionnelle n’assure aux étrangers des droits de caractère général et absolu d’accès et de séjour sur le territoire national ». Dès lors, il rappelle que « cette exigence de fraternité doit se concilier avec la sauvegarde de l’ordre public ».

Il en vient ensuite à un examen de la conformité des dispositions critiquées avec les exigences découlant du principe de fraternité.

Le Conseil constitutionnel était, premièrement, appelé à statuer sur la conformité avec ce principe, des dispositions de l’article L. 622-1, combinées avec les dispositions du premier alinéa de l’article L. 622-4 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. En l’espèce, il considère qu’en réprimant toute aide apportée à la circulation de l’étranger en situation irrégulière, y compris si elle constitue l’accessoire de l’aide au séjour de l’étranger et si elle est motivée par un but humanitaire, le législateur n’a pas assuré une conciliation équilibrée entre l’exigence de sauvegarde de l’ordre public et le principe de fraternité.

Le Conseil était, ensuite, appelé à vérifier la conformité de l’article 622-4, 3° du CESEDA avec les exigences découlant du principe de fraternité. Il relève que:

« [Cette] disposition prévoit que lorsqu’il est apporté une aide au séjour à un étranger sur le territoire français sans contrepartie directe ou indirecte, par une personne autre qu’un membre de la famille proche de l’étranger […], seuls les actes de conseils juridiques bénéficient d’une exemption pénale quelle que soit la finalité poursuivie par la personne apportant son aide. Si l’aide apportée est une prestation de restauration, d’hébergement ou de soins médicaux, la personne fournissant cette aide ne bénéficie d’une immunité pénale que si cette prestation est destinée à assurer des conditions de vie dignes et décentes à l’étranger. L’immunité n’existe, pour tout autre acte, que s’il vise à préserver la dignité ou l’intégrité physique de l’étranger ».

Le Conseil estime qu’en limitant l’exemption pénale aux seuls actes énumérés dans la loi, le législateur n’a pas « opéré une conciliation manifestement déséquilibrée entre le principe de fraternité et l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public ». Toutefois, il émet quelques réserves. Il précise que ces dispositions ne sauraient, sans méconnaître le principe de fraternité, être interprétées autrement que comme s’appliquant à tout acte d’aide apporté dans un but humanitaire. Ainsi, cette disposition ne saurait être considérée comme conforme au principe de fraternité que pour autant que l’exemption pénale qu’elle édicte ne soit interprétée comme s’appliquant à tout acte posé dans un but humanitaire.

Le Conseil conclut en revenant sur les effets de cette déclaration d’inconstitutionnalité. Il invite à la révision des dispositions déclarées inconstitutionnelles, de manière à en exclure les actions humanitaires et désintéressées, tout en précisant qu’il ne lui appartient pas d’indiquer les modifications qui doivent être retenues pour remédier à cette inconstitutionnalité. Il attire l’attention sur le fait que « l’abrogation immédiate des dispositions contestées aurait pour effet d’étendre les exemptions pénales prévues par l’article L. 622-4 aux actes tendant à faciliter ou tenter de faciliter l’entrée irrégulière » et entraînerait « des conséquences manifestement excessives ». Il fixe, par conséquent, au 1er décembre 2018, l’abrogation de ces dispositions.

B. Éclairage

Cette décision produit des enseignements essentiels.

Premièrement, le Conseil constitutionnel français consacre, pour la première fois, la valeur constitutionnelle du principe de fraternité. Bien que le principe de fraternité soit inscrit dans la Constitution française depuis de nombreuses années, le Conseil constitutionnel n’en avait encore jamais reconnu la valeur constitutionnelle[10]. La décision commentée lui donne l’opportunité d’élever le principe de fraternité au rang de principe de droit à valeur constitutionnelle et de définir les exigences qui en découlent. Le Conseil précise qu’il résulte du principe de fraternité la liberté d’aider autrui dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national. Le principe de fraternité est universel et doit être garanti sans considération de nationalité ou de régularité de séjour. Bien que l’on ne puisse prédire la consistance et l’importance qui lui seront données à l’avenir, la consécration du principe de fraternité par le Conseil constitutionnel offre de nouvelles perspectives. Il constitue, a minima, un instrument de protection des droits des étrangers en séjour irrégulier ainsi que de ceux qui leur viennent en aide.

Deuxièmement, si cette décision est difficilement transposable aux autres ordres juridiques nationaux des États membres de l’Union européenne, elle constitue une invitation à la réflexion pour tous les dirigeants européens. Il est bon de rappeler l’importance qu’il convient d’attacher aux valeurs de fraternité et de solidarité. Une directive européenne invite les États membres de l’Union européenne à sanctionner l’aide à l’immigration irrégulière[11]. Elle les autorise, toutefois, à exempter de toute sanction pénale ceux qui auraient apporté une aide « dans un but humanitaire »[12]. La décision du Conseil constitutionnel est l’occasion de rappeler que de nombreux actes d’aide au séjour irrégulier, à la circulation ou l’entrée irrégulières, sont posés dans l’unique objectif de venir en aide à des « frères » humains, dans un souci de fraternité. Parce que ces frères humains, contraints à l’exil pour des raisons d’ordre sociales, économiques mais également d’ordre vitales se retrouvent bien souvent placés dans des situations de détresse humaine, qu’il est impossible d’ignorer.

Cet arrêt pourrait, en outre, constituer une source d’inspiration pour d’autres Cours suprêmes européennes, en ce compris notre Cour constitutionnelle. Précisons que la fraternité ne se trouve nulle part inscrite dans notre Constitution. Notre Cour constitutionnelle ne pourrait, par conséquent, être amenée à reconnaître au principe de fraternité une valeur constitutionnelle. D’autres valeurs consacrées par notre Constitution, telles que la dignité humaine, pourraient, toutefois, dans le même sens que celui dégagé par le Conseil constitutionnel français, amener notre Cour constitutionnelle à garantir la liberté d’aider autrui sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national.

Une telle intervention serait-elle pour autant nécessaire à condamner l’infraction d’aide à l’immigration illégale en droit belge ? À quoi s’exposent ceux qui hébergent, soignent, collectent du matériel, apportent aide et assistance aux étrangers transitant ou séjournant irrégulièrement sur le territoire belge, dans un but humanitaire? Sont-ils condamnables pénalement?

En droit belge, les comportements d’aide à l’immigration irrégulière sont sanctionnés pénalement par les articles 77 et 77bis de la loi du 15 décembre 1980 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers (ci-après « la loi du 15 décembre 1980 »). Une confusion est parfois faite entre ces deux dispositions qui ne couvrent pourtant pas le même type de comportements. L’article 77bis de la loi du 15 décembre 1980 incrimine le trafic d’êtres humains, défini comme la contribution à l’entrée, le transit et le séjour dans un but de lucre tandis que l’article 77 de la loi du 15 décembre 1980 incrimine l’aide à l’immigration irrégulière sans exiger que celle-ci n’ait été offerte dans un but lucratif. L’alinéa 2 de l’article 77 restreint toutefois sensiblement le champ d’application de cette disposition, précisant ne pas s’appliquer lorsque « l'aide est offerte pour des raisons principalement humanitaires ». Cette notion « d’aide offerte pour des raisons principalement humanitaires », définie de manière succincte dans les travaux préparatoires[13], a fait l’objet d’interprétations jurisprudentielles restrictives[14], qui ont conduit le collège des procureurs généraux à en préciser la portée par voie de circulaire[15]. En conclusion et au terme de cette circulaire, le collège des procureurs généraux appelle les parquets à éviter que des poursuites ne soient diligentées sur pied de l’article 77 « lorsque des organisations, des travailleurs sociaux ou des individus apportent l’aide visée à l’article 77 en dehors de tout objectif économique ou criminel ».

Il ressort du texte de cette circulaire que le collège des procureurs généraux a clairement souhaité exclure toute poursuite du chef de l’infraction visée à l’article 77 en dehors de situations d’abus. Toutefois, la référence à l’absence de but économique et criminel nous paraît insuffisante à cet égard. Si la référence à l’absence de but économique nous paraît à même d’exclure du champ d’application de l’article 77 l’aide à l’immigration illégale apportée de manière principalement altruiste, nous sommes plus réservés quant à la référence à l’absence de but criminel. La poursuite d’un but altruiste est–elle nécessairement antagoniste de la poursuite d’un but criminel ? Une personne qui aurait aidé sciemment et volontairement à l’entrée, au transit ou au séjour d’un étranger en séjour irrégulier sans volonté quelconque d’en abuser ne pourrait-elle être considérée comme poursuivant à la fois un but altruiste et criminel ? Ce serait alors le serpent qui se mord la queue… Cela témoigne toutefois du manque de clarté de l’expression reprise à l’article 77, alinéa 2, ainsi que de l’inconsistance de l’interprétation qui en est donnée par le législateur et le collège des procureurs généraux.

L’article 77bis de la loi du 15 décembre 1980 qui définit le trafic d’êtres humains comme le fait de contribuer à l’entrée au séjour ou au transit d’un étranger dans le but d’en tirer un avantage patrimonial nous paraît également couvrir un champ d’application trop large que pour exclure toute condamnation de personnes ayant agi sans aucune intention d’abuser de la vulnérabilité de migrants. La notion de but de lucre ne permet en effet pas de circonscrire cette incrimination à ceux qui en aurait tiré un avantage patrimonial disproportionné. La simple finalité lucrative suffisant à constituer le trafic, indépendamment de tout élément d’abus, une personne, animée de bonnes intentions, qui offrirait ses services à un étranger en séjour illégal, à un prix tout à fait raisonnable, rentre dans le champ d’application de cette notion. Il pourrait en être ainsi de celui qui dans une démarche altruiste loue un appartement à une famille de migrants. Il pourrait en être de même du chauffeur de taxi ou du chauffeur de bus qui, accepte de lui porter assistance en le transportant jusqu’à la frontière moyennant une contrepartie tout à fait raisonnable.

Les articles 77 et 77bis de la loi du 15 décembre 1980 gagneraient à être modifiés afin d’exclure clairement de leur champ d’application toute personne ayant agi sans intention aucune d’abuser de la vulnérabilité du migrant. Une alternative pourrait être de ne sanctionner l’aide à l’immigration irrégulière qu’à supposer qu’elle s’accompagne d’un abus de vulnérabilité. Ceci permettrait, d’une part, d’englober dans le champ d’application de cette infraction tout passeur abusant de la vulnérabilité de migrants peu importe la nature de cet abus et, d’autre part, d’en exclure clairement les personnes animées uniquement de louables intentions.

En attendant, il nous semble que d’autres valeurs consacrées par notre Constitution, telles que la dignité humaine, pourraient amener nos juridictions à garantir la liberté d’aider autrui sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national, dès lors que cette aide est offerte sans intention aucune d’abuser de la vulnérabilité du migrant. L’article 23, alinéa premier, de notre Constitution garantit à tous le droit à la dignité humaine. Certains en défendent l’applicabilité directe[16]. Il pourrait ainsi être « invoqué devant le juge pour empêcher ou faire cesser un traitement contraire à la dignité humaine, qu’il soit le fait de la puissance publique ou de personnes privées »[17]. Notre Cour constitutionnelle pourrait aller un pas plus loin et en déduire la liberté d’aider autrui, afin de lui garantir l’accès à des conditions de vie dignes d’un être humain, sans considération de la régularité de son séjour. Ceci impliquerait de reconnaître de manière plus concrète et effective que tout être humain en tant que tel et de par sa seule naissance, bénéficie d’une protection spécifique lui assurant le droit de jouir de conditions de vie dignes. Cela impliquerait, par ailleurs, d’admettre que la protection de la dignité de tout être humain doit, dans certaines circonstances, primer sur d’autres impératifs tels que la protection de notre souveraineté nationale. Nous en sommes encore loin. Actuellement, notre Cour constitutionnelle ne garantit pas de la même manière le droit à la dignité humaine des étrangers en séjour irrégulier que celui de nos nationaux[18]. La décision commentée incite toutefois à la rêverie.

À l’inverse, cette décision nous laisse, à certains égards, un goût de trop peu.

Nous regrettons son absence d’effectivité ainsi que les suites insuffisantes qui lui ont été réservées. Le Conseil constitutionnel conclut la décision commentée en s’en remettant au législateur français. Celui-ci s’est contenté de restreindre le champ d’application du délit de solidarité plutôt que de l’abolir. Une loi du 10 septembre 2018 modifiant, entres autres dispositions, l’article L 622-4 du CESEDA exonère ainsi de poursuite « toute personne physique ou morale lorsque l’acte reproché n’a donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte et a consisté à fournir des conseils ou accompagnements juridiques, linguistiques ou sociaux, ou toute autre aide apportée dans un but exclusivement humanitaire »[19]. Alors que le Conseil constitutionnel affirmait qu’une aide désintéressée au « séjour irrégulier » ne saurait être passible de poursuites, au nom du « principe de fraternité », les modifications introduites par la loi du 10 septembre 2018 ne nous paraissent pas suffire à garantir que de tels comportements ne soient pas, à l’avenir, sanctionnés pénalement. Ceci car, premièrement, la nouvelle loi continue à condamner de tels actes lorsqu’ils ont fait l’objet de contreparties, ce qui pourrait englober des actes militants posés de manière tout à fait désintéressée. Nous pensons, par exemple, au citoyen qui héberge un étranger en séjour irrégulier et à qui cet étranger offre d’initiative de ramasser les feuilles dans son jardin, de faire la vaisselle ou de cuisiner, animé par l’unique volonté de le remercier. Ne risque-t-on pas de considérer que l’aide offerte par ce citoyen a fait l’objet d’une contrepartie ? La notion de contrepartie mériterait d’être précisée afin d’exclure toute sanction des personnes ayant apporté à l’étranger en séjour irrégulier une aide « désintéressée » en dehors de toute optique d’abus. Par ailleurs, la nouvelle loi n’exclut du champ d’application de l’incrimination de l’aide au séjour et au transit que l’ « aide apportée dans un but exclusivement humanitaire », sans définir plus avant cette notion. Or, comme démontré ci-dessus dans le cadre de notre analyse des dispositions belges, cette notion sujette à interprétation, ne saurait suffire à exclure toute condamnation de personnes ayant agi sans intention aucune d’abuser de la vulnérabilité du migrant. Enfin, « l’aide à l’entrée irrégulière » reste un délit dans tous les cas puisque l’exemption pénale prévue à l’article L. 622-4 du CESEDA ne s’y applique pas.

On peut, dans le même sens, regretter que le Conseil constitutionnel n’ait pas été plus loin dans son raisonnement. Il affirme la nécessité d’exclure de toute poursuite ceux qui auraient agi dans un but humanitaire. La notion de but humanitaire n’est, toutefois, pas définie clairement. Il aurait été utile que le Conseil constitutionnel définisse avec précision ce qu’il fallait entendre par « tout acte d’aide apportée dans un but humanitaire » afin de garantir une protection absolue des personnes aidant au séjour, au transit ou à la circulation d’étrangers en séjour irrégulier dans une logique altruiste. L’acte humanitaire aurait pu y être défini comme constitutif de tout acte d’aide au séjour, à la circulation ou au transit irréguliers, posé sans aucune intention d’abuser de la vulnérabilité de l’étranger. Ceci aurait permis d’exclure clairement du champ d’application de cette incrimination toute personne ayant aidé au séjour, ou à la circulation d’un étranger en séjour irrégulier, animée de louables intentions.

Cette décision constitue donc une victoire importante dans la lutte pour le respect des droits des migrants et de ceux qui leur viennent en aide. Elle ne marque toutefois pas la disparition définitive du délit de solidarité puisqu’elle ne suffit pas à garantir, dans tous les cas, que ne soient plus condamnés à l’avenir ceux qui auraient aidés à l’entrée, au transit ou au séjour d’étrangers en séjour irréguliers dans un souci d’humanité.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : Cons. Const., décision n° 2018-717/718 Q.P.C. du 6 juillet 2018.

Législation française :

Articles L. 622-1 à L. 622-4 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile.

Loi n° 2018-778 du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d'asile effectif et une intégration réussie.

Législation belge :

Articles 77 et 77 bis de la loi du 15 décembre 1980 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers.

a href="https://www.om-mp.be/sites/default/files/u1/col_10_2010_-_article_77_loi_du_15.12.1980.pdf">Circulaire COL n°10/2010 du Collège des procureurs généraux près les cours d’appel.

Jurisprudence :

Cour de cassation française (chambre criminelle), 9 mai 2018, J.L.M.B., 2018, p.1242 et s., obs. P. Martens.

Aix-en-Provence (13e chambre), 8 août 2017, J.L.M.B., 2018, p.1378 et s., obs. P. Martens.

Corr. Nice, 10 février 2017, J.L.M.B., 2017, p. 519.

Doctrine :

Fr. Tulkens, « En France la fraternité est un principe à valeur constitutionnelle », J.T., 2018, pp. 625-627.

P. Martens, « La fraternité : une norme juridique ? », J.L.M.B., 2018, pp. 1243 à 1245.

P. Martens, « Sur la défondamentalisation des droits humains », J.L.M.B., 2017, pp. 1380 à 1383.

J. Fierens, « Existe-t-il un principe général du droit du respect de la dignité humaine ? », R.C.J.B., 2015, pp. 358 à 382.

Pour citer cette note : C. Macq, « Le délit de solidarité jugé contraire au principe de fraternité », Cahiers de l’EDEM, octobre 2018.

 


[1] Par la loi n° 2018-778 du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d'asile effectif et une intégration réussie, JORF n°0209 du 11 septembre 2018. Voy. infra pour les modifications portées par ce texte.

[2] Aix-en-Provence (13e chambre), 8 août 2017, J.L.M.B., 2018, pp. 1378 et s., obs. P. Martens, « Sur la défondamentalisation des droits humains », J.L.M.B., 2017, pp. 1380-1383.

[3] Ibid., p. 1379.

[4] Corr. Nice, 10 février 2017, J.L.M.B., 2017, p. 519.

[5] Ibid.

[6] Cass. fr. (chambre criminelle), 9 mai 2018, J.L.M.B., 2018, p.1243.

[8] Cass. fr. (chambre criminelle), 9 mai 2018, op. cit., p. 1243. Elle précise d’abord « que les dispositions législatives contestées sont applicables à la procédure et n’ont pas été déjà déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel » et juge ensuite que « la question, en ce qu’elle tend à ériger en principe constitutionnel, la fraternité, qualifiée d’idéal commun par le préambule de la Constitution du 4 octobre 1958, et reconnue comme l’une des composantes de la devise de la République par l’article 2 de ladite Constitution, principe que méconnaîtraient les dispositions législatives contestées, présente un caractère nouveau »

[9] Ibid.

[10] Fr. Tulkens, « En France la fraternité est un principe à valeur constitutionnelle », J.T., 2018, pp. 625-627.

[11] Voy. Directive 2002/90/CE du Conseil du 28 novembre 2002 définissant l'aide à l'entrée, au transit et au séjour irréguliers, J.O.C.E., 2002, L328/17. Celle-ci enjoint « chaque État membre à adopter des sanctions appropriée a) à l'encontre de quiconque aide sciemment une personne non ressortissante d'un État membre à pénétrer sur le territoire d'un État membre ou à transiter par le territoire d'un tel État, en violation de la législation de cet État relative à l'entrée ou au transit des étrangers; b) à l'encontre de quiconque aide sciemment, dans un but lucratif, une personne non ressortissante d'un État membre à séjourner sur le territoire d'un État membre en violation de la législation de cet État relative au séjour des étrangers. ». Voy. article 1er, § 1er, de la Directive.

[12] La directive 2002/90/CE prévoit d’ailleurs expressément que « tout État membre peut décider de ne pas imposer de sanctions à l'égard des comportements d’aide au transit et séjour irréguliers, dans les cas où ce comportement a pour but d'apporter une aide humanitaire à la personne concernée ». Voy. article 1er, § 2, de la Directive.

[15] Ibid.

[16] J. Fierens, « Existe-t-il un principe général du droit du respect de la dignité humaine ? », R.C.J.B., 2015, p. 372.

[17] Ibid.

[18] Voy. not. la jurisprudence de notre Cour constitutionnelle relative à l’article 57,§ 2, de la loi organique du 8 juillet 1976 des centres publics d'action sociale, M.B., 5 août 1976, limitant le droit à l’aide social des étrangers en séjour illégal à une aide médicale urgente : C. Const., 29 juin 1994, n° 51/94.

[19] Voy. la loi n° 2018-778 du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d'asile effectif et une intégration réussie, JORF n° 0209 du 11 septembre 2018.

Photo par Mbzt — Travail personnel, CC BY 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=17786499

Publié le 31 octobre 2018