Conseil d’Etat, arrêt n° 225.213 du 23 octobre 2013

Louvain-La-Neuve

La présomption fondée sur une persécution passée.

L’arrêt du C.C.E. qui ne répond pas à l’argument fondé sur la présomption se déduisant de la réalité d’une persécution passée fait l’objet d’un arrêt de cassation. Il en va de même si le C.C.E. ne prend pas en compte l’argument tenant à la vulnérabilité particulière du demandeur.

Loi du 15 décembre 1980 - Article 57/7bis (anciennement) - Présomption de crainte - Persécution passée.

A. Arrêt

Le requérant, de nationalité togolaise, a introduit un recours en cassation administrative devant le Conseil d’Etat contre un arrêt du C.C.E. confirmant une décision négative du C.G.R.A. Mineur non accompagné lors de son arrivée en Belgique, il a introduit une demande d’asile en invoquant avoir été maltraité par son père dont il n’était pas le fils biologique.

L’arrêt du C.C.E. centre son analyse sur l’absence de démonstration qu’il n’a pas eu accès à une protection effective de la part de ses autorités nationales. Les rapports relatifs à la difficulté d’obtenir une protection de la part de la police face à la violence sociétale ne sont pas jugés suffisants.

Devant ce premier juge, le requérant a exposé que les persécutions passées n’étaient pas remises en cause. Selon lui, il s’en déduisait une inversion de la charge de la preuve. Il appartenait au C.G.R.A. de démontrer que les persécutions ne se reproduiraient plus en cas de retour. Devant le C.E., le requérant reproche au C.C.E. de ne pas avoir répondu à cet argument et d’avoir uniquement centré son analyse sur l’absence d’une protection effective par les autorités nationales. Le C.E. donne raison au requérant et casse l’arrêt estimant que ce dernier n’a pas répondu à l’argument tiré de l’article 57/7bis de la loi du 15 décembre 1980 (ci-après « loi 1980 »)[1].

Le C.E. suit également l’argumentation du requérant en ce qui concerne le défaut de motivation adéquate, le C.C.E. n’ayant pas répondu à l’argument fondé sur sa situation de particulière vulnérabilité (jeune âge et statut d’enfant adultérin).

Le moyen unique de cassation est suivi pour ce double motif : défaut de réponse à l’argument fondé sur la violation de l’article 57/7bis loi 1980 et absence de prise en compte des documents produits pour illustrer la vulnérabilité particulière du demandeur d’asile. L’examen sous le seul angle de l’article 48/5, § 2, loi 1980, à savoir quant à l’impossibilité d’accès à une protection de la part des autorités nationales, n’est pas jugé suffisant.

B. Éclairage

Cet arrêt rappelle la présomption dont bénéficie le demandeur prouvant la réalité d’une persécution passée. Dès lors qu’elle n’est pas contestée, la charge de la preuve est renversée et il appartient aux instances d’asile de démontrer que cette persécution (ou ces atteintes graves) ne peuvent se reproduire à l’avenir.

En principe, le demandeur n’obtient une protection que s’il risque une persécution à l’avenir. La Convention de Genève protège bien face au risque. La seule existence de persécutions passées n’est en soi pas suffisante sauf à démontrer qu’elles témoignent de la réalité du risque à venir.

Si l’on peut être reconnu réfugié sans avoir subi de persécutions passées, l’inverse ne garantit pas une décision positive. Par contre, si ces persécutions sont établies, les instances d’asile doivent démontrer qu’elles ne sont pas suffisantes pour prouver le risque futur. La charge de la preuve lui leur incombe.

Ce renversement de la charge de la preuve est prévu par l’ancien article 57/7bis de la loi 1980 (article remplacé par l’article 48/7 loi 1980, voy. infra). Il s’agit d’une transposition de l’article 4 de la directive qualification[2] consacré à l’évaluation des faits. Il pose pour principe qu’il appartient au demandeur de présenter les éléments nécessaires pour étayer sa demande. Ensuite, l’Etat membre évalue les éléments pertinents de la demande, en coopération avec le demandeur. La charge de la preuve est partagée mais repose d’abord sur les épaules du demandeur. L’article 4, § 4, de cette directive précise cet agencement en prévoyant une présomption de craintes futures lorsque le demandeur a déjà été persécuté ou menacé de l’être.

Les juges européens appuient ce nécessaire partage de la charge de la preuve en matière d’asile eu égard à la vulnérabilité du justiciable particulier qu’est le demandeur d’asile. Ainsi, la C.J.U.E. dans l’arrêt M.M. précise « concrètement que, si, pour quelque raison que ce soit, les éléments fournis par le demandeur d’une protection internationale ne sont pas complets, actuels ou pertinents, il est nécessaire que l’Etat membre concerné coopère activement, à ce stade de la procédure, avec le demandeur pour permettre la réunion de l’ensemble des éléments de nature à étayer la demande. D’ailleurs, un Etat membre peut être mieux placé que le demandeur pour avoir accès à certains types de documents »[3]. L’arrêt Singh de la Cour eur. D.H. va dans le même sens puisqu’il est jugé que le manque du demandeur d’asile à son devoir de coopération ne dispense pas d’un examen complet des griefs défendables au regard de l’article 3 CEDH. Dans cette affaire, il était reproché aux instances d’asile de n’avoir fait aucune démarche pour vérifier l’authenticité des documents produits. Dès lors que l’article 3 est en cause, l’examen doit être minutieux pour écarter tout doute, aussi légitime qu’il soit, quant au caractère mal fondé d’une demande de protection et ce quelle que soit l’étendue des compétences de l’autorité chargée du contrôle.

Cette jurisprudence relative à l’importance des persécutions passées peut également être mise en lien avec la jurisprudence relative aux certificats médicaux. Bien souvent, lorsqu’un certificat médical est produit, il l’est pour établir la réalité des persécutions passées. Là aussi, l’évolution de la jurisprudence démontre une attention particulière pour ces certificats médicaux[4].

La jurisprudence fait rarement mention du renversement de la charge de la preuve qui se déduit d’une persécution passée. Pourtant, ce sont souvent les persécutions passées qui sont invoquées à l’appui de la demande. Certes, des décisions font référence aux persécutions passées pour soutenir l’existence d’une crainte exacerbée lorsqu’une personne a déjà subi des persécutions graves. Ainsi, des persécutions extrêmement graves constituent un fondement suffisant pour justifier que le requérant ne veuille se réclamer de la protection des autorités de son pays. Les juges soulignent alors raisonner par analogie avec la réserve à la clause de cessation, réserve permettant au réfugié de refuser de se réclamer de la protection du pays dont il a la nationalité même en cas d’évolution de la situation objective s’il y a des raisons impérieuses tenant à des persécutions antérieures[5].

Mentionnant explicitement l’article 57/7bis de la loi 1980, le C.C.E. a reconnu la qualité de réfugiée à une jeune femme kosovare violemment agressée par le passé. Le Conseil observe que la partie adverse ne fonde pas son argumentation relative à l’existence d’une possibilité de protection effective[6]. S’agissant d’une ressortissante djiboutienne invoquant les persécutions de type politique, le C.C.E. souligne également que la partie défenderesse n’a pas démontré qu’il existe de bonnes raisons que la persécution ne se reproduise pas[7].

L’article 57/7bis de la loi 1980 a été abrogé par la loi du 8 mai 2013 modifiant la loi du 15 décembre 1980 (M.B., 22 août 2013). La présomption de crainte en cas de persécutions passées figure désormais dans un article 48/7 rédigé comme suit : « Le fait qu'un demandeur d'asile a déjà été persécuté dans le passé ou a déjà subi des atteintes graves ou a déjà fait l'objet de menaces directes d'une telle persécution ou de telles atteintes est un indice sérieux de la crainte fondée du demandeur d'être persécuté ou du risque réel de subir des atteintes graves, sauf s'il existe de bonnes raisons de croire que cette persécution ou ces atteintes graves ne se reproduiront pas ».

Deux différences sont à noter.

D’une part, le texte ne prend plus pour sujet le Commissaire général mais est formulé de manière impersonnelle. Il s’ensuit que la présomption est applicable à toutes les instances d’asile. Les travaux préparatoires le soulignent (Chambre des Représentants, doc 53 2555/2012-2013).

D’autre part, le texte est désormais expressément rédigé comme la Directive Qualification. La fin de la phrase a été supprimée. Précédemment, l’exception à la présomption était libellée de la manière suivante « sauf s’il existe de bonnes raisons de penser que cette persécution ou ces atteintes graves ne se reproduiront pas et qu’elles ne peuvent à elles seules être constitutives d’une crainte fondée » (nous soulignons). Cette seconde partie de phrase « qu’elles ne peuvent à elles seules être constitutives d’une crainte fondée » a été supprimée. Les travaux préparatoires ne donnent pas d’explication sur cette suppression. Pourtant, cette suppression n’est pas anodine. La seconde partie de phrase soumettait le renversement de la charge de la preuve à une double condition :

  • l’existence de sérieuses raisons de penser que la persécution ou que les atteintes graves ne se reproduiront pas ; et
  • qu’elles ne peuvent à elles seules être constitutives d’une crainte fondée.

Il pouvait s’en déduire que certaines persécutions particulièrement graves, même à défaut de risque qu’elles se produisent, fondaient une crainte suffisante de persécutions. Cette hypothèse est à mettre en relation avec les craintes exacerbées évoquées précédemment. Il s’agit de cas où l’élément subjectif de la crainte est à ce point fort qu’il contrebalance la faiblesse de l’élément objectif. Ainsi, une personne qui aurait été torturée dans le passé au point d’en conserver un handicap lourd aurait pu invoquer l’existence d’une crainte fondée alors même que la situation dans son pays d’origine aurait évolué.

Cette seconde condition au renversement de la présomption ne figure plus dans l’article 48/7 nouvellement formulé. Peut-on en déduire un durcissement ? La réponse est incertaine à défaut de la moindre indication en ce sens dans les travaux préparatoires. Il faudra toutefois y être attentif à l’avenir.

Cette question devrait notamment se poser s’agissant des mutilations génitales. En effet, la mutilation génitale passée, sous l’angle de l’article 57/7bis, était une persécution qui en soi ne pouvait être reproduite mais qui pouvait faire naitre à elle seule une crainte fondée. Comment se prononcera la jurisprudence à l’avenir s’agissant de l’article 48/7 qui permet le renversement de la présomption uniquement parce que l’on établirait qu’une persécution ne peut se reproduire ?

Diverses hypothèses peuvent se produire :

  • Le cas du traumatisme à ce point fort résultant de la persécution passée, qui suffit à fonder la crainte future, l’élément subjectif de la crainte prenant alors le pas sur l’élément objectif ;
  • La persécution passée ne pouvant plus être reproduite mais pouvant faire craindre d’autres persécutions pour des motifs connexes à l’avenir ; Il en va ainsi de la mutilation génitale qui peut illustrer le traitement réservé aux femmes ou jeunes femmes dans le pays d’origine et qui peut faire craindre des persécutions liées au genre à l’avenir ;
  • La persécution continue, se déduisant d’une mutilation génitale entraînant des conséquences physiques et/ou psychologiques, dans la plupart des cas lourdes ;
  • L’hypothèse où la persécution passée n’a pas totalement consommé le risque, comme dans le cas des mutilations partielles.

Ces questions devraient faire l’objet de nouveaux arrêts du C.C.E. au cours des prochains mois…  à suivre donc avec attention.

S.S.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter l’arrêt :  Conseil d’Etat, arrêt n° 225.213 du 23 octobre 2013.

Doctrine :

Maes, A., « De wetgever sleutelt weerom aan de Vreemdelingenwet : de Valreepwet en de wetten van 8 mei 2013. Naar een verkorte en meer kwalitatieve procedure ? », T.V.R., 2013, n° 4, p. 1.

Numéro spécial de la R.D.E., 2008, n° 150, sur l’établissement des faits en matière d’asile.

Voyez également :

Avis du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés rendu sur pied de l’article 57/23bis de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour l’établissement et l’éloignement des étrangers relatif à l’évaluation des demandes d’asile de personnes ayant des besoins particuliers et en particulier de personnes qui ont subi des tortures, des viols ou d'autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle.

UNHCR, Beyond Proof, Credibility Assessment in EU Asylum Systems, mai 2013.

Pour citer cette note : S. Saroléa, « La présomption fondée sur une persécution passée », Newsletter EDEM, novembre 2013.


[1] Tel que formulé à la date des arrêts commentés : « Le Commissaire général considère le fait qu'un demandeur a déjà été persécuté ou a déjà subi des atteintes graves ou a déjà fait l'objet de menaces directes d'une telle persécution ou de telles atteintes comme un indice sérieux de la crainte fondée du demandeur d'être persécuté ou du risque réel de subir des atteintes graves, sauf s'il existe de bonnes raisons de penser que cette persécution ou ces atteintes graves ne se reproduiront pas et qu'elles ne peuvent à elles seules être constitutives d'une crainte fondée ».

[2] Directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection (refonte), J.O., 20 décembre 2011, L337/9.

[3] C.J.U.E., 22 novembre 2012, M. M. c. Irlande, C277/11, § 66.

[4] Voy. notamment l’arrêt n° 99380 du C.C.E. du 21 mars 2013 ainsi que les arrêts I. c. Suède et R.J. c. France des 5 et 19 septembre 2013 de la Cour eur. D.H.

[5] C.C.E., 11 mars 2008, arrêt n° 8512 ; dans le même sens, voy. 18 décembre 2008, arrêt n° 20727, ou encore octroyant la protection subsidiaire, 7 janvier 2011, arrêt n° 36756.

[6] C.C.E., 11 octobre 2012, n° 89553.

[7] C.C.E., 17 janvier 2013, n° 95310.

Publié le 16 juin 2017