C.C.E., 29 mars 2012, n° 78280 et 78263

Louvain-La-Neuve

Transferts Dublin vers Pologne et Roumanie

En droit belge, le recours ouvert contre un renvoi Dublin est un recours en annulation devant le CCE qui prévoit un examen en droit et non en fait au moment où la décision de transfert est prise (ex nunc) et non au moment où la juridiction se prononce (ex tunc). Le CCE rappelle régulièrement que toute information pouvant avoir une incidence sur l’examen de la situation du requérant, ainsi que les moyens de preuve permettant de l’étayer, doivent avoir été transmis à l’OE avant la décision de renvoi. Autrement dit, seuls les éléments contenus dans le dossier administratif seront pris en compte par le CCE. Le législateur belge a choisi de n’ouvrir aux renvois Dublin qu’un recours en annulation, malgré les limites et critiques suscitées en lien avec les questions d’effectivité du recours. La Belgique a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’Homme, dans son arrêt M.S.S., notamment sur ce point précis. Cette question est d’autant plus d’actualité que le législateur belge vient également de placer, dans ce contentieux de l’annulation, les recours contre une décision de « refus de prise en considération » d’une demande d’asile pour un pays tiers à l’UE dit « sûr » (la loi du 15 mars 2012).

Or, dans les deux espèces en question, les requérants ont introduit une demande d’asile auprès de l’Office des Etrangers (OE) qui constate qu’une demande d’asile a déjà été introduite, respectivement en Pologne et en Roumanie. Il désigne ces pays responsables de leur demande au sens du Règlement dit Dublin II (RD). L’OE affirme que les requérants n’ont pas fait mention, lors de l’entretien dit « Dublin », d’éléments importants dont ils entendent se prévaloir en termes de requête pour démontrer que l’Etat belge est responsable de leur demande d’asile. Il sollicite que ces éléments portés tardivement à sa connaissance soient écartés.

- Dans la première espèce (n° 78280), le CCE considère que l’OE, informé des problèmes de santé avant la décision de renvoi par le conseil des requérants, doit apporter une motivation appropriée : « ces éléments importants revêtent une dimension toute particulière au regard de l’article 3 de la CEDH ». Il retient le moyen tiré de la violation de l’article 3 CEDH combiné à l’obligation de motivation (§4.4). En l’espèce, une demande d’autorisation de séjour pour motifs médicaux avant la décision de transfert avait été introduite. Toutefois, même si une telle demande n’a pas été introduite avant (voy. arrêt n° 54623) ou si elle est déclarée irrecevable par l’OE (voy. arrêt n° 67544) le CCE tend à retenir cette approche. Il n’impose alors pas un niveau de preuve avant transfert aussi élevé que pour d’autres motifs (critères Dublin, article 8 CEDH,…). Cette tendance est encore à confirmer mais semble aller dans le sens des exigences posées par la jurisprudence de la Cour EDH lorsque les griefs sont fondés sur l’article 3 CEDH (voy. infra).

- Dans la seconde espèce (n° 78263), au contraire, le CCE rejette la requête du requérant pour défaut de preuve, avant la décision de renvoi, de sa sortie du territoire de l’UE (plus de trois mois). Le requérant avait informé l’OE, par courrier de son conseil, et invoqué la fin des obligations de la Roumanie à l’égard de sa demande d’asile (RD). Toutefois, il n’en a rapporté la preuve qu’à l’audience (passeport). Le CCE rejette ce moyen au motif que la preuve ne ressort pas du dossier administratif. Le renvoi Dublin va ainsi être maintenu alors que, au sens du RD, la Roumanie n’est plus responsable de cette demande d’asile. Ce second arrêt traduit une application stricte du principe évoqué supra quant à l’exigence de preuve avant la décision de renvoi. Toutefois, il suscite un questionnement. En terme de requête, le requérant fait aussi valoir une interdiction du territoire roumain de 5 ans, pour justifier que ce pays ne peut être responsable de sa demande d’asile et invoquer une crainte de mauvais traitement (article 3 CEDH). Au lieu d’écarter d’emblée le document pour production tardive, le CCE en fait un examen sommaire pour finalement ne pas en tenir compte, au motif que l’interdiction « est antérieure à l’accord de reprise en charge émanant des autorités roumaines ». Si l’on peut regretter que cet argument laisse en suspens de nombreuses questions essentielles quant à l’application du RD (possibilité effective de retour en Roumanie, risques d’emprisonnement, décision pénale ou d’éloignement, éloignement forcé préalable ?), force est de souligner que le CCE n’a pas rejeté d’office la pièce transmise au stade de la requête.

Faut-il y voir un assouplissement du principe en raison de la production d’un document dont le contenu est tel qu’il pourrait influer sur le contenu de la décision ou est-ce en raison de l’invocation d’un grief fondé sur l’article 3 CEDH ?

- La première hypothèse reviendrait à accepter à l’audience tout document ou preuve, qui aurait une incidence sur la responsabilité au sens du RD. Dans pareille hypothèse, la production du passeport à l’audience devrait être acceptée (quod non première espèce). Cela aurait pour effet de pallier certaines failles dans la procédure Dublin, notamment dénoncées par la Cour EDH dans M.S.S. (§351), et éviter le maintien de transferts non conformes au RD. Toutefois, à l’instar des commentaires doctrinaux[1], on doit alors s’interroger sur les raisons pour lesquelles ces renvois Dublin ne sont pas examinés dans le cadre du plein contentieux afin d’assurer les garanties requises par le recours « effectif » au sens des droits européens ?

- La seconde hypothèse semble davantage correspondre à l’état actuel de la jurisprudence du CCE : une tendance à assouplir la question de la preuve lorsqu’est invoqué l’article 3 CEDH, notamment combiné avec la santé. On peut alors regretter, si cette tendance venait à se confirmer, que le CCE ne soit alors plus explicite dans sa motivation pour se mettre en conformité avec la jurisprudence de la Cour EDH : elle a précisé dans Salah Sheekh (§136) que l’examen de la décision doit être exercé ex nunc lorsque les griefs reposent sur l’article 3 CEDH et tenir compte de l’ensemble des évènements et renseignements disponibles au moment où il connait du recours ; elle conclut dans Yoh-Ekale Mwanje (§107) « les autorités belges ont tout simplement fait l’économie d’un examen attentif et rigoureux de la situation individuelle de la requérante » (santé).

Le demandeur d’asile placé sous procédure « Dublin » est déjà laissé à l’écart des échanges entre Etats et n’a que peu d’information sur l’état d’avancement de son dossier. La charge de la preuve repose, à ce stade, sur ses seules épaules alors qu’il est peu préparé aux convocations à l’OE et peu entouré (hors présence de l’avocat, pas de contradictoire, pas d’instructions complémentaires de l’OE…). Pourtant, mis à part ces signes d’assouplissement lorsqu’est invoqué l’article 3 CEDH combiné avec la santé, le CCE rejette les éléments (informations et preuves) intervenus postérieurement à la décision de transfert, fussent-ils déterminants quant à l’Etat responsable de la demande d’asile.

Pour en savoir plus :

  • S. SAROLEA, L. LEBOEUF, E. NERAUDAU, La réception du droit européen de l’asile en droit belge : le Règlement Dublin et la Directive Qualification, Etude FER, CeDIE (UCL), Louvain-La-Neuve, 2012.
  • F. MAIANI et E. NERAUDAU, « L’arrêt M.S.S./Grèce et Belgique de la Cour eur. D.H. du 21 janvier 2011 : De la détermination de l’État responsable selon Dublin à la responsabilité des États membres en matière de protection des droits fondamentaux », R.D.E., n° 162, 2011.
  • SAROLEA, S., CARLIER, J.-Y., « Le droit d'asile dans l'Union européenne contrôlé par la Cour européenne des droits de l'homme – À propos de l'arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce », J.T., 2011, p. 353.

[1] Jean-Yves Carlier déduit de son étude du droit à un recours effectif que « […] le dédoublement de procédure devant le Conseil du contentieux des étrangers ne devrait pas être maintenu. Tout recours devrait être de plein contentieux et en principe suspensif » (J.-Y. CARLIER, « Évolution procédurale du statut de l’étranger : constats, défis, propositions », J.T., 2011, p. 125).

Publié le 23 juin 2017