Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud, 18 décembre 2018, Alex Ruta c. ministère de l’intérieur, arrêt n° CCT 02/18

Louvain-La-Neuve

Principe de non-refoulement et demandeur d’asile en situation irrégulière.

Convention de Genève (1951) – Convention de l’OUA (1969) – Refugees Act – principe de non-refoulement – clause d’exclusion – délai pour introduire une demande d’asile.

La Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud se prononce sur le refus des autorités sud-africaines de reconnaitre à un requérant en situation irrégulière le droit de demander asile au motif que « it was too late for him to apply ». Pourtant, ni la tardiveté de la demande d’asile ni la régularité de la présence ne constituent des causes d’exclusion au statut de réfugié. La Cour constitutionnelle le confirme en lui appliquant le principe de non-refoulement et en rappelant que la tardiveté est plutôt à prendre en compte lors de l’examen de la crédibilité du requérant.

Trésor Maheshe

A. Arrêt

Le requérant, de nationalité rwandaise et en séjour illégal en Afrique du Sud depuis 2014, est arrêté à Pretoria pour violation du Code de la route en mars 2016. Après avoir constaté l’irrégularité de son séjour, le département des affaires intérieures entreprend son expulsion vers son pays d’origine et lui refuse le droit de déposer sa demande d’asile.

Son expulsion se justifie par le caractère illégal de son séjour. Selon le département, le requérant relève de l’« Immigration Act » et non du « Refugee Act ». À ce titre, il peut être expulsé vers son pays d’origine. Le refus du département de recevoir sa demande d’asile repose sur la clause d’exclusion. Pour le département, « the sentence of imprisonment imposed on Mr Ruta for the road traffic offences barred him from attaining refugee status » (§ 4, p. 5). Outre la condamnation du requérant, les autorités sud-africaines se basent également sur la tardiveté de la demande d’asile pour l’exclure du champ d’application du droit des réfugiés.

Pour contester les décisions du département des affaires intérieures, deux autres juridictions sont saisies avant la Cour constitutionnelle.

D’abord, le requérant saisit la Haute Cour d’Afrique du Sud (Gauteng Division – Pretoria) pour contester son expulsion du territoire et son exclusion du statut de réfugié. La Cour annule non seulement la décision d’expulsion, mais rejette aussi « the Department’s contention that Mr Ruta was barred from applying for asylum by the statutory exclusions » (§ 4, p. 5).

Ensuite, la Cour suprême d’appel est saisie par le département des affaires intérieures en appel contre la décision de la Haute Cour. Pour sa part, la Cour suprême d’appel exclut le requérant du statut de réfugié en considérant que « asylum seekers who enter South Africa are not afforded indefinite time to apply for asylum. They have only a reasonable time » (§ 5, p. 6).

Enfin, le requérant saisit la Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud pour qu’elle se prononce sur son expulsion et son exclusion.

Sur son exclusion du statut de réfugié, la Cour constitutionnelle aborde uniquement le motif relatif à la tardiveté de la demande d’asile. Une question est au cœur de son analyse : « does the 15-month delay between Mr Ruta’s arrival in South Africa in December 2014 and his arrest in March 2016 bar him from applying for refugee status? » (§ 14, p.10). Pour répondre à cette question, la Cour constitutionnelle se base sur la jurisprudence de la Cour suprême d’appel dans les affaires Abdi, Arse, Bula et Ersumo. Selon ces décisions,

« asylum applicants held in an “inadmissible facility” at a port of entry into the Republic enjoy the protection of the Refugees Act and of the courts (Abdi); ordered the release from detention of an asylum seeker whose asylum transit permit had expired, and whose application for asylum had been rejected by the Refugee Status Determination Officer but whose appeal before the Refugee Appeal Board was pending (Arse); affirmed that if a detained person evinces an intention to apply for asylum, he or she is entitled to be freed and to be issued with an asylum seeker permit valid for 14 days (Bula); and conclusively determined that false stories, delay and adverse immigration status nowise preclude access to the asylum application process, since it is in that process, and there only, that the truth or falsity of an applicant’s story is to be determined (Ersumo) » (§ 16, p. 10, 11).

Il ressort de ces décisions, surtout dans l’affaire Abdi, l’obligation pour les fonctionnaires de recevoir les demandes d’asile, quel que soit le délai. En se fondant sur la jurisprudence de la Cour suprême d’appel, la Cour constitutionnelle dit que le délai raisonnable n’est pas une condition pour déposer une demande d’asile. Par la même occasion, elle reproche à la Cour suprême d’appel de n’avoir pas suivi sa propre jurisprudence et, surtout, démontré en quoi « they were clearly wrong » (§ 12, p. 14).

En ce qui concerne son expulsion, la Cour constitutionnelle l’examine à la lumière du principe de non-refoulement prévu par la loi relative aux réfugiés (section 2 of the Refugees Act), la Convention de Genève (art. 33) et la Convention de l’OUA régissant les aspects propres des problèmes des réfugiés (art. 2, 3). Ce principe impose à l’État de « consider asylum claims and to provide protection until appropriate proceedings for refugee status determination have been completed » (§ 28, p. 19). Selon la jurisprudence sud-africaine, ce principe s’applique aussi bien aux demandeurs d’asile qu’aux réfugiés reconnus (§ 27, p. 18). Étant donné que le requérant bénéficie de la qualité de demandeur d’asile, la Cour constitutionnelle considère que « all asylum seekers are protected by the principle of non-refoulement, and the protection applies as long as the claim to refugee status has not been finally rejected after a proper procedure » (§ 29, p. 19). À ce titre, elle interdit au ministère des Affaires intérieures de procéder à son expulsion.

B. Éclairage

Le raisonnement de la Cour constitutionnelle sud-africaine soulève deux observations, l’une relative au candidat réfugié en situation irrégulière et l’autre se rapportant à la tardiveté de la demande d’asile.

Concernant le candidat réfugié en situation irrégulière, la Cour constitutionnelle dit que, « the fact is that there is a gap in the twin pieces of legislation. Asylum seekers who do not enter through official ports of entry are not explicitly covered by either statute, though the Refugees Act covers them implicitly » (§ 53, p. 33).

Il résulte de ce raisonnement que le droit sud-africain contient, d’une part, des lacunes et, d’autre part, une protection implicite des personnes en situation irrégulière.

La lacune s’explique par le fait qu’il n’existe pas dans la législation sur les réfugiés (Refugees Act) une disposition similaire à l’article 31, 1, de la Convention de Genève de 1951[1]. Selon cette disposition :

« Les États contractants n’appliqueront pas de sanctions pénales, du fait de leur entrée ou de leur séjour irrégulier, aux réfugiés qui, arrivant directement du territoire où leur vie ou leur liberté était menacée au sens prévu par l’article premier, entrent ou se trouvent sur leur territoire sans autorisation, sous la réserve qu’ils se présentent sans délai aux autorités et leur exposent des raisons reconnues valables de leur entrée ou présence irrégulières. »

Cette disposition impose aux États parties l’obligation d’assouplir les exigences s’agissant des documents requis à l’entrée. De ce fait, l’admission des candidats réfugiés « ne peut être refusée au seul motif que l’étranger est démuni des documents et des visas »[2]. Pourtant, la législation sud-africaine ne protège pas les étrangers démunis de documents. La loi relative à l’immigration (Immigration Act) ne protège que les candidats réfugiés ayant déposé leur demande dans un point d’entrée officiel et pendant le délai de validité de leur visa (Immigration Act, section 23). La loi sur les réfugiés protège les candidats réfugiés contre les sanctions en cas de séjour irrégulier à condition de se conformer aux « prescribed procedures to a Refugee Reception Officer at any Refugee Reception Office » (Refugees Act, Chapter 3, section 21).

En dépit de cette lacune de la législation sud-africaine, la Cour constitutionnelle protège les étrangers en situation irrégulière par le biais du principe de non-refoulement (Refugees Act, section 2) et « because the international principles our country has embraced impel the same conclusion » (§ 53, p. 32). Un tel raisonnement est conforme au droit international des réfugiés. En effet, le principe de non-refoulement couvre trois situations. Selon le professeur Jean Yves Carlier, « trois pratiques sont interdites : la sanction du fait de l’entrée irrégulière à l’encontre du réfugié́ qui se présente sans délai aux autorités (art. 31 Genève), l’expulsion du réfugié qui se trouve régulièrement sur le territoire (art. 32) et le refoulement sur les frontières des territoires à risque (art. 33) »[3]. En ce qui concerne la sanction du fait de l’entrée irrégulière, le principe de non-refoulement n’exige aucune forme de régularité dans la présence[4].

Au sujet de la prise en compte du retard de la demande d’asile lors de l’examen de la crainte fondée, la Cour constitutionnelle adopte une position ambiguë.

D’un côté, elle considère que la tardiveté d’une demande n’a pas d’effet sur l’examen de la crédibilité. Selon elle :

« that delay in itself does not disqualify an asylum application, that the only grounds on which an application may be refused are those set out in section 24 (3) of the Refugees Act, and that the Refugee Status Determination Officer alone is entitled to adjudge bogus or undeserving applications » (§ 19, p. 13 et 14).

D’un autre côté, la Cour constitutionnelle invite les instances d’asile à prendre en compte le retard dans l’évaluation de la crainte fondée. Après avoir rejeté la tardiveté comme motif de disqualification du demandeur d’asile, la Cour conclut tout de même que « that delay in seeking (…) on the contrary, it is highly relevant. It is a crucial factor in determining credibility and authenticity » (§ 56, p. 34).

Face à cette position contradictoire de la Cour constitutionnelle, une question se pose. La tardiveté d’une demande d’asile est-elle un critère pertinent dans l’évaluation de la crainte fondée ?

Ni le HCR ni la loi sud-africaine ne considèrent le délai comme un critère pertinent dans l’évaluation d’une crainte. Selon le HCR, « la personne qui risque objectivement des persécutions dans son pays d’origine a droit à la protection indépendamment de ses motivations, intentions, de sa conduite et d’autres circonstances »[5]. Pour sa part, la loi sud-africaine énumère les raisons pour lequel une demande d’asile peut être écartée. Selon la section 24 (3), de la loi sur les réfugiés (Refugees Act) :

« The Refugee Status Determination Officer must at the conclusion of the hearing –

  1. grant asylum; or
  2. reject the application as manifestly unfounded, abusive or fraudulent; or
  3. reject the application as unfounded; or
  4. refer any question of law to the Standing Committee. »

Il se dégage de cette disposition que la loi sud-africaine ne prévoit pas le délai comme un critère d’évaluation de la demande d’asile. Par contre, en droit de l’union européenne, le délai est pris en compte à deux reprises lors de l’évaluation de la demande d’asile.

D’abord, lors du dépôt des éléments pertinents pour l’évaluation de la demande d’asile, l’article 4, § 1er, de la directive qualification impose au demandeur l’obligation de les présenter « aussi rapidement que possible ». Le délai qu’impliquent les termes « aussi rapidement que possible » vise non pas l’introduction de la demande d’asile, mais le dépôt des éléments pertinents pour l’évaluation de cette demande. Ce délai varie d’un État membre à un autre. En Belgique, par exemple, les demandeurs d’asile introduisent les éléments pertinents quatre mois après la date de soumission de la demande d’asile[6]. Selon le HCR, « in the majority of the case files UNHCR reviewed in Belgium (…) none of the written decisions reviewed indicated that submission of evidence for the first time at the personal interview was considered to undermine credibility »[7].

Ensuite, l’article 4, § 5, d), de la directive qualification conditionne l’accès au principe du bénéfice de doute par le dépôt de la « demande de protection internationale dès que possible ». Sans être déterminante, cette condition doit être associée à d’autres exigences prévues à l’article 4, § 5, lors de l’octroi du bénéfice du doute. Parmi ces conditions, il y a notamment (a) le fait de s’être réellement efforcé d’apporter des preuves à son récit, notamment parce que (b) il a apporté à l’autorité́ compétente tous les éléments pertinents à sa disposition et a justifié l’absence des éléments éventuellement manquants. Les déclarations du demandeur doivent en outre (c) être « cohérentes et plausibles ». Interprétant le délai découlant du terme « dès que possible » de l’article 4, § 5, d), les instances d’asile belges considèrent qu’une demande tardive de plus de deux ans relativise fortement la crainte de persécution[8].

En définitive, entre les deux positions de la Cour constitutionnelle sud-africaine, une s’inscrit dans la protection des demandeurs d’asile prônée par le HCR. Il s’agit de celle s’interdisant de prendre en compte la demande tardive lors de l’évaluation de la crédibilité. Pour le HCR, l’interprétation du délai qu’implique l’article 4, § 5, d), de la directive qualification « could be read in a manner prejudicial to the rights of the applicant, depending on the meaning attributed to “at the earliest possible time” and “good reason for not having done so” »[9].

Cet arrêt traduit la difficulté des instances d’asile de reconnaitre le statut de réfugié dans un contexte de crise et de lutte contre l’immigration clandestine. Dans la présente affaire, la Cour constitutionnelle prend position dans ce débat en concluant que « at a time when the world is overladen with cross-border migrants, judges cannot be blithe about the administrative and fiscal burdens refugee reception imposes on the receiving country » (§ 58, p. 35).

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud, 18 décembre 2018, Alex Ruta contre ministère de l’Intérieur, arrêt n° CCT 02/18.

Doctrine :

- Alland D. et Teitgen-Colly C., Traité du droit d’asile, Paris, PUF, 2002 ;

- Carlier J.-Y., Droit d’asile et des réfugiés – De la protection aux droits, La Haye, R.C.A.D.I., Martinus Nijhoff Publishers, 2008 ;

- Leboeuf L., et Saroléa S. (dir.), La réception du droit européen de l’asile en droit belge : la directive qualification, Louvain-la-Neuve, UCL-CeDIE, 2014.

Pour citer cette note : T. Maheshe, « Principe de non-refoulement et demandeur d’asile en situation irrégulière », Cahiers de l’EDEM, avril 2019.


[1] Sur l’interprétation de cette disposition, voy. G.S. Goodwin-Gill, « L’article 31 de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés : l’absence de sanctions pénales, la détention et la protection », in E. Feller, V. Türk et F. Nicholson (dir.), La protection des réfugiés en droit international, Bruxelles, Larcier, 2008, pp. 223-299.

[2] D. Alland et C. Teitgen-Colly, Traité du droit d’asile, Paris, PUF, 2002, p. 240.

[3] J.-Y. Carlier, Droit d’asile et des réfugiés – De la protection aux droits, La Haye, R.C.A.D.I., Martinus Nijhoff Publishers, 2008, p. 80.

[4] Idem, p. 81.

[5] H.C.R., Comments on the European Commission’s proposal for a Directive of the European Parliament and of the Council on minimum standards for the qualification and status of third country nationals or stateless persons as beneficiaries of international protection, 2010, p. 16 : « the person who is objectively at risk in his or her country of origin is entitled to protection notwithstanding his or her motivations, intentions, conduct or other surrounding circumstances ».

 

[7] Ibid.

[8] C.C.E., 24 juin 2011, n° 63 756, § 2.2; voy. aussi C.C.E., 5 septembre 2011, n° 66 223, § 2.2.1.

[9] H.C.R., Beyond Proof. Credibility Assessment in EU Asylum Systems, 2013, p. 199.

Photo de André-Pierre from Stellenbosch, South Africa. — South African Constitutional Court, Hillbrow, Johannesburg., CC BY 2.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=5609000

Publié le 06 mai 2019