Cour EDH, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, req. n° 29217/12

Louvain-La-Neuve

Des garanties individuelles avant transfert Dublin litigieux, gage de respect de la Convention EDH.

La Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH) était saisie, en mai 2012, par des requérants afghans, demandeurs d’asile, sollicitant des mesures provisoires contre des transferts Dublin de Suisse vers l’Italie. La famille Tarakhel alléguait que ce transfert l’exposerait à un traitement inhumain et dégradant en raison de « défaillances systémiques » du système d’accueil italien. La famille, composée de six enfants mineurs, fuit l’Italie en raison de ces mauvaises conditions d’hébergement. L’Office des migrations suisse et le juge national considèrent que, si des lacunes sont à relever dans le système d’accueil italien, le transfert Dublin n’expose pas la famille à un danger tel qu’il faille le suspendre. La Cour EDH ne suit pas ce raisonnement. Elle prend des mesures provisoires et, par un arrêt pris en Grande Chambre le 4 novembre 2014, conclut à une violation de l’article 3 CEDH. La Cour EDH reproche en effet aux autorités suisses de ne pas avoir obtenu de garanties individuelles adaptées dans un contexte de doute sérieux du système d’accueil italien et de particulière vulnérabilité des requérants. En l’absence de ces garanties, les autorités ont violé l’article 3 CEDH.

Articles 3 et 13 CEDH – Règlements n° 343/2003 dit « Dublin II » (RD II) et n° 604/2013 dit « Dublin III » (RD III) – Articles 31 et 32 RD III (échange d’informations entre États avant transfert) Transfert Dublin (Suisse) – Défaillances systémiques (non) Doute sérieux sur les capacités d’accueil (oui) – Vulnérabilité (demandeurs d’asile) et besoins particuliers (vécu, enfants) – Exigence de garanties individuelles adaptées avant transfert (violation de l’article 3 CEDH).

A. Arrêt

Le couple requérant a fui l’Afghanistan avant de se rencontrer au Pakistan, où ils se sont mariés, pour ensuite résider quinze ans en Iran. Les époux Tarakhel quittent l’Iran avec leurs cinq enfants, via la Turquie, pour arriver en Italie le 16 juillet 2011. Après la procédure d’identification EURODAC, la famille est placée dans un centre d’accueil pour demandeurs d’asile. Reprochant de mauvaises conditions d’hébergement (absence d’installations sanitaires appropriées), promiscuité et climat de violence), la famille s’enfuit vers l’Autriche pour y demander l’asile. Les autorités autrichiennes prennent une décision de transfert vers l’Italie, sur la base d’EURODAC.

La famille se rend alors en Suisse, où elle demande l’asile le 3 novembre 2011. Après avoir entendu les requérants, l’Office fédéral des Migrations (ODM) demande à l’Italie, le 22 novembre 2011, de les reprendre en charge en application du règlement Dublin II. L’Italie n’aurait pas répondu expressément (§ 15). Le 24 janvier 2012, la Suisse ordonne le transfert de la famille. Pour l’ODM, les conditions de vie difficiles en Italie ne sont « pas un motif d’inexigibilité de l’exécution du renvoi » et « aucun élément concret susceptible de mettre en danger la vie des requérants en cas de retour en Italie ne ressort du dossier » (§ 16). Par un arrêt du 9 février 2012, le Tribunal administratif fédéral confirme la décision de l’ODM soulignant que « même si le dispositif d’accueil et d’assistance sociale souffre de carences et que les requérants d’asile ne peuvent pas toujours être pris en charge par les autorités ou les institutions caritatives privées », aucun élément du dossier ne permet « d’écarter la présomption selon laquelle l’Italie respecte ses obligations tirées du droit international public ».

Le 10 mai 2012, la famille Tarakhel saisit la Cour EDH de mesures provisoires. Cette dernière ordonne la suspension du transfert le 18 mai 2012. La chambre concernée se dessaisit le 24 septembre 2013 au profit de la Grande Chambre, dont l’audience a lieu le 12 février 2014. Les requérants soutiennent que le dispositif d’accueil des demandeurs d’asile en Italie souffre de « défaillances systémiques » (difficulté d’accès aux structures d’accueil, capacité insuffisante d’hébergement, conditions de vie inadéquates dans les centres). Ils reprochent au gouvernement suisse de n’avoir pas demandé de garanties minimales aux autorités italiennes pour s’assurer de leur accueil à l’arrivée.

Pour la Suisse, il n’y a pas de violation systématique de la directive Accueil en raison des conditions d’hébergement dans les structures disponibles en Italie. Aucun État « Dublin » ne renonce aux transferts vers l’Italie et ni le HCR ni le Commissaire aux droits de l’homme ne se sont prononcés en ce sens. En l’espèce, les autorités italiennes n’ont pas répondu à la demande de reprise de la Suisse. Toutefois, elles affirment qu’elles rendent, depuis début 2013, une décision expresse d’acceptation de reprise, indiquant « l’aéroport ainsi que la structure d’accueil de destination » (§ 74). Lors de l’audience, la Suisse indique qu’en cas de transfert « les requérants seraient hébergés dans un centre de Bologne faisant partie des structures financées par le FER » (§ 75).

Au préalable, la Cour EDH précise que la responsabilité de la Suisse au regard de l’article 3 CEDH n’est pas contestée et, si elle n’est pas un État membre de l’UE, elle est néanmoins liée par le règlement Dublin (§ 90). Après un rappel des principes généraux issus de sa jurisprudence antérieure (§ 93), la Cour EDH examine le grief tiré de l’article 3 CEDH à la lumière de la situation individuelle des requérants et générale du pays. Elle souligne, tout d’abord, que les requérants ne sont pas dans la même situation que les demandeurs d’asile en Grèce qui avait donné lieu à l’arrêt M.S.S. Toutefois la Cour indique qu’elle entend apprécier le seuil de gravité de l’article 3 CEDH en fonction des données de la cause : vulnérabilité, vécu en Italie, besoins particuliers.

Ensuite, la Cour reconnaît que si l'Italie n'a pas atteint le niveau de défaillance de la Grèce et que tout transfert Dublin n'équivaut pas à une violation de la Convention, il y a de « sérieux doutes quant aux capacités actuelles du système » italien[1]. Dans ce contexte, la Cour en déduit que l’État requérant n’a pas de garanties suffisantes quant aux conditions d’accueil de la famille en cas de transfert. La Cour EDH juge que le gouvernement italien ne donne pas de précisions suffisantes sur la prise en charge des requérants en cas de transfert. Ainsi, en l’absence de garanties individuelles d’une prise en charge adaptée à l’âge des enfants et à la préservation de l’unité familiale obtenues au préalable, l’État requérant ne saurait exécuter le transfert sous peine de violer l’article 3 CEDH[2].

B. Éclairage

Cette décision de la Cour EDH, en Grande Chambre, apporte des clarifications sur plusieurs aspects liés à l’examen du risque de violation de l’article 3 CEDH en vue d’un transfert Dublin. D’une part, le seuil de gravité de l’article 3 CEDH peut être atteint même sans « défaillances systémiques ». Dans tous les cas, l’État requérant n’est pas exempté d’un examen précis de ce risque, en fonction de la situation générale du pays de renvoi et de la situation individuelle des requérants (1). D’autre part, en cas de transfert de demandeurs d’asile ayant des besoins particuliers, vers un pays responsable où des doutes sérieux existent quant à ses capacités d’accueil, l’État requérant doit obtenir des garanties individuelles. À défaut, le niveau minimal de gravité de l’article 3 CEDH peut être atteint (2).

1. Le seuil de gravité de l’article 3 CEDH atteint, en l’absence de « défaillances systémiques »

La Cour EDH rappelle le caractère absolu de l’interdiction de mauvais traitements ou traitements inhumains et dégradants. Le seuil de gravité de l’article 3 CEDH peut être atteint lors d’un transfert Dublin, même sans « défaillances systémiques », dès lors que des doutes sérieux existent quant aux capacités d’accueil du pays responsable. L’État requérant n’est, en tout état de cause, pas exempt d’un examen précis et individuel du risque de violation de l’article 3 CEDH avant un transfert.

Les « défaillances systémiques » du système d’asile du pays responsable

Depuis les arrêts M.S.S. et N.S. de 2011, les deux Cours européennes (Cour EDH et CJUE) ont jugé que le dysfonctionnement du système d’asile grec avait atteint un seuil tel qu’il justifiait de renverser la présomption de transfert sûr, en raison du risque de violation des articles 3 CEDH ou 4 CDFUE. Les États ne devant plus procéder aux renvois Dublin vers ce pays.

La Cour EDH, dans son arrêt M.S.S. (janvier 2011), a affirmé le caractère réfragable de la présomption de transfert vers un pays sûr et rappelé que le risque de violation article 3 CEDH doit être examiné avant transfert. L’État requérant (Belgique), connaissait la situation en Grèce, pouvait et devait appliquer la clause de souveraineté. Dans son arrêt HUSSEIN (avril 2013), la Cour affine sa méthode d'examen du risque pour un transfert vers l’Italie. L’appréciation du risque est centrée sur les conséquences prévisibles du transfert, compte tenu de la situation individuelle (protection subsidiaire, titre de séjour et accueil) et de la situation générale (pas de « défaillances systémiques »[3] dans l’accueil et des améliorations récentes). En l’espèce, elles n’atteignaient pas le seuil minimal de gravité pour relever de l’article 3 CEDH, malgré une diminution du niveau d’accueil. Dans un arrêt MOHAMMED (juin 2013), la Cour ordonne aussi des mesures provisoires pour suspendre le transfert vers la Hongrie, mais au fond elle ne retient pas de violation de l’article 3 CEDH (pris isolément). Au sens de la Cour EDH, le traitement craint doit présenter un minimum de gravité, à la lumière de la situation générale et individuelle, pour tomber sous le coup de l’interdiction de l’article 3 CEDH.

La C.J.U.E. dans son arrêt N.S. (décembre 2011) indique que la présomption de pays sûr peut-être renversée en cas de violation article 4 CDFUE, c’est-à-dire en cas de violation caractérisée par les « défaillances systémiques » du système d'asile grec. La C.J.U.E. précise que le seuil de gravité retenu pour une violation du droit de l'UE ne s’apparente pas à toute violation ou à des violations mineures du droit d'asile de l'UE, car elles ne sauraient caractériser la « défaillance systémique » (pt 33). Elle ajoute qu’il faut « craindre sérieusement (…) un traitement inhumain et dégradant au sens de l'article 4 CDFUE ». À défaut, la C.J.U.E. y voit l’avènement d’un « critère supplémentaire d'exclusion selon lequel des violations mineures aux règles des directives susmentionnées commises dans un État membre déterminé pourraient avoir pour effet d’exonérer celui-ci des obligations prévues par ledit règlement ». Avec le risque, in fine, de vider de leur substance les obligations du RD II (N.S., pts 82-86). Au sens de la C.J.U.E., la présomption de transfert sûr peut être renversée au seuil des « défaillances systémiques », constatées pour le seul système d’asile grec à ce jour.

La notion des « défaillances systémiques » n’a pas été expressément définie par la C.J.U.E. Malgré tout, les cours européennes semblent s’accorder sur le seuil élevé de dysfonctionnements du système d’asile du pays de renvoi, au point de renverser la présomption de transfert sûr et d’empêcher tout transfert Dublin. Elles n’ont retenu ce seuil que pour le système d’asile grec en 2011. Les conséquences qu’elles en tirent sont peut-être plus nuancées : pour la Cour EDH, l’État responsable doit examiner la demande d’asile (clause de souveraineté) ; pour la C.J.U.E., l’État responsable doit poursuivre l’examen des critères Dublin. Qu’en est-il si les défaillances constatées dans le pays de renvoi, comme en l’espèce, ne sont pas qualifiées de « systémiques » ?

Les doutes sérieux sur les capacités d’accueil du pays responsable

Dans l’arrêt TARAKHEL, la Cour EDH se fonde sur les principes généraux dégagés de sa jurisprudence antérieure en matière de transfert Dublin. Puis, elle distingue sa position de celle de la C.J.U.E. quand il s’agit de renverser la présomption de transfert sûr : pour la C.J.U.E., il faut des « défaillances systémiques » impliquant une violation de l’article 4 CDFUE ; pour la Cour EDH, des « motifs sérieux et avérés de croire » que la personne courra un risque réel contraire à l’article 3 CEDH suffisent.

La Cour EDH procède, ensuite, selon la méthode retenue dans ses arrêts M.S.S. et HUSSEIN. Elle examine la situation générale et la situation particulière des requérants en cas de transfert vers l’Italie pour conclure que même en l’absence de « défaillances systémiques » il faut s’assurer qu’il n’y a pas de « moyens sérieux » de croire à un risque réel de violation[4] :

- le système d’asile italien ne permet pas d’affirmer que tout transfert Dublin équivaut à une violation de la Convention, mais il y a de « sérieux doutes quant aux capacités actuelles du système » d’accueil italien (§§ 115, 117) ;

- la situation des requérants n’est pas comparable à celle des demandeurs d’asile en Grèce, mais la Cour souligne leur « particulière vulnérabilité » qui exige une « protection particulière » (M.S.S.), avec des besoins particuliers en l’espèce (présence d’enfants).

Les requérants ont pourtant invoqué des « défaillances systémiques » à propos des conditions d’accueil en Italie (§ 106). Toutefois, dès ce stade de son raisonnement, la Cour se détache de la notion de « défaillances systémiques » qu’elle associe à la situation de son arrêt M.S.S. (Grèce). La Cour affirme qu’on ne se trouve pas dans une situation comparable à celle de M.S.S. mais les circonstances de la cause atteignent le « minimum de gravité » de l’article 3 CEDH, dès lors que l’État requérant n’a pas obtenu la garantie d’un accueil adapté à l’âge et à l’unité familiale en cas de transfert. L’appréciation de ce seuil minimum de gravité, au sens de la Cour EDH, est « relative », elle dépend de l’ensemble des données à la cause (durée du traitement, effets physiques et mentaux, âge, état de santé…). Dans cet examen, elle invoque, in fine, l’hypothèse d’un nombre important de demandeurs d’asile en Italie sans hébergement ou hébergés dans des conditions indignes, qui ressort des rapports des ONG.

Par cet arrêt TARAKHEL, la Cour EDH apporte une nuance dans l’appréciation du risque en cas de transfert Dublin, en dehors des situations de « défaillances systémiques », lorsque la question de l’accueil de personnes particulièrement vulnérables ayant des besoins particuliers se pose. La Cour s’appuie, comme dans M.S.S., sur l’obligation des États de fournir un logement et des conditions matérielles décentes aux demandeurs d’asile au titre du droit de l’UE (§ 96)[5]. En outre, elle met l’accent, comme depuis plusieurs arrêts, sur la particulière vulnérabilité des enfants dont les besoins particuliers doivent être pris en compte, d’autant plus dans les situations d’exil. En l’espèce, la particulière vulnérabilité des requérants (demandeurs d’asile, présence d’enfants) est ajoutée à leur vécu (conditions de vie dans le centre italien) et « aux doutes sérieux sur les capacités du système » d’accueil italien. Dans ce contexte d’un cumul de facteurs de vulnérabilité, et donc d’exposition à un risque, la Cour reproche aux autorités suisses de ne pas s’être assurées auprès de leurs homologues italiens que les « conditions spécifiques de prise en charge des requérants » avant transfert seront adaptées à leur âge et la préservation de l’unité familiale. L’absence de garanties individuelles caractérise la violation de l’article 3 CEDH, pas directement les déficiences du système d’accueil italien.

2. En cas de « motifs sérieux », les États doivent entourer le transfert de garanties individuelles

L’obtention de « garanties individuelles » pour un accueil adapté

S’il y a des doutes sérieux sur les capacités du système d’accueil du pays de renvoi et des besoins particuliers, comme en l’espèce, la Cour indique aux États qu’ils doivent obtenir des garanties précises et fiables avant transfert. Dans l’arrêt M.S.S., la Cour avait déjà mis l’accent sur la faiblesse des garanties individuelles avant transfert jugeant que l’acceptation tacite de l’État de renvoi (Grèce) ne permettait pas de satisfaire le niveau de protection requis (§ 143). Les assurances diplomatiques données par le pays de renvoi, soit un accord tacite de la Grèce et un document de prise en charge stéréotypé, ne suffisaient pas non plus (§ 354). Dans les procédures Dublin II, les États se sont souvent contentés de cette acceptation tacite et de l’absence de garanties de l’État requis. Cette règle avalise la responsabilité de l’État requis malgré son silence et de possibles défaillances de son système d’asile. La Cour avait déjà souligné les incertitudes engendrées par cette situation[6].

La Cour fait un pas supplémentaire sur le terrain des garanties que l’État requérant doit obtenir. En l’espèce, la demande de prise en charge a été tacitement acceptée par l’Italie (§ 15). À l’audience, le gouvernement suisse précise que les autorités italiennes ont finalement indiqué que « les requérants seraient hébergés à Bologne, dans l’une des structures financées par le FER ». Pour la Cour, ces informations ne sont pas suffisamment « détaillées et fiables quant à la structure précise de destination, aux conditions matérielles d’hébergement et à la préservation de l’unité familiale » et les autorités suisses ne sont pas assurées que « les requérants seraient pris en charge d’une manière adaptée à l’âge des enfants » (§ 121). La Cour EDH invite l’État requérant à entourer de garanties le transfert Dublin litigieux ; elle sanctionne l’absence de précautions dans une situation qu’elle juge risquée en raison de la situation individuelle et générale dans le pays responsable.  

Ainsi, l’État qui décide du transfert Dublin doit procéder à un examen préalable, approfondi, pour déterminer les risques d’atteinte aux droits fondamentaux dans le pays de renvoi. Au sens de cet arrêt TARAKHEL, il devrait également obtenir de l’État requis des garanties individuelles comme condition préalable au transfert, lorsque les circonstances à la cause l’exigent, pour s’assurer d’un accueil adapté aux demandeurs d’asile concernés. A contrario, si le transfert litigieux est entouré de garanties suffisantes, en l’espèce quant à l’accueil dans le pays responsable, le seuil de l’article 3 CEDH ne devrait pas être atteint. Cette exigence d’obtenir des garanties individuelles de cette teneur avant transfert semble dépendre, à l’instar de cette jurisprudence TARAKHEL, des circonstances de la cause (vulnérabilité particulière et crainte de défaillances de l’accueil à l’arrivée).

Plusieurs points resteront sans doute à éclaircir en pratique. Ces garanties individuelles sont attendues pour les seuls transferts Dublin où des « doutes sérieux » liés à la situation du pays de renvoi et/ou où des besoins particuliers sont constatés ? S’agissant de garanties échangées entre États membres, quelle forme doivent-elles prendre, quel est le degré de précision requis et seront-elles accessibles, notamment en vue d’un contrôle juridictionnel ? Dans l’attente de précisions ou d’interprétations, le Règlement Dublin III peut apporter quelques éléments de réponse.

L’obligation des États d’échanger des informations avant transfert (RD III)

Si l’espèce TARAKHEL se déroule sous l’égide du Règlement Dublin II, elle intervient après l’entrée en vigueur du texte de refonte, le  règlement Dublin III (ci-après « RD III »). Aussi, il est intéressant de souligner que la Cour mentionne dans le « droit applicable » les dispositions du RD III[7] qui concernent directement les circonstances de l’affaire TARAKHEL . Elle cite les dispositions du RD III portant sur les garanties en faveur des mineurs, échanges d’informations pertinentes avant l’exécution d’un transfert, mécanisme d’alerte rapide (§ 35). Les dispositions sur les échanges d’informations avant transfert retiendront notre attention, comme elles ont dû retenir celle de la Cour EDH. Avec le RD III, les États ont décidé d’améliorer le niveau de protection des demandeurs d’asile sous procédure Dublin en renforçant certaines garanties procédurales, notamment pour les plus vulnérables et qui ont des besoins particuliers. Ils ont aussi institué des échanges d’informations entre États membres avant transfert aux fins de s’assurer de la « continuité des droits de la protection et des droits conférés » par les textes de droit de l’UE en matière d’asile (articles 31 et 32 RD III). Les garanties entre États sollicitées par la Cour EDH dans l’arrêt TARAKHEL font écho à ces nouvelles dispositions à certains égards.

Au titre du RD III, l’État procédant au transfert communique des informations à l’État responsable, sous conditions, via le réseau de communication DubliNet[8]. On peut distinguer trois cas de figure :

- le transfert en cas de reprise en charge (article 18 § 1, c), et d), RD III) : Il est prévu un échange des données « adéquates, pertinentes et raisonnables, aux seules fins de s’assurer que les autorités qui sont compétentes » dans l’État d’accueil « sont en mesure d’apporter une assistance suffisante à (la) personne y compris les soins de santé urgents indispensables à la sauvegarde de ses intérêts essentiels, et de garantir la continuité de la protection et des droits conférés par le présent règlement et par d’autres instruments juridiques pertinents en matière d’asile ». Ces données seront communiquées dans un délai raisonnable avant l’exécution du transfert pour permettre à l’État responsable de prendre des mesures nécessaires (article 31, § 1, RD III).

- le transfert avec des besoins particuliers immédiats : Il est prévu un échange des informations indispensables à la protection des droits de la personne et à la prise en compte de ses besoins particuliers immédiats (soins de santé urgents, coordonnées de membres de la famille, proches ou autre parents, scolarité…) (article 31, § 2, RD III).

- le transfert avec des besoins particuliers liés à l’état de santé : Il est prévu un échange des informations relative aux besoins particuliers en lien avec l’état de santé « aux seules fins de l’administration de soins ou de traitements médicamenteux, notamment aux personnes handicapées, aux femmes enceintes, aux mineurs et aux personnes ayant été victimes d’actes de torture, de viol ou d’autres formes graves de violence ». L’État responsable s’assure de la prise en compte adéquate de ces besoins particuliers, avec consentement de l’intéressé. La Commission rédige un certificat médical (article 32 RD III).

Dans le cas précis de l’affaire TARAKHEL, la Cour EDH invite l’État requérant à obtenir des garanties individuelles, en cas de transfert de demandeurs d’asile ayant des besoins particuliers (enfants mineurs) vers un pays où existent des doutes sérieux sur l’accueil. Depuis le RD III, les États doivent échanger avant chaque transfert pour s’assurer de la prise en compte, notamment, de ces besoins particuliers. La nature de l’exigence de la Cour EDH ne semble pas éloignée de celle posée par le RD III. Toutefois, en l’espèce, la Cour demande également aux États de justifier du contenu et du caractère suffisant de ces garanties sur le fondement d’un « doute sérieux » quant aux capacités du système d’accueil du pays responsable. En outre, la Cour conditionne la légalité du transfert litigieux à l’obtention de garanties adaptées, ce qui ne ressort pas expressément de la rédaction des articles 31 et 32 du RD III. Il n’en demeure pas moins que les États se sont aussi engagés à garantir un droit à l’accueil aux demandeurs d’asile (directive Accueil). La Cour EDH, depuis son arrêt M.S.S., rappelle cet engagement commun. La C.J.U.E. a précisé, de son côté, que ce droit à l’accueil vaut pour tous les demandeurs, y compris sous procédure Dublin, qu’il ne doit pas être interrompu, même temporairement (CIMADE & GISTI), et doit couvrir pour le moins les « besoins fondamentaux » du demandeur d’asile (SACIRI). En conséquence, si les conditions d’accueil d’un pays responsable, au sens du règlement Dublin, ne permettent plus d’assurer la « continuité des droits de la protection et des droits conférés » (RD III) et pour le moins de couvrir les « besoins fondamentaux » des demandeurs d’asile, se pose la question de la validité du renvoi au sens du droit CEDH (M.S.S., TARAKHEL). Elle se pose aussi au sens du droit de l’UE, compte tenu des dispositions de la directive Accueil interprétées par la C.J.U.E. et de celles du RD III précitées (article 31 RD III). L’exigence de continuité dans l’accueil en raison de la vulnérabilité des demandeurs valant même, et surtout, en matière de transfert Dublin.

Conclusion

Comme dans son arrêt M.S.S., tout en marquant le caractère absolu de l’interdiction tirée de l’article 3 CEDH, la Cour EDH fait preuve d’une forme d’écoute et d’attention aux règles du système européen commun d’asile (SECA) ainsi qu’à ses objectifs. D’une part, l’exigence de garanties avant transfert trouve écho dans le RD III, en ce qu’il pose l’exigence d’échange d’informations avant transfert aux fins de s’assurer de la continuité des droits dans l’État responsable. À défaut, la Cour EDH exige des États qu’ils obtiennent des garanties individuelles ou suspendent le transfert pour éviter le risque de violation de l’article 3 CEDH. D’autre part, les garanties attendues visent à s’assurer de la continuité du droit à l’accueil des demandeurs d’asile, consacré en droit de l’UE. En l’espèce, la Cour EDH juge que le seuil minimal de gravité de l’article 3 CEDH, qui dépend des circonstances de la cause, est atteint faute de garanties adaptées aux besoins particuliers des demandeurs d’asile. Or, la C.J.U.E. a jugé que, pour le moins, les besoins fondamentaux des demandeurs d’asile devaient être couverts en matière d’accueil (SACIRI).

Sans mécanisme généralisé et temporaire de suspension dans le RD III, hormis en cas de « défaillances systémiques », il revient aux autorités nationales, y compris les juridictions, d’évaluer au cas par cas la situation du système d’asile du pays de transfert Dublin. Cet examen se fait à l’aune des jurisprudences des deux cours européennes. Des marges d’appréciation ou d’interprétation pourraient se dégager d’un État à l’autre, d’une juridiction nationale à l’autre, notamment en dehors du cas des « défaillances systémiques »[9]. En l’espèce, la Cour EDH indique expressément que le seuil de gravité de l’article 3 CEDH peut être atteint même en dehors de ce cas des « défaillances systémiques ». Les États doivent examiner le risque de violation de l’article 3 CEDH avant transfert et l’entourer de garanties en cas de « doutes sérieux ». Des questions pratiques se poseront sans doute sur le contenu des garanties individuelles et son contrôle. La Cour laisse supposer, dans cet arrêt, qu’en cas de litige les États rapportent la preuve des garanties sollicitées et obtenues pour assurer que le transfert ne tombe pas sous le coup de l’article 3 CEDH. A défaut, le transfert doit être interrompu.

Il serait éclairant que la C.J.U.E. se prononce sur le risque de violation de l’article 4 CFDUE en dehors du cas des « défaillances systémiques » et depuis l’application du RD III[10]. Dans un système d’asile commun en construction, la confiance mutuelle ne saurait être aveugle. Au contraire, ne pourrait-elle gagner en qualité si les États parvenaient à favoriser davantage de transparence autour des transferts Dublin, notamment par le biais d’échanges accessibles sur la situation des personnes concernées et sur le pays de renvoi ? Il pourrait aussi s’agir d’une réponse solidaire[11], notamment face à des difficultés temporaires du système d’asile d’un État membre, sans pour autant jouer à l’encontre du principe de confiance mutuelle[12]. L’objectif de garantir la continuité des droits accordés au demandeur d’asile dans un SECA, et tel que visé par le RD III, exige de tels échanges entre États avant transfert Dublin. Un droit sans garantie est une coquille vide.

E.N.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter l’arrêt : Cour EDH, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse », req. n° 29217/12.

Doctrine

S. PEERS, « Tarakhel v Switzerland : Another nail in the coffin of the Dublin system ? », EU Law Analysis, 5 novembre 2014.

L. ROSENTEIN, « L´exigence d´une garantie individuelle des conditions d´accueil des familles en demande d´asile dans le cadre du mécanisme Dublin II », Revue des droits de l’homme/ADL, 9 décembre 2014.

E. NERAUDAU, S. SAROLEA (dir.), La réception du droit européen de l’asile en droit belge : le règlement Dublin, EDEM, Louvain-la-Neuve, décembre 2014.

Pour citer cette note : E. NERAUDAU, « Des garanties individuelles avant transfert Dublin litigieux, gage de respect de la Convention EDH », Newsletter EDEM, novembre-décembre 2014.


[1] La Cour EDH s’appuie, in fine, sur « l’hypothèse qu’un nombre significatif de demandeurs d’asile renvoyés vers (l’Italie peuvent être) (…) privés d’hébergement ou hébergés dans des structures surpeuplées dans des conditions de promiscuité, voire d’insalubrité ou de violence, n’est pas dénuée de fondement » (§ 120).

[2] La Cour EDH rejette le grief tiré d’un défaut de recours effectif au sens de l’article 13 CEDH (§§ 123-132).

[3] « (…) (I)t has not been shown to disclose a systemic failure to provide support or facilities catering for asylum seekers as members of a particularly vulnerable group of people, as was the case in MSS (…) », Cour EDH, Mohammed Hussein c. Pays-Bas et Italie, 18 avril 2013, req. n° 27725/10, § 78 (nous soulignons).

[4] En l’espèce, la Cour rappelle que l’État est tenu de procéder à un examen « de manière approfondie et individualisée (de) la situation de la personne objet de la mesure et de surseoir au renvoi » en cas de risque, sans égard à « l’origine du risque » (§ 104). Voy. également (on the application of EM (Eritrea) (Appellant) v Secretary of State for the Home Department (Respondent), [2014] UKSC 12.

[5] Nous soulignons que la C.J.U.E. a indiqué, de son côté, que la saturation des réseaux d’accueil ne justifie pas une dérogation au principe selon lequel les conditions matérielles d’accueil doivent être suffisantes pour permettre aux demandeurs d’asile de disposer d’un logement, le cas échéant sur le marché privé de la location (voy. C.J.U.E., 27 février 2014, Federaal agentschap voor de opvang van asielzoekers c. Selver Saciri, Danijela Dordevic, Danjel Saciri et Sanela Saciri, C-79/13).

[6] L’arrêt M.S.S. laissait déjà paraître, en plus de l’exigence d’un examen préalable au transfert Dublin, « l’obtention de garanties de l’État requis ». Voy. F. MAIANI et E. NERAUDAU, « L’arrêt M.S.S. c. Grèce et Belgique de la Cour eur. D.H. du 21 janvier 2011 : De la détermination de l’État responsable selon Dublin à la responsabilité des États membres en matière de protection des droits fondamentaux », R.D.E., 2011.

[7] La Cour EDH souligne quelques évolutions notables du RD III en lien avec l’affaire TARAKHEL : « Il vise notamment à assurer le maintien de l’unité familiale et prête une attention particulière aux besoins des mineurs non accompagnés et des autres personnes nécessitant une protection spéciale. En particulier, les articles 6, 31, 32 et 33 du règlement Dublin III » (§ 35).

[8] Il s’agit d’un formulaire rédigé par la Commission européenne. L’article 8 modifié du Règlement d’application n° 1560/2003 dispose que : « le formulaire type figurant à l’annexe VI est utilisé aux fins de la transmission à l’État membre responsable des données indispensables à la protection des droits de la personne à transférer et à la prise en compte de ses besoins particuliers immédiats ».

[9] Voy. notamment l’exemple de ces deux Cours suprêmes qui, avant l’arrêt TARAKHEL de la Cour EDH, ne reconnaissent pas de « défaillances systémiques » au régime d’asile hongrois ou italien, mais relèvent un risque sérieux en cas de transfert Dublin : 

- Le Conseil d’état français, par une ordonnance du 29 août 2013, a fait échec à un transfert vers la Hongrie, sans reconnaître une « défaillance systématique » du régime d’asile hongrois, mais en s’appuyant essentiellement sur la situation individuelle rapportée par les demandeurs d’asile et surtout leur vécu lors de leur passage en Hongrie, pour conclure à une atteinte au droit d’asile (Conseil d’État, Ord. réf., 29 août 2013, M. Xhafer G. et autres, req. n° 371572, § 8 ;  voyez pour un commentaire notamment : E. NERAUDAU, « Le Conseil d’État français suspend une procédure de transfert Dublin vers la Hongrie, en raison du risque sérieux d’un traitement défaillant des demandes d’asile », Newsletter EDEM, septembre 2013).

- La Cour suprême du Royaume-Uni, dans un arrêt du 19 février 2014, a considéré qu’indépendamment de l’existence ou non de « défaillances systémiques » dans le système d’accueil des demandeurs d’asile en Italie, un examen au cas par cas devait être fait du risque de violation de l’article 3 CEDH. La juridiction suprême reprend ensuite la méthode retenue par la Cour EDH dans son arrêt HUSSEIN (Cour suprême du Royaume-Uni, 19 février 2014, arrêt n°(2014) UKSC 12 (cité par la Cour EDH, TARAKHEL, précité, § 52 et suivants)).

[10] La C.J.U.E. s’est prononcée dans l’affaire ABDULLAHI sur un transfert vers la Hongrie, en application du RD II, où elle a jugé que seules des « défaillances systémiques » pouvaient empêcher un transfert Dublin dès lors qu’il y avait acceptation de ce pays, comme premier pays d’entrée dans l’UE. La portée de cet arrêt peut être discutée, dans la mesure où elle semble cantonnée à l’espèce (premier pays d’entrée) mais surtout au seul Règlement Dublin II. Toutefois, il serait intéressant que la C.J.U.E. ait à se prononcer dans le cadre d’un transfert Dublin III sur l’examen à mener face à un risque de violation de l’article 4 CFDUE, en dehors du cas des « défaillances systémiques » de l’arrêt N.S. Pour un commentaire de l’arrêt C.J.U.E., ABDULLAHI, voy. notamment : E. NERAUDAU, « L’étendue du contrôle du juge national sur la décision de transfert Dublin II réduite comme peau de chagrin ? », Newsletter EDEM, janvier 2014.

[11] « (L)’augmentation des arrivées de demandeurs d’asile, de réfugiés et de migrants en Italie place à nouveau en haute position le sujet de la solidarité dans la politique d’asile de l’UE. La pression sur le système d’asile italien monte et il reste à voir combien de temps le système d’accueil sera en mesure de faire face à cette augmentation. Dans le même temps, d’autres États membres de l’UE soutiennent qu’ils reçoivent un nombre encore plus élevé, en termes absolus ou relatifs, et que l’Italie devrait intensifier sa propre capacité à faire face à la situation. Il est fait référence à des outils existants tels que le BEA et le soutien financier et technique de l’UE que l’Italie reçoit afin de bloquer tout débat sérieux au niveau de l’UE sur la nécessité de mesures supplémentaires de solidarité. Cette situation illustre une fois de plus la nature délicate de la discussion sur la solidarité dans le domaine de l’asile. D’une part, chaque État membre a la responsabilité de mettre en ordre ses affaires et de prendre les mesures nécessaires pour rendre son système d’asile aussi robuste que possible. D’autre part, alors que le RAEC se précise, une politique commune en matière d’asile nécessite une vision commune sur la façon de traiter conjointement des situations telles que celle de l’Italie de nos jours puisqu’elles ont aussi des répercussions sur d’autres États membres », ECRE, Mind the Gap, Rapport annuel AIDA, 2014, p. 2 (Conclusions disponibles sur le site d’ECRE : www.ecre.org).

[12] Voy. l’Avis relatif à la compatibilité du projet d'accord sur de l'adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne des droits de l'homme, où la C.J.U.E. semble craindre que « la vérification du respect des droits fondamentaux par un autre État membre » ne soit pas compatible avec le principe de confiance mutuelle, sauf dans des cas exceptionnels :

 « 191. En deuxième lieu, il convient de rappeler que le principe de la confiance mutuelle entre les États membres a, dans le droit de l’Union, une importance fondamentale étant donné qu’il permet la création et le maintien d’un espace sans frontières intérieures. Or, ce principe impose, notamment en ce qui concerne l’espace de liberté, de sécurité et de justice, à chacun de ces États de considérer, sauf dans des circonstances exceptionnelles, que tous les autres États membres respectent le droit de l’Union et, tout particulièrement, les droits fondamentaux reconnus par ce droit (voir, en ce sens, arrêts N.S. e.a., C-411/10 et C493/10, (…) ainsi que Melloni, (…))

192. Ainsi, lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union, les États membres peuvent être tenus, en vertu de ce même droit, de présumer le respect des droits fondamentaux par les autres États membres, de sorte qu’il ne leur est pas possible non seulement d’exiger d’un autre État membre un niveau de protection national des droits fondamentaux plus élevé que celui assuré par le droit de l’Union, mais également, sauf dans des cas exceptionnels, de vérifier si cet autre État membre a effectivement respecté, dans un cas concret, les droits fondamentaux garantis par l’Union » (nous soulignons) (Avis 2/13 de la C.J.U.E., assemblée plénière, 18 décembre 2014).

Publié le 14 juin 2017