Cour eur. D.H., 2 octobre 2012, Singh et autres c. Belgique, req. n° 33210/11

Louvain-La-Neuve

Le manque du demandeur d’asile à son devoir de coopération ne dispense pas d’un examen complet des griefs défendables tirés de l’article 3 CEDH.

Par l’arrêt Singh, la Cour européenne des droits de l’homme condamne la Belgique pour violation du droit à un recours effectif. Focalisées sur l’exigence de coopération des requérants demandeurs d’asile afghans quant à l’établissement de leur origine, les instances belges n’ont pas suffisamment examiné les griefs défendables tirés de l’article 3 CEDH en ne vérifiant pas l’authenticité des documents d’identité déposés.

Art. 13 et 3 CEDH – Art. 4, § 5, directive 2011/95/UE - Art. 57/7ter loi du 15 décembre 1980 – recours effectif – devoir de coopération du demandeur d’asile – crédibilité de l’origine – charge de la preuve – défaut d’examen complet (violation)

A. Arrêt

L’affaire Singh permet à la Cour européenne des droits de l’homme (la Cour) d’étoffer son abondante jurisprudence relative au droit à un recours effectif lorsqu’un grief défendable tiré de l’article 3 CEDH est invoqué. Après avoir considéré qu’en pareil cas un recours effectif suppose la suspension automatique de la mesure litigieuse[1] ainsi qu’un examen complet et ex nunc des griefs défendables[2], la Cour précise la manière dont cet examen doit se dérouler pour être complet.

En l’espèce, une famille détentrice de passeports afghans craint un refoulement en chaine vers l’Afghanistan après le rejet de sa demande d’asile par la Belgique. Tant le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (C.G.R.A.) que le Conseil du contentieux des étrangers (C.C.E.) statuant en plein contentieux ont considéré leur origine afghane non crédible. Ils ont en conséquence analysé leurs demandes d’asile à l’égard de l’Inde, pays où ils avaient précédemment séjourné, avant de les déclarer non fondées. En application de la Convention de Chicago[3], l’Office des étrangers (O.E.) s’apprêtait à expulser les requérants vers la Russie, pays à partir duquel ils ont illégalement rejoint la Belgique, lorsqu’ils introduisent une requête auprès de la Cour. Ils invoquent le risque que la Russie ne les renvoie vers l’Afghanistan et sollicitent, au titre de mesures provisoires, la suspension de leur expulsion.

Après avoir accordé les mesures provisoires, la Cour réunie en chambre le 2 octobre 2012 considère le grief des requérants tiré de l’article 3 CEDH comme défendable « dès lors qu’il n’est pas manifestement mal fondé et qu’il nécessite un examen au fond » (§ 84). D’une part, le gouvernement belge ne fournit « aucun argument convaincant » (§ 83) que l’Inde admettra les requérants sur son territoire. D’autre part, tant la pratique des autorités russes de refouler les demandeurs d’asile vers leur pays d’origine sans examen de leur demande, que les craintes des requérants en cas de retour vers l’Afghanistan reflètent les constatations de divers rapports internationaux. Les instances belges avaient en conséquence l’obligation de réaliser un « examen circonstancié » des risques allégués (§ 88).

De l’avis de la Cour, cet examen circonstancié « a été occulté au niveau du CGRA par l’examen de la crédibilité des requérants et les doutes quant à la sincérité de leurs déclarations » (§ 100). Le C.G.R.A. s’est uniquement interrogé sur la crédibilité de l’origine afghane des requérants, considérant que leurs dires ne l’établissaient pas à suffisance, sans vérifier l’authenticité de leurs documents d’identité. Le C.C.E. n’a pas remédié à cette « lacune » (§ 101). Au contraire, il a écarté les attestations du Haut-commissariat aux réfugiés des Nations-Unies (HCR) selon lesquelles les requérants sont des réfugiés afghans reconnus en Inde, produites pour la première fois devant lui. Bien que ces documents aient été obtenus par l’intermédiaire du Comité belge d’aide aux réfugiés, le partenaire du H.C.R. en Belgique, le C.C.E. ne leur accorde aucune crédibilité au motif qu’il s’agit de copies aisément falsifiables.

D’après la Cour, « écarter des documents, qui étaient au cœur de la demande de protection, en les jugeant non probants, sans vérifier préalablement leur authenticité, alors qu’il eut été aisé de le faire auprès du HCR, ne peut être considéré comme un examen attentif et rigoureux » (§ 104). Elle condamne en conséquence la Belgique pour violation du droit à un recours effectif tel que consacré par l’article 13 CEDH combiné avec l’article 3 CEDH.

B. Eclairage

Par l’arrêt Singh, la Cour se prononce sur la jurisprudence du C.C.E. relative aux demandeurs d’asile afghans. Dès l’arrêt n° 28796 du 16 juin 2009 rendu par trois juges, le C.C.E. insiste sur le devoir de coopération[4] des Afghans quant à l’établissement de leur origine[5]. Les instances se montrent particulièrement méfiantes lorsque les demandeurs ont séjourné dans un pays tiers avant de se rendre en Belgique[6]. En pareil cas, le dépôt de documents d’identité afghans ne suffit pas pour renverser la charge de la preuve[7].

Les arrêts nos 62108 et 62109 du 24 mai 2011 donnant lieu à l’affaire Singh s’inscrivent dans cette ligne jurisprudentielle. Les instances se sont fondées uniquement sur un manque de crédibilité de l’origine des requérants en raison d’incohérences dans leur récit et parce que « er bestaan in Afghanistan wijderverspreide corruptie en bloeiende handel in Afghaanse documenten die het gemakkelijk maakt vervalste documenten te bekomen »[8]. Aucun acte d’instruction pour vérifier l’authenticité des documents n’est réalisé : la charge de la preuve repose sur les seules épaules de la famille Singh.

La Cour ne suit pas ce raisonnement, invitant les instances belges à la prudence lorsqu’elles considèrent que l’origine alléguée par un demandeur n’est pas crédible et analysent en conséquence sa demande à l’égard d’un pays tiers. Les possibilités de retour dans ce pays tiers ne reposant sur « aucun argument convaincant » (§ 83), elles ne peuvent s’abstenir d’un examen complet des griefs défendables tirés de l’article 3 CEDH à l’égard du pays d’origine allégué. Cet examen complet implique de vérifier l’authenticité des documents d’identité déposés au lieu de les écarter au motif qu’ils ne sont pas supportés par un récit crédible.

Pour se conformer à cet arrêt, le C.C.E. n’échappera pas à une réflexion sur sa jurisprudence à l’égard des ressortissants afghans. Cette réflexion pourrait être menée à partir des arrêts d’assemblée générale nos 45395, 45396 et 45397 du 24 juin 2010, selon lesquels lorsque le C.G.R.A. examine une demande d’asile vis-à-vis du pays de résidence habituelle parce que l’origine du requérant n’est pas clairement établie « il lui appartient de déterminer ce pays [de résidence habituelle] en exposant de manière adéquate les considérations de droit et/ou de fait qui l’amènent à une telle conclusion ».

Plus généralement, l’arrêt Singh démontre l’importance accordée par la Cour à un examen complet par les Etats des griefs défendables tirés de l’article 3 CEDH. Les autorités nationales ne peuvent invoquer des considérations formelles pour échapper aux obligations qui leur incombent en vertu des articles 3 et 13 CEDH. En ce sens, l’arrêt Singh se situe dans la droite ligne de la jurisprudence Yoh-Ekale Mwanje par laquelle la Cour avait considéré que des règles procédurales ne peuvent s’opposer à un examen ex nunc par le juge des griefs défendables tirés de l’article 3 CEDH[9].

L.L.

C. Pour en savoir plus :

Pour consulter l’arrêt : Cour eur. D.H., 2 octobre 2012, Singh et autres c. Belgique, req. n° 33210/11.


[1] Cour eur. D.H., 11 juillet 2000, Jabari c. Turquie, req. n° 40035/98, §50 ; Cour eur. D.H., 5 février 2002, Conka c. Belgique, req. n° 51564/99, §83 ; Cour eur. D.H., 12 avril 2005, Chamaïev c. Georgie et Russie, req. n° 36378/02, §460 ; Cour eur. D.H., 20 septembre 2007, Sultani c. France, req. n° 45223/05, §50 ; Cour eur. D.H., 26 avril 2007, Gebremedhin c. France, req. n° 25389/05, §58 ; Cour eur. D.H., 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, req. n° 30696/09, §388 ; Cour eur. D.H., 2 février 2012, I.M. c. France, req. n° 9152/09, §150.

[2] Voy. en particulier : Cour eur. D.H., 11 janvier 2007, Salah Sheekh c. Pays-Bas, req. n° 1948/04, §136 ; Cour eur. D.H., 20 décembre 2011, Yoh-Ekale Mwanje c. Belgique, req. n° 10486/10, §§106 et 107.

[3] Convention relative à l’aviation civile internationale, Chicago, 7 décembre 1944 (entrée en vigueur : 4 avril 1947).

[4] Art. 57/7ter de la loi du 15 décembre 1980, M.B., 31 décembre 1980, p. 14584. Cette disposition transpose l’article 4§5 de la directive 2011/95/UE (directive « qualification »),  J.O. n° L 337, 20 décembre 2011, p. 9.

[5] Puisque certains demandeurs d’asile afghans peuvent bénéficier de la protection subsidiaire du seul fait de la violence aveugle qui règne dans leur région d’origine, ils doivent établir provenir de celle-ci à l’aide d’un récit crédible. Dans le cas contraire, leur demande est rejetée faute d’un quelconque « lien personnel » (« enig verband met zijn/haar persoon ») de rattachement avec la violence aveugle. Voy. aussi C.C.E. (3 juges), arrêt n° 44623 du 8 juin 2010.

[6] A l’occasion de l’arrêt n° 47186 du 11 août 2010 rendu par trois juges, le H.C.R. dépose une note dans laquelle il critique cette position du C.G.R.A. et du C.C.E. qui reviendrait selon lui à appliquer illégalement la cause d’irrecevabilité « pays tiers sûr » consacrée par l’article 25, § 2, c), de la directive 2005/85 (directive « procédure »), J.O., n° L326, 13 décembre 2005, p. 13 mais non transposée par le législateur belge.

[7] Voy. par ex. C.C.E., 31 janvier 2012, arrêt n° 74351.

[8] « Il existe en Afghanistan des pratiques de corruption répandues et un commerce florissant autour des documents afghans, de telle sorte qu’il est facile d’obtenir des faux papiers » (traduction libre).

[9] Cour eur. D.H., Yoh-Ekale Mwanje, précité.

Publié le 23 juin 2017