Cour eur. D.H., 4 avril 2017, Thimothawes c. Belgique, req. n° 29061/11

Louvain-La-Neuve

Rétention des demandeurs d’asile. De la subsidiarité et des imprécisions du contrôle strasbourgeois.

Par l’arrêt Thimothawes c. Belgique, la Cour européenne des droits de l’homme conclut que la rétention d’un demandeur d’asile atteint de troubles psychologiques n’a pas violé l’article 5 de la Convention. Pour aboutir à cette conclusion, la Cour se réfère au contrôle de proportionnalité exercé par les juridictions nationales ainsi qu’au suivi psychologique réalisé dans le centre fermé. En particulier, elle juge qu’en ayant égard à la situation individuelle du requérant, les juridictions nationales ont remédié au caractère apparemment automatique de la décision de privation de liberté adoptée par l’administration.

Art. 5 C.E.D.H. – art. 74/5 de la loi du 15 décembre 1980 – directive « accueil » - rétention – demandeur d’asile – subsidiarité de la rétention – subsidiarité du contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme (absence de violation)

A. L’arrêt

Le requérant, de nationalité égyptienne, est placé en rétention lorsqu’il se présente à la frontière à l’aéroport de Zaventem pour introduire une demande d’asile. Il introduit une requête de mise en liberté auprès des juridictions nationales compétentes, la chambre du conseil et la chambre des mises en accusation. Selon le requérant, sa rétention aurait été automatiquement décidée au motif qu’il ne possédait pas les autorisations nécessaires pour pénétrer sur le territoire belge, sans examen approprié de sa situation individuelle et de sa santé mentale.

Cette requête est rejetée en première instance par la chambre du conseil, de même qu’en appel par la chambre des mises en accusations. Il en va de même des requêtes ultérieures, introduites contre les décisions de rétention adoptées par l’Office des étrangers après le rejet de la première demande d’asile du requérant et l’échec d’une première tentative d’expulsion, ainsi qu’après le rejet de la seconde demande d’asile du requérant.

Dans sa requête, le requérant se plaint d’une violation du droit à la liberté, tel que consacré par l’article 5 de la Convention (ci-après CEDH). Il reproche, en particulier, aux autorités belges de détenir systématiquement les demandeurs d’asile qui se présentent à la frontière, sans examen de leur situation particulière. Il se plaint également du caractère inadéquat de ses conditions de détention, qui n’auraient pas suffisamment tenu compte de sa santé mentale.

La Cour européenne des droits de l’homme (ci-après Cour eur. D.H.) écarte, d’abord, les arguments du requérant en ce qu’ils reprochent à la Belgique une mauvaise transposition de la directive accueil, laquelle enjoint d’évaluer si la privation de liberté d’un demandeur d’asile est nécessaire compte tenu de sa situation individuelle. La Cour estime qu’il s’agit là d’une question relevant du droit de l’Union européenne, échappant à sa compétence.

Ce préalable posé, la Cour rappelle qu’en vertu de sa jurisprudence antérieure, l’article 5 C.E.D.H. impose l’obligation, pour les autorités, de « rechercher s’il était possible de (…) substituer (à la privation de liberté) une autre mesure moins radicale »[1]. Elle poursuit en constatant que les décisions adoptées par l’Office des étrangers ne semblent accorder aucun égard à la situation spécifique du requérant : « les décisions successives de privation de liberté sont (…) formulées de manière laconique et stéréotypée, et ne permettaient pas au requérant de connaître les raisons justifiant concrètement sa détention »[2].

Toutefois, à suivre la Cour, le contrôle exercé par la chambre du conseil et la chambre des mises en accusation a permis de remédier à cette lacune. Les juridictions nationales ont procédé à un examen de la nécessité de priver le requérant de liberté, compte tenu de sa situation spécifique. Il n’est donc pas question d’une rétention automatique, aveugle aux circonstances particulières de l’espèce.

Quant à la santé mentale du requérant, la Cour estime qu’elle a été suffisamment prise en charge par les autorités, qui ont organisé un soutien psychologique dans le centre fermé. On ne peut donc déduire des problèmes psychologiques du requérant que ses conditions de privation de liberté n’ont pas respecté la Convention. Pour le surplus, la Cour souligne que la durée de la détention, de cinq mois, n’était pas excessive compte tenu des deux demandes d’asile introduites par le requérant et de son opposition à son expulsion.

B. L’éclairage

L’arrêt Thimothawes c. Belgique se lit d’abord et avant tout, nous semble-t-il, comme une confirmation de la jurisprudence antérieure de la Cour eur. D.H. relative à la subsidiarité de la rétention des demandeurs d’asile. Tout comme le droit de l’Union européenne, la CEDH s’oppose à une politique généralisée de privation de liberté des demandeurs d’asile, sans prise en considération de leur situation spécifique. La rétention d’un demandeur d’asile ne s’envisage qu’en tant que mesure de dernier ressort (1).

Au-delà de cette confirmation sans surprise, l’arrêt Thimothawes c. Belgique offre également une illustration de la subsidiarité du contrôle opéré par la Cour eur. D.H. en matière migratoire. Comme l’a récemment exposé la grande chambre de la Cour dans l’arrêt Paposhvili c. Belgique, relatif à l’article 3 C.E.D.H., il revient en premier lieu aux autorités nationales d’apprécier les faits propres à l’espèce[3]. Le contrôle de la Cour porte davantage sur la qualité de l’évaluation des faits menée par les Etats, que sur l’évaluation en elle-même. Il s’agit essentiellement, pour la Cour, de vérifier si tous les éléments factuels pertinents ont été analysés conformément aux principes qui se dégagent de sa jurisprudence. Il nous semble, toutefois, regrettable que la Cour n’ait pas saisi l’occasion de l’affaire Thimothawes pour préciser davantage les pourtours de pareille évaluation en ce qui concerne l’article 5 C.E.D.H. (2).

(1) La subsidiarité de la rétention des demandeurs d’asile. Dans l’arrêt commenté, la Cour eur. D.H. rappelle qu’un demandeur d’asile ne peut pas être privé de liberté automatiquement, sans prise en considération de sa situation individuelle. Elle souligne l’obligation des Etats d’évaluer les vulnérabilités spécifiques à chaque demandeur d’asile, lesquelles peuvent impliquer qu’une rétention violerait la CEDH. Selon la Cour, « des décisions généralisées ou automatiques de placement en détention des demandeurs d’asile sans appréciation individuelle des besoins particuliers des intéressés (…) (posent) problème au regard de l’article 5 »[4].

Il est, en effet, de jurisprudence constante, depuis l’arrêt de grande chambre Saadi c. Royaume-Uni, que si un Etat peut priver de liberté un demandeur d’asile sur le fondement de l’article 5, §1er, f), de la Convention, afin de prévenir une entrée irrégulière sur son territoire, il doit être tenu compte des vulnérabilités spécifiques de ce demandeur d’asile, comme par exemple sa minorité ou son état de santé.  

La Cour ajoute, également, qu’il revient aux autorités nationales de rechercher si une « autre mesure moins radicale » que la privation de liberté ne pourrait pas être appliquée. Ce faisant, elle rejoint les garanties consacrées par le droit de l’Union européenne, en particulier la directive accueil, laquelle impose aux Etats membres de ne recourir à la rétention des demandeurs d’asile qu’en dernier ressort, lorsqu’aucune autre mesure n’est envisageable. Si cette obligation pouvait se déduire de la jurisprudence antérieure de la Cour[5], l’arrêt Thimothawes c. Belgique a le mérite de l’énoncer clairement.

L’alignement de la protection conventionnelle sur celle du droit de l’Union européenne n’est, toutefois, pas total. L’article 8 de la refonte de la directive accueil, non entrée en vigueur lors de la survenance du litige, consacre désormais des motifs spécifiques pour lesquels un demandeur d’asile peut être privé de liberté. Dans sa jurisprudence, la Cour de justice de l’Union européenne exige que pareils motifs soient explicitement consacrés par le droit national[6]. Dans l’affaire Thimothawes, le requérant reprochait également à la législation belge d’autoriser la privation de liberté de tout demandeur d’asile introduisant sa demande à la frontière, sans examen de sa situation spécifique, en violation de la CEDH et du droit de l’Union européenne[7]. La Cour eur. D.H. s’estime, toutefois, non compétente pour émettre un jugement général relatif à la qualité de la législation belge et pour évaluer la conformité du droit belge avec le droit de l’Union. Elle se satisfait de ce qu’un examen individualisé ait été réalisé, dans le cas d’espèce, par les juridictions nationales. Comme nous l’exposons ci-après, les raisons qui amènent la Cour à considérer que cet examen a bien été réalisé par le juge national manquent, toutefois, de clarté.

(2) La subsidiarité du contrôle strasbourgeois. A l’occasion de l’arrêt Thimothawes c. Belgique, la Cour insiste une nouvelle fois sur la subsidiarité de son contrôle. Elle admet que l’Office des étrangers semble avoir décidé de priver le requérant de sa liberté sans examen de sa situation particulière. Cependant, le contrôle individualisé opéré par le juge national a permis de remédier à cette lacune.

La Cour note que « les décisions successives de privation de liberté sont ainsi formulées de manière laconique et stéréotypée, et ne permettaient pas au requérant de connaître les raisons justifiant concrètement sa détention »[8]. Toutefois, selon la Cour, cette lacune de l’administration nationale a été corrigée à l’occasion du contrôle effectué par le juge national. Elle juge que « cette circonstance n’a pas empêché les juridictions compétentes – la chambre du conseil et la chambre des mises en accusation –, d’exercer leur contrôle, fût-il limité à un contrôle de légalité, en tenant compte des exigences de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 5 § 1 f) rappelées ci-dessus et des circonstances particulières du requérant »[9].

Cette approche de la Cour ne surprend pas au regard, notamment, du récent arrêt Paposhvili c. Belgique. Dans cet arrêt relatif à l’expulsion d’un étranger gravement malade, la grande chambre avait condamné la Belgique pour violation de l’article 3 C.E.D.H., au motif essentiellement que ni l’administration ni le juge n’avaient réalisé un examen approprié des arguments du requérant tirés de l’article 3 C.E.D.H. Dans son opinion concordante, le juge Lemmens y voyait une « nouvelle optique », selon laquelle l’évaluation des arguments tirés de l’article 3 C.E.D.H. relève de la « responsabilité première » des instances nationales. L’arrêt Thimothawes c. Belgique suit une approche similaire en ce qui concerne l’article 5 C.E.D.H. Les griefs ont été examinés par le juge national, qui les a jugés non fondés. La Cour se satisfait de cet examen.

L’arrêt Thimothawes c. Belgique nous paraît toutefois manquer de pédagogie. La Cour demeure silencieuse sur les raisons qui l’ont amenée à considérer que le contrôle exercé par le juge national était, en l’espèce, suffisant. Elle n’explique pas en quoi le juge national aurait effectivement pris en considération la situation spécifique du requérant.

Cela nous paraît d’autant plus regrettable que, à suivre les juges Karakas et Turkovic dans leur opinion dissidente, « les décisions (du juge national) étaient rédigées en des termes stéréotypés et étaient dépourvues d’une analyse de la situation personnelle du requérant ». Selon les juges dissidents, la Cour aurait dû suivre sa jurisprudence antérieure par laquelle elle « a conclu à la violation dans les affaires où les tribunaux internes avaient maintenu le requérant en détention en recourant à des formules stéréotypées sans évoquer des faits précis ou sans envisager d’autres mesures préventives ». Il eut été utile que la Cour dissipe les doutes en exposant les raisons pour lesquelles le contrôle mené par le juge belge a satisfait aux garanties de l’article 5 C.E.D.H.[10] L’effectivité du contrôle strasbourgeois serait mise à mal s’il suffisait, pour une autorité nationale, de se référer abstraitement aux garanties de la Convention pour échapper à toute condamnation.

L.L.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : Cour eur. D.H., 4 avril 2017, Thimothawes c. Belgique, req. n° 29061/11

Pour citer cette note : L. Leboeuf, « Rétention des demandeurs d’asile. De la subsidiarité et des imprécisions du contrôle strasbourgeois », Newsletter EDEM, mai 2017.              

 

[2] Ibidem, §77.

[3] Cour eur. D.H., 13 décembre 2016, Paposhvili c. Belgique, req. n° 41738/10, §184. Voy. également l’opinion concordante du juge Lemmens.

[4] Cour eur. D.H., Thimothawes, op. cit., §73

[5] A l’occasion de divers arrêts relatifs à Malte, par exemple, la Cour a considéré que les autorités nationales n’avaient pas agi de bonne foi en développant une politique systématique de rétention des demandeurs d’asile (voy. notamment Cour eur. D.H., 23 juillet 2013, Suso Musa c. Malte, req. n° 42337/12, §100 ; Cour eur. D.H., 22 novembre 2016, Abdullahi Elmi et Aweys Abubakar c. Malte, req. nos 25794/13 et 28151/13, §146 : « at no stage did the authorities ascertain whether the placement in immigration detention of the applicants was a measure of last resort for which no alternative was available). Hors du contexte maltais et relativement à un étranger en séjour irrégulier, voy. également Cour eur. D.H., 2 octobre 2008, Rusu c. Autriche, req. n° 34082/02, §57: The Court reiterates that detention of an individual is such a serious measure that – in a context in which the necessity of the detention to achieve the stated aim is required – it will be arbitrary unless it is justified as a last resort where other less severe measures have been considered and found to be insufficient to safeguard the individual or public interest which might require that the person concerned be detained ».

[6] C.J.U.E., 15 mars 2017, Al Chodor, aff. C-528/15, note de J.-B. FARCY, « L’appréciation du risque de fuite d’un demandeur d’asile faisant l’objet d’une procédure de transfert Dublin doit être encadrée par des critères légaux : quelles conséquences en droit belge et en matière de retour ? », Newsletter EDEM, avril 2017. L’arrêt Al Chodor a été prononcé dans le cadre spécifique du règlement Dublin, lequel fixe notamment la procédure à suivre pour transférer un demandeur d’asile vers l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande. Il n’en demeure pas moins que ses enseignements sont transposables par analogie à la procédure d’asile, en ce qu’ils concernent des demandeurs d’asile.

[7] L’article 74/5, §1er, 2°, de la loi du 15 décembre 1980 prévoit en effet que l’Office des étrangers « peut » priver de liberté l’étranger qui tente de franchir irrégulièrement la frontière et qui introduit une demande d’asile, sans énoncer d’autres conditions. Il est à noter, toutefois, que l’article 74/6 énonce précisément les hypothèses dans lesquelles un demandeur d’asile peut être privé de liberté. L’article 74/6 précisant ne s’appliquer qu’aux demandeurs d’asile « entrés dans le Royaume », son champ d’application pourrait s’interpréter comme excluant les demandeurs d’asile interceptés à la frontière, tels que visés par l’article 74/5, §1er, de la loi du 15 décembre 1980. Pareille interprétation nous semble, toutefois, incompatible avec l’article 8 de la directive accueil 2013/33/UE, lequel s’applique également aux demandes introduites à la frontière conformément à l’article 3 de la même directive. Une interprétation du droit belge conforme au droit de l’Union devrait donc conduire à imposer aux autorités nationales de motiver la privation de liberté d’un demandeur d’asile au regard des motifs consacrés par l’article 74/6 de la loi du 15 décembre 1980, quand bien même elles souhaitent faire usage de la possibilité qui leur est offerte par l’article 74/5, §1er, 2°.

[8] Cour eur. D.H., Thimothawes, op. cit., §77.

[9] Ibidem, §78.

[10] Comp. avec la décision d’irrecevabilité rendue le 4 avril 2017 dans l’affaire Muzamba Oyam c. Belgique, req. n° 23707/15, relatif à un étranger appréhendé en séjour irrégulier, où la Cour fait état de la motivation de l’arrêt rendu par la chambre des mises en accusation, où la situation personnelle du requérant a fait l’objet d’un examen approfondi comprenant une analyse de son droit à la vie familiale et du risque de fuite (§41).

Photo par Nicoleon — Travail personnel, CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=39410945

Publié le 31 mai 2017