Cour eur. D.H., déc. d’irrecevabilité du 13 janvier 2015, A.M.E. c. Pays-Bas, requête n°51428/10

Louvain-La-Neuve

Renvoi Dublin vers l’Italie : une approche individualisée

Les enseignements de l’arrêt Tarakhel, concluant à la violation par la Suisse de l’article 3 CEDH en raison du renvoi de la Suisse vers l’Italie d’une famille de demandeurs d’asile afghans sans garantie de prise en charge, ne sont pas nécessairement applicables à un demandeur individuel. Ce dernier, un jeune homme somalien, ne se trouve pas dans la même situation de vulnérabilité. La situation problématique en matière d’accueil en Italie n’empêche pas le renvoi de tout demandeur d'asile à la différence de ce qu’était la situation en Grèce à l’époque de l’affaire M.S.S. c. Belgique et Grèce.

Article 3 CEDH – Règlement Dublin – Conditions d’accueil en Italie (irrecevabilité).

A. Arrêt

Le requérant déclare être de nationalité somalienne et avoir quitté la Somalie à l’âge de 14 ans. Il expose avoir fui la Somalie après une attaque du domicile familial par les milices Al-shabab en représailles du refus de ses deux frères de rejoindre leur groupe. En Italie, le requérant sollicite une protection internationale en avril 2009 et obtient un titre de séjour provisoire sur la base de la protection subsidiaire, valable jusqu’au 23 août 2012. Un mois après son arrivée en Italie, il se rend aux Pays-Bas. Il nie avoir introduit une demande d'asile en Italie et déclare ne pas y avoir bénéficié d’un accueil. Les autorités néérlandaises prennent une décision de refus estimant que l’Italie est responsable du traitement de la demande d'asile et jugent qu’il n’y a pas de risque de violation de l’article 3 dès lors que rien ne démontre que l’Italie a manqué à ses obligations au regard des traités internationaux relatifs au traitement des demandeurs d'asile. La Cour européenne des droits de l'homme fait droit à la demande de mesures provisoires du requérant. Celui-ci demeure aux Pays-Bas où tous les recours introduits contre la décision de transfert vers l’Italie sont rejetés.

Le requérant reconnaît en cours de procédure qu’il a menti sur son âge lors de son arrivée en Italie, prétendant être majeur pour ne pas être séparé des personnes arrivées avec lui alors qu’il était à l’époque mineur.

La Cour européenne des droits de l'homme n’adresse aucun reproche à l’Italie quant au traitement du requérant comme majeur puisque cela se fondait sur ses propres déclarations. Les autorités italiennes ne peuvent se voir reprocher de ne pas avoir décelé un besoin spécial de protection. Au moment où la Cour de Strasbourg se prononce, il est devenu majeur.

En ce qui concerne les conditions d’accueil en Italie, la Cour note que :

  • le requérant s’est vu octroyer un titre de séjour valable jusqu’au 23 août 2012 ;
  • le requérant ne prouve pas qu’il aurait été forcé de quitter le centre d’accueil ;
  • à la différence de l’affaire Tarakhel, le requérant est un jeune homme en pleine possession de ses moyens sans personne à charge ;
  • la situation générale en Italie n’est pas comparable à la situation de défaillance généralisée observable en Grèce au moment de l’affaire M.S.S.

Il s’en déduit que la situation en Italie ne peut être un obstacle à tout renvoi de demandeurs d'asile. Dans le cas d’espèce, le requérant n’a pas démontré un risque suffisamment réel et imminent de subir des mauvais traitements atteignant le minimum de gravité exigé par l’article 3.

B. Éclairage

L’arrêt A.M.E. n’est pas une remise en question de l’arrêt Tarakhel mais bien une mise en œuvre de la jurisprudence habituelle de la Cour européenne des droits de l'homme s’agissant des renvois Dublin vers l’Italie. Pour une référence complète à cette jurisprudence, l’on renvoie à la note rédigée par Madame Claire Dubois-Hamdi dans la présente newsletter.[S1]

S’agissant de l’arrêt Tarakhel, trois éléments importants doivent être rappelés :

  1. Même si l’accueil des demandeurs d’asile en Italie est problématique, le seuil de l’arrêt M.S.S. s’agissant de la Grèce n’est pas atteint. Les défaillances sont de taille mais pas systémiques : « § 115. Si donc la structure et la situation générale du dispositif d’accueil en Italie ne sauraient constituer en soi un obstacle à tout renvoi de demandeurs d’asile vers ce pays, les données et informations exposées ci-dessus font toutefois naître de sérieux doutes quant aux capacités actuelles du système. Il en résulte, aux yeux de la Cour, que l’on ne saurait écarter comme dénuée de fondement l’hypothèse d’un nombre significatif de demandeurs d’asile privés d’hébergement ou hébergés dans des structures surpeuplées dans des conditions de promiscuité, voire d’insalubrité ou de violence ».
  2. L’approche doit dès lors être individuelle. Outre la vulnérabilité inhérente à la qualité de demandeur d’asile, il faut avoir égard à des facteurs aggravants, tel le fait d’être une famille se composant de six enfants mineurs. La prise en compte de la situation spécifique des mineurs est une constante dans la jurisprudence de Strasbourg (en matière de détention, voyez les affaires Tabitha, §§ 50 à 59, Muskhadzhiyeva, § 56, Kanagaratnam, § 94 ; en matière de regroupement familial, voyez les arrêts Nunez, §§ 81-84, Jeunesse, § 120 – obligation de regrouper – ou Maslov, § 81 – obligation ne pas éloigner un jeune majeur).
  3. L’obligation de la Suisse est celle de faire preuve d’une vigilance particulière : « § 120. Il appartient dès lors aux autorités suisses de s’assurer, auprès de leurs homologues italiennes, qu’à leur arrivée en Italie les requérants seront accueillis dans des structures et dans des conditions adaptées à l’âge des enfants, et que l’unité de la cellule familiale sera préservée ».

L’arrêt Tarakhel sanctionne la Suisse pour avoir manqué à ce devoir de vigilance. Il ne ressort pas des démarches effectuées par la Suisse qu’elle ait pris la mesure de la probabilité que la famille ne trouve pas d’hébergement en Italie ou pas de lieu d’hébergement adapté. Une assurance en ce sens aurait dû être obtenue de la part de l’Italie. L’Italie devait non seulement assurer de l’existence d’un hébergement mais également de la qualité et du caractère adapté de celui-ci.

« 122. Il s’ensuit que, si les requérants devaient être renvoyés en Italie sans que les autorités suisses aient au préalable obtenu des autorités italiennes une garantie individuelle concernant, d’une part, une prise en charge adaptée à l’âge des enfants et, d’autre part, la préservation de l’unité familiale, il y aurait violation de l’article 3 de la Convention ».

L’affaire A.M.E. diffère de l’affaire Tarakhel dans l’application des principes retenus et non quant à ces principes mêmes. Il n’y a pas de défaillance systématique dans les conditions d’accueil en Italie, au point que tout renvoi puisse s’analyser en une violation de l’article 3. Une telle analyse est sujette à être revue si la situation italienne devait s’aggraver et ce, en tenant compte des rapports rédigés par les organisations internationales et les organisations non gouvernementales suivant avec attention la situation italienne.

En l’espèce, le demandeur d'asile mineur lors de son arrivée en Italie – mais ayant déclaré être majeur – est majeur au moment du renvoi envisagé. S’il est certes vulnérable en soi, cette vulnérabilité n’est pas aggravée puisqu’il est jeune, en bonne santé et n’a pas une famille à charge.

Cette décision n’exclut donc pas que le cas d’un demandeur d’asile isolé mais présentant des facteurs de vulnérabilité autres que celui de faire partie d’une famille avec enfants mineurs conduise à un renversement de la présomption. La Cour ne généralise pas l’obligation de recueillir des assurances précises de la part de l’Etat de renvoi qui ressortait de l’arrêt Tarakhel. Celle-ci ne s’applique que lorsque les facteurs aggravants la vulnérabilité sont évidents, telle la minorité. Une telle approche aurait pourtant pu être retenue. Une obligation d’obtenir des garanties d’accueil du demandeur d’asile concerné de la part du pays acceptant une reprise aurait pu être imposée dans chaque renvoi vers un pays où le nombre de places d’accueil est manifestement insuffisant, comme l’Italie. L’affaire A.M.E. ne s’y prêtait sans doute pas dès lors que ce requérant avait obtenu un titre de séjour provisoire en Italie.

La jurisprudence belge reste partagée quant au renvoi vers l’Italie. Alors que durant l’automne, la tendance était à la validation des transferts (C.C.E., arrêt du 2 décembre 2014, n° 134.481 : le C.C.E. avait jugé que les difficultés d’accueil en Italie étaient réelles mais pas suffisantes pour emporter violation de l’article 3. Il ne se déduit de l’article 3 aucune obligation de fournir un logement ou des conditions de vie adéquates ; C.C.E., arrêt du 16 octobre 2014, n° 131.550), la prudence est de mise ces dernières semaines. Plusieurs arrêts récents ont suspendu des décisions de renvoi vers l’Italie.

  • arrêt n° 138.525 du 13 février 2015 : le C.C.E. a suspendu une décision de renvoi d’un demandeur d'asile afghan vers l’Italie. Il se réfère à l’arrêt Tarakhel tout en soulignant que le demandeur ne pouvait être considéré comme ayant des besoins spécifiques ou comme étant d’une particulière vulnérabilité. Toutefois, il ressort de son récit, non contredit, qu’il a dû vivre pendant des mois dans la rue. Les documents déposés par l’Etat belge se réfèrent à des initiatives qui auraient été prises pour améliorer la situation mais non aux résultats de ces initiatives. Le Conseil joue la carte de la prudence et juge que sans information complémentaire, la Belgique n’a aucune assurance que le demandeur d'asile pourrait être accueilli correctement en Italie. Le Conseil déduit de l’arrêt Tarakhel la nécessité d’un examen individuel et rigoureux du risque en cas de renvoi en Italie. Le risque se déduit ici de l’expérience passée.
  • arrêt n° 138.950 du 22 février 2015 : le Conseil a également suspendu selon la procédure d’extrême urgence une décision d’éloignement vers l’Italie d’un requérant isolé de nationalité guinéenne. Le Conseil suit la partie requérante qui s’est largement appuyée sur le rapport AIDA, rapport que l’Etat belge n’a pas examiné avec le soin et la minutie requis. Il ressort de ce rapport que l’on ne peut affirmer qu’un homme célibataire aurait droit à l’accueil. Le Conseil se fonde ici sur une motivation formelle inadéquate de la décision.
  • arrêt n° 139.330 du 25 février 2015 : le C.C.E. a prononcé la suspension en extrême urgence d’une décision de refus de séjour avec renvoi vers l’Italie. Le seuil de l’article 3 CEDH est atteint. Le requérant avait invoqué les mauvaises conditions de vie des demandeurs d'asile en Italie et notamment sa crainte de ne pas bénéficier d’un logement et d’être contraint de vivre dans la rue. Des rapports ont été déposés par le requérant et par l’État belge. Le Conseil note que les parties ont une lecture différente des rapports produits. Les parties s’accordent pour souligner que tout renvoi vers l’Italie ne conduit pas ipso facto à un traitement inhumain et dégradant. Le C.C.E. souligne qu’il n’est nullement garanti que tout demandeur d'asile qui arrive en Italie sera pris en charge par les autorités italiennes et qu’il ne sera pas contraint de séjourner dans des conditions extrêmement difficiles. L’arrêt pointe notamment le fait que les capacités maximales des centres d’accueil sont régulièrement dépassées. Le fait que le HCR n’ait pas formellement déconseillé le transfert vers l’Italie et que la situation de l’Italie ne soit pas comparable à celle de la Grèce au moment de l’arrêt M.S.S. ne remet pas en question ce constat de défaillance de l’accueil. En l’absence de toute réponse de la Grèce quant à la prise en charge effective de la personne concernée, le risque de violation de l’article 3 est suffisamment établi.

S.S.

C. Pour aller plus loin

Pour consulter la décision d’irrecevabilité : Cour eur. D.H., déc. d’irrecevabilité du 13 janvier 2015, A.M.E. c. Pays-Bas, req. n° 51428/10.

 Sur l’arrêt Tarakhel voir :

- la newsletter EDEM des mois de novembre et décembre 2014 ;

- C. COSTELLO et M. MOUZOURAKIS, « Reflections on reading Tarakhel : Is ‘How Bad is Bad Enough’ Good Enough ? », A&MR, 2014, p. 404.

Sur la décision A.M.E., voir :

- S. NICOLOSI, « Another episode in the Strasbourg saga on the Dublin System to determine the State Responsible for Asylum Applications », Strasbourg Observers, 20 février 2015.

 

Pour citer cette note : S. SAROLEA, « Renvoi Dublin vers l’Italie : une approche individualisée », note sous Cour eur. D.H., déc. irrecevabilité, A.M.E. c. Pays Bas, Newsletter EDEM, février 2015.


Publié le 13 juin 2017