Cour eur. D.H. [GC], 21 septembre 2016, Khan c. Allemagne, req. n° 38030/12

Louvain-La-Neuve

Quel statut pour les étrangers ni expulsables, ni autorisés au séjour ?

Saisie d’une demande de renvoi à l’encontre d’un arrêt de chambre qui validait l’expulsion par l’Allemagne d’une ressortissante pakistanaise souffrant de troubles psychiatriques pour des motifs d’ordre public, la grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme raye la requête du rôle. Elle estime que la requérante a perdu son intérêt à agir, suite à l’engagement des autorités allemandes de ne pas procéder à son expulsion. Comme souligné par le juge Sajo dans son opinion dissidente, cet arrêt pose la question du statut des étrangers en séjour « toléré » ni expulsables, ni autorisés au séjour.

Art. 3 C.E.D.H. – Retour – Étrangers non expulsables – Séjour « toléré » – Ordre public – Troubles psychiatriques.

A. Arrêt

La requérante vit en Allemagne depuis 1991, où elle est arrivée en tant que demandeuse d’asile. Elle accompagnait son époux. Ce dernier a été reconnu réfugié, tandis que la requérante a vu son séjour régularisé. En 2004, la requérante commet un meurtre. Atteinte d’un épisode psychotique, elle étrangle sa voisine et la précipite dans les escaliers. Son époux sollicite le divorce et obtient la garde de leur enfant. Les juridictions pénales allemandes ordonnent l’internement à vie de la requérante dans une institution psychiatrique au motif qu’elle souffre de schizophrénie et de déficience mentale.

Quelques années plus tard, en 2009, l’administration allemande ordonne l’expulsion de la requérante pour motifs d’ordre public. Cette décision est confirmée par les juridictions administratives allemandes. Craignant d’être expulsée suite à sa remise en liberté sous conditions de demeurer en contact avec le personnel soignant de l’hôpital psychiatrique et de continuer à suivre sa thérapie, la requérante introduit une requête devant la Cour européenne des droits de l’homme.

Dans son arrêt de chambre rendu le 23 avril 2015, la Cour européenne des droits de l’homme conclut que le renvoi de la requérante vers le Pakistan n’emporterait pas la violation de la Convention[1]. Elle relève que si la vie sociale et familiale de la requérante en Allemagne bénéficie de la protection de l’article 8 C.E.D.H., cette dernière n’est pas suffisamment intense pour s’opposer à son expulsion, au vu des considérations de sécurité publique propres au cas d’espèce. Elle note, également, que la requérante pourrait bénéficier de soins adéquats dans son pays d’origine, le Pakistan, où vivent des membres de sa famille.

Saisie d’une demande de renvoi, la grande chambre décide de rayer la requête du rôle. Elle juge que puisque la requérante est en séjour toléré en Allemagne (le Duldung) et que les autorités allemandes se sont engagées à ne pas l’expulser sans procéder à un ré-examen de sa situation, elle a perdu son intérêt à agir :

« La Cour note en l’espèce que le gouvernement allemand a donné l’assurance que la requérante ne serait pas expulsée sur la base de l’arrêté d’expulsion du 4 juin 2009 contre lequel celle-ci a introduit la présente requête. Le Gouvernement a en outre assuré que si la requérante faisait l’objet d’une nouvelle décision d’expulsion, celle-ci ne serait prise qu’après un examen médical complet de l’état de santé de la requérante et qu’elle tiendrait compte du temps écoulé depuis l’arrêté d’expulsion de 2009.

(…)

La requérante dispose par ailleurs du statut de tolérance de séjour en application de l’article 60a de la loi sur le séjour. La Cour rappelle dans ce contexte qu’elle a procédé à la radiation de requêtes du rôle après avoir été informée par le gouvernement défendeur que les autorités nationales n’avaient plus l’intention de renvoyer l’intéressé dans un avenir proche ou pour une certaine période dans le pays de destination, sans que ces informations eussent été accompagnées d’un engagement formel de la part du gouvernement défendeur »[2].

La Cour note également qu’à supposer que les autorités allemandes adoptent un nouvel arrêté d’expulsion à la suite du réexamen du dossier de la requérante, elle pourrait être saisie par une nouvelle requête[3].

Enfin, à toutes fins utiles, la Cour précise que la requête ne soulève aucune question importante relative à l’interprétation de la Convention. Elle ne fait que remettre en question l’évaluation de l’intensité de la vie familiale et du degré de dangerosité de la requérante, lesquelles sont des questions de fait propres au cas d’espèce[4].

Dans son opinion dissidente, le juge hongrois Andras Sajo considère que la Cour aurait dû répondre à la question de savoir si, dans le cas d’espèce relatif à « une personne handicapée mentale dont l’environnement actuel est le seul qui lui soit favorable », la simple tolérance du séjour suffit. Il reproche, plus fondamentalement, à la Cour de justifier la radiation de la requête sur la base de la subsidiarité de son contrôle, notant qu’en pareil cas la Cour renoncerait à « assurer » le respect de la Convention, comme l’exige son article 19, pour simplement en « contrôler » le respect par les Etats parties. Selon le juge dissident :

« Quelle que soit sa signification dans le présent contexte, la subsidiarité ne peut servir à justifier une décision de radiation. Dans le cas contraire, n’importe quelle autre raison pourrait être mise en avant pour justifier une radiation, et la Cour exercerait ainsi un pouvoir discrétionnaire illimité. »

B. Éclairage

L’arrêt commenté, plus particulièrement l’opinion dissidente du juge Sajo, présente l’intérêt de mettre en lumière le statut des étrangers à la fois non expulsables et non autorisés au séjour. Pareille question gagne en importance, pour divers motifs tenant notamment au développement du droit de l’Union européenne (1) et à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative à l’article 3 C.E.D.H. (2). Elle se pose, aussi, avec acuité dans la pratique belge, où depuis plusieurs années les autorités usent avec parcimonie de leur compétence discrétionnaire de régulariser pour circonstances exceptionnelles. Cette dernière n’apparaît pas, ou plus, comme la solution pour nombre d’étrangers non expulsables (3).

(1) Le droit de l’Union européenne et la distinction entre la décision de retour et la décision d’autorisation au séjour

Le droit de l’Union européenne a ceci de particulier qu’il harmonise les conditions d’adoption d’une décision d’éloignement, par le biais de la directive retour, sans harmonisation totale des conditions d’octroi d’un titre de séjour[5]. Les Etats membres demeurent, sauf exceptions, essentiellement en matière d’asile et de regroupement familial[6], seuls compétents pour fixer les conditions d’octroi d’une autorisation au séjour. Il en résulte une accentuation de la distinction entre les conditions d’octroi d’un titre de séjour, d’une part, et les conditions d’édiction d’une décision d’expulsion, d’autre part.

La jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne accentue davantage encore cette distinction. Dans l’arrêt Mahdi, en effet, la Cour de justice a jugé que la circonstance qu’une décision de retour ne pouvait pas être adoptée à l’encontre d’un étranger en séjour irrégulier n’emportait pas l’obligation, pour les Etats membres, de régulariser son séjour[7]. Par conséquent, certains étrangers peuvent ne pas être régularisés par les Etats membres, sans pouvoir, pour autant, être expulsés.

La directive retour fournit quelques indications sur le statut que doivent se voir accorder ces étrangers non autorisés au séjour, mais non expulsables. Elle énonce, dans son article quatorze, qu’ils doivent se voir accorder diverses garanties minimales « dans l’attente de leur expulsion ». Parmi ces garanties figurent, notamment, la protection de l’unité familiale, l’accès aux soins médicaux de base, l’accès au système éducatif et, pour les vulnérables, la prise en considération de leurs besoins spécifiques. Cette disposition renvoie, toutefois, largement au pouvoir d’appréciation des Etats membres, en précisant qu’il leur revient de garantir ces droits « dans la mesure du possible ». De même, le considérant douze de la directive retour souligne que « les besoins de base (des étrangers non expulsables) devraient être définis conformément à la législation nationale ».

(2) La Convention européenne des droits de l’homme et la protection absolue de l’article 3 C.E.D.H.

Si la Cour européenne des droits de l’homme énonce par principe qu’elle se prononce exclusivement sous l’angle de l’interdiction d’expulser en violation des articles 3 et 8 de la Convention, sans aller jusqu’à ordonner l’octroi d’une autorisation au séjour[8], elle a parfois été amenée à déduire de l’article 3 C.E.D.H. le droit de tout individu vulnérable à ne pas vivre dans des conditions de précarité extrême.

Dans l’arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce, par exemple, elle a jugé qu’un demandeur d’asile ne pouvait pas être contraint de vivre à la rue sans la moindre assistance[9]. Plus clairement encore, le Comité européen des droits sociaux reconnaît divers droits minimaux pour les étrangers non autorisés au séjour, afin de garantir leur droit à la dignité humaine. Par sa décision F.I.D.H. c. France, il a jugé que toute personne doit bénéficier d’une assistance médicale minimale, quelle que soit la régularité de son séjour[10]. De même, par sa décision C.E.C. c. Pays-Bas, il a conclu que les étrangers en séjour irrégulier sans domicile fixe doivent pouvoir accéder aux centres d’accueils ouverts aux autres sans-abris[11].

Force est toutefois de constater que la jurisprudence strasbourgeoise demeure encore embryonnaire sur ces questions. C’est donc à raison, nous semble-t-il, que par son opinion dissidente le juge Sajo regrette que la Cour n’ait pas saisi l’occasion de l’affaire Khan c. Allemagne pour clarifier l’étendue des droits auxquels un individu ne pouvant pas être expulsé devrait bénéficier, compte tenu notamment de la vulnérabilité particulière de la requérante qui souffre de maladies mentales.

(3) Le droit belge et l’absence d’un titre spécifique pour les étrangers non expulsables

En Belgique, le statut administratif des étrangers non autorisés au séjour, mais non expulsables, ne fait pas l’objet d’une réglementation spécifique. Faute d’un titre attestant de leur statut administratif, ces derniers se trouvent confrontés à de nombreuses difficultés, notamment en termes d’accès à une assistance sociale minimale, comme l’aide médicale urgente, à l’éducation ou encore en cas de contrôle de police. Si les droits consacrés par la directive retour leur sont, en théorie, reconnus, en pratique, les obstacles administratifs sont réels.

La loi du 15 décembre 1980 envisage la possibilité pour les autorités, sur la base de leur pouvoir d’appréciation discrétionnaire, de régulariser le séjour d’un étranger dans des « circonstances exceptionnelles »[12]. Cette disposition permet d’offrir une solution aux étrangers qui, s’ils ne répondent pas aux critères pour bénéficier d’un droit de séjour en application des autres dispositions de la loi du 15 décembre 1980 relatives par exemple à l’asile ou au regroupement familial, ne sont pas expulsables. L’usage de cette disposition devient, cependant, de plus en plus rare[13].

Dans ce contexte, il pourrait être intéressant de lancer la réflexion au sujet de l’instauration, en droit belge, d’un titre de séjour temporaire spécifique, clarifiant le statut administratif des étrangers non expulsables. Pareil titre de séjour pourrait s’inspirer du « Duldung », le titre de séjour toléré allemand dont question dans l’affaire Khan c. Allemagne. Tel est, certainement, l’esprit de la directive retour, qui exige que les Etats membres « confirment par écrit » la situation de l’étranger non expulsable[14]. Il eut été intéressant, pour cette raison, que dans l’arrêt Khan c. Allemagne la Cour européenne des droits de l’homme s’étende davantage sur les conditions de conformité de pareil statut de séjour avec la Convention, avant de déclarer la requête irrecevable pour ce motif.

L.L.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter l’arrêt

Cour eur. D.H., grande chambre, 21 septembre 2016, Khan c. Allemagne, req. n° 38030/12.

Pour citer cette note : L. Leboeuf, « Quel statut pour les étrangers ni expulsables, ni autorisés au séjour ? », Newsletter EDEM, septembre 2016.


[2] Ibidem, §§36 et 37.

[3] Ibidem, §37.

[4] Ibidem, §40

[6] Notez que, même dans ces domaines, les Etats membres conservent une relative marge d’appréciation.

[7] C.J.U.E., 5 juin 2014, Mahdi, aff. C-146/14 PPU, EU:C:2014:1320, §87. Sur cet arrêt, voy. notamment D. ACOSTA ARCARAZO, « The Charter, detention and possible regularization of migrants in anirregular situation under the Returns Directive: Mahdi », C.M.L.Rev., 2015, p. 1361, où l’auteur déduit de l’interprétation de la directive retour à la lumière de la Charte des droits fondamentaux opérée par la Cour de justice, l’obligation d’octroyer, dans certains cas et suite à une analyse de proportionnalité, un titre de séjour temporaire (voy. en p. 1376).

[8] Il est de jurisprudence constante que « ni la Convention ni ses Protocoles ne consacrent le droit à l'asile politique » (voy. notamment Cour eur. D.H., 30 octobre 1991, Vilvarajah c. Royaume-Uni, req. n° 13163/87 ; Cour eur. D.H., 15 novembre 1996, Chahal c. Royaume-Uni, req. n° 22414/93, §73).

[12] Art. 9bis de la loi du 15 décembre 1980.

[13] Voy. les statistiques de Myria, La migration en chiffres et en droits 2015, septembre 2015, en particulier p. 144, figure 43. Notez que ces statistiques comprennent non seulement les demandes d’autorisations au séjour pour circonstances exceptionnelles (article 9bis, anciennement 9, al. 3, de la loi du 15 décembre 1980), mais également celles fondées sur des motifs médicaux (article 9ter de la loi du 15 décembre 1980). Une modification législative relative à l’autorisation de séjour médical, qui instaure un filtre de recevabilité strict, participe sans doute à expliquer la diminution drastique des autorisations de séjour octroyées (de 49% en 2005 à 9% en 2015).

[14] Notez toutefois que, dans l’arrêt Mahdi, la Cour de justice a précisé que « les États membres bénéficient d’une grande latitude pour déterminer la forme et le modèle de cette confirmation écrite » (C.J.U.E., Mahdi, op. cit., §88), de sorte qu’il nous parait difficile de déduire de la directive retour une obligation stricte d’octroyer un document spécifique, attestant de l’impossibilité d’expulser, même si cela semble correspondre à son esprit.

Publié le 08 juin 2017