Cour eur. D.H., I.K. v. Austria (n° 2964/12), 28 mars 2013

Louvain-La-Neuve

Le renvoi vers la Russie d’un demandeur d’asile débouté, ressortissant russe d’origine tchétchène, l’exposerait à un risque de traitement contraire à l’article 3 C.E.D.H.

La Cour eur. D.H. était confrontée à la conformité d’un renvoi d’Autriche vers la Russie, d’un ressortissant russe d’origine tchétchène, après refus de sa seconde demande d’asile. D’une part, la mère du requérant a été reconnue réfugiée en Autriche, alors qu’il alléguait des mêmes faits : sa famille est persécutée en Tchétchénie du fait que le père du requérant, abattu sous ses yeux, avait travaillé au sein des services de sécurité de l’ancien Président Mashkadov. D’autre part, la Cour s’appuie sur les rapports relatifs à la situation sécuritaire en Tchétchénie pour conclure, à l’unanimité, que le requérant serait exposé à un risque réel et individuel de traitement contraire à l’article 3 CEDH en cas de renvoi vers la Russie.

Article 3 CEDH – Décision de renvoi de l’Autriche vers la Russie – Ressortissant russe d’origine tchétchène débouté du droit d’asile – Famille persécutée en Tchétchénie Statut de réfugié (mère) et situation sécuritaire dégradée – Risque réel de persécution.

A. Arrêt

Monsieur I.K. est un ressortissant russe d’origine tchétchène. Il a fui son pays en 2004, avec sa mère, en raison des persécutions liées au fait que son père, abattu sous ses yeux en 2001, travaillait pour les services de sécurité de l’ancien Président Mashkadov. Il a indiqué également avoir été arrêté et maltraité à quatre reprises et relâché moyennant rançon.

Le requérant et sa mère ont introduit leurs demandes d’asile en Autriche. Elles ont été rejetées en mars 2007 au motif d’un récit contradictoire et non convainquant. Ils ont introduit un recours à l’encontre de ces décisions. Le requérant a interrompu son recours en raison d’un mauvais conseil juridique. Entre 2005 et 2008, il a été reconnu coupable d’infractions pénales et condamné. En mars 2008, il épouse une compatriote réfugiée et le couple a deux enfants. Au mois de mai 2009, la mère du requérant se voit reconnaître le statut de réfugié (crédibilité, groupe social, pas d’alternative interne).

En juin 2009, le requérant introduit une nouvelle demande d’asile. Elle est rejetée en raison de  l’autorité de la chose jugée et du défaut de nouvel élément pertinent. Son recours  est jugé non fondé et il est sommé d’organiser son départ.

Sur le plan médical, le requérant est hospitalisé du 6 juin au 6 juillet 2011 pour un épisode dépressif sévère et pensées suicidaires. Le 27 juin 2011, l’hôpital général de Vienne diagnostique un stress-post traumatique et déconseille le renvoi vers la Russie. La Cour rappelle que le requérant a produit un courrier médical attestant qu’un scanner avait détecté une anomalie au visage, pouvant confirmer un mauvais traitement en Tchétchénie (§ 31).

En janvier 2012, la Cour eur. D.H. prend des mesures provisoires (article 39 de son Règlement Intérieur) demandant au gouvernement autrichien de suspendre le renvoi du requérant jusqu’à nouvel avis.

Le requérant met en avant l’histoire de son père et les persécutions personnelles qu’il a subies. Il s’appuie sur ce que sa mère a été reconnue réfugiée sur la seule base des persécutions de son mari et de son fils. Il rappelle les mauvais conseils juridiques qui l’ont mené à ne pas poursuivre son recours contre la décision de refus de statut de réfugié. Il souligne que les autorités, lors de sa nouvelle demande d’asile, auraient dû constater que le refus précédent était contestable du fait de la reconnaissance de sa mère. Il conclut qu’en cas de retour en Russie il court un réel risque d’arrestation et de mauvais traitement (§ 64). Il fait référence au stress post traumatique dont il souffre et aux conséquences d’un retour en Russie sur son état de santé mentale. Le requérant invoque les articles 2 et 3 CEDH, ainsi que 8 CEDH au motif que ce renvoi le séparerait de sa femme et ses enfants qui habitent en Autriche.

- Le gouvernement autrichien conteste les arguments du requérant et assure que les raisons de sa demande de protection ont été examinées avec précision et ont été jugées non crédibles dans le cadre de sa première demande. Pour sa seconde demande, il allègue qu’aucun élément nouveau pertinent n’a été transmis. Enfin, il reproche au requérant de n’avoir jamais fait part de ses problèmes de santé.

- La Cour prend le parti de n’examiner que le grief tiré de l’article 3 CEDH[1]. Elle rappelle les principes généraux dégagés de sa jurisprudence (§ 71). Les appliquant au cas d’espèce, elle examine la procédure suivie pour conclure que : « it has no doubt that the applican’ts claim of a real risk of persectuion upon a return to Russia already had, prima facie, some weight ». Elle ajoute que les documents produits sur la situation sécuritaire en Tchétchénie vont dans le sens des craintes invoquées : « reported a deterioration in the general security situation in the North Caucasus region in the year 2009 and serious rights violations throughout the region (see § 17 and 34-46 above) ».

Elle souligne que le requérant a invoqué les mêmes craintes que sa mère qui a obtenu le statut de réfugié. Le gouvernement autrichien ne justifie pas cette issue différente des deux procédures d’asile. La Cour n’est pas convaincue que les autorités autrichiennes ont examiné les griefs invoqués avec précision et pris en compte à suffisance la question du risque de violation de l’article 3 CEDH en cas de retour. Dès lors, il y aurait violation de l’article 3 CEDH en cas de renvoi de M. I.K. vers la Russie (unanimité).

B. Éclairage                            

La Cour se trouve, comme dans son arrêt Singh c. Belgique, face à l’examen mené par les instances d’asile nationales.

Un risque réel de persécution conforté par la situation sécuritaire du pays d’origine

Sur le terrain de la violation de l’article 3 CEDH, la Cour procède en deux temps.

D’abord, elle reprend ses principes généraux quant au risque de violation de l’article 3 CEDH en matière d’expulsion. Les États sont libres d’organiser les questions migratoires sur leur territoire et le droit d’asile n’est pas couvert par la Convention. En revanche, les États sont tenus au respect de l’interdiction absolue posée par l’article 3 CEDH, et ce indépendamment du comportement de la victime. L’examen du risque d’atteinte à l’article 3 CEDH, protégeant une des valeurs les plus fondamentales de toute société démocratique, doit être rigoureux et individualisé. Ils ont l’obligation de ne pas procéder à un renvoi s’il a pour effet d’exposer à un risque de traitement contraire à cette interdiction absolue.

Ensuite, elle applique ces principes au cas d’espèce. Dans la mesure où le requérant n’est pas renvoyé vers son pays, la Cour examine ce risque au moment où elle se prononce (§76) :

- Concernant la situation personnelle du requérant

La Cour rappelle que les craintes invoquées par la mère, en lien avec les anciennes activités de son mari et les persécutions subies par son fils, ont déjà été jugées crédibles par l’Asylum Court en Autriche. Dès lors la Cour n’a pas de raison de douter de la décision de ce tribunal, rappelant que les instances d’asile nationales sont bien mieux placées pour apprécier les récits et preuves produites en matière d’asile. Les craintes du requérant sont identiques à celles invoquées par sa mère. Elle ajoute que le requérant a transmis un scanner qui peut attester de violence physique sur le visage. La Cour précise qu’elle n’a aucune indication dans le dossier lui permettant d’affirmer que le risque auquel serait exposé le requérant en cas de retour serait moins élevé que celui de sa mère, « as a family member of his late father ».

- Concernant la situation sécuritaire en Tchétchénie

La Cour fait référence à des arrêts datant de quelques années où elle a constaté la violation des articles 2 et 3 CEDH, dans des cas de mauvais traitements et disparitions en Tchétchénie (§80). Ensuite, elle renvoie aux rapports récents pour constater que : « the information nevertheless still provided a picture of regularly occurring human rights violations committed by both the rebel groups and the security forces and of a climate of impunity and lack of effective investigations of disappearances and acts of illtreatment. The reports also still referred to the practice of reprisals and collective punishment of relatives and suspected supporters of alleged insurgents (see the summaries in the paragraphs 4755 above) » (§ 81). Partant, il y a toutes les raisons de considérer que le requérant rencontrerait un risque réel et individuel de traitement contraire à l’article 3 CEDH en cas de retour en Russie (§ 83). Les rapports et informations sur la Tchétchénie pour constater qu’ils font toujours état de violations régulières des droits de l’homme commises tant par des groupes rebelles que par les forces de sécurité, d’un climat d’impunité, d’un défaut d’enquêtes effectives sur les disparitions et les mauvais traitements. Surtout, la Cour souligne qu’ils mettent en avant la pratique consistant à soumettre à des représailles et à des châtiments collectifs la famille ou les proches des combattants allégués ainsi que les personnes soupçonnées de leur venir en aide. La Cour fait référence à de nombreux rapports sur la situation en Tchétchénie (pp. 7 à 12).

- Concernant l’état de santé mentale du requérant

La Cour, se basant sur son arrêt N. c. UK[2], n’est pas convaincue qu’en l’espèce, l’état de santé mental et les craintes de détériorations atteignent le seuil posé des « very exceptional circumstances ». Toutefois, elle renvoie au risque de violation de l’article 3 CEDH déjà constaté (§ 83).

- Le rappel de l’exigence d’un examen rigoureux du risque en cas de renvoi, y compris aux instances d’asile

L’exigence rappelée aux instances nationales d’un examen rigoureux et personnalisé du risque tiré de l’article 3 CEDH en cas de décision d’éloignement ressort avec acuité.

En effet, amenée à effectuer son contrôle de conformité avec la Convention en matière d’asile, la Cour s’appuie d’abord sur la décision prise par le tribunal autrichien qui a reconnu le statut de réfugié à la mère du requérant. Elle n’a pas compétence, notamment en vertu du principe de subsidiarité, pour réexaminer la protection internationale refusée au requérant. Toutefois, elle s’attache à vérifier que les griefs tirés de l’article 3 CEDH ont été examinés à suffisance, ce qui ne ressort pas de l’espèce (§ 75).

La Cour juge que l’examen de la seconde demande d’asile du requérant, motivée par un défaut d’élément nouveau pertinent et une absence de crédibilité des déclarations lors de sa première demande, ne remplit pas les exigences d’un examen rigoureux et personnalisé du risque tiré de l’article 3 CEDH.

Cet arrêt éclaire la manière dont les instances d’asile sont amenées à apprécier le caractère nouveau d’une demande au regard de l’article 51/8 de la loi. Il ne peut être question de motifs de rejet purement formels.

Cet arrêt peut être rapproché d’autres jurisprudences de la Cour eur. D.H. qui posent et rappellent les exigences en matière d’examen du risque de mauvais traitement en cas de renvoi, y compris aux instances d’asile :

  • dans son arrêt Yoh-Ekale Mwanje, la Cour eur. D.H. a condamné l’État belge qui avait réalisé « l’économie d’un examen attentif et rigoureux de la situation individuelle de la requérante » (santé/protection subsidiaire) pour conclure à l’absence de risque sous l’angle de l’article 3 CEDH en cas de renvoi au Cameroun (Cour eur. D.H., Yoh-Ekale Mwanje c. Belgique, 20 décembre 2011, n° 10486/10).
  • dans son arrêt Singh et autres, la Cour eur. D.H. a également condamné la Belgique pour défaut d’ « examen attentif et rigoureux attendu des autorités nationales » (procédure d’asile), jugeant que les démarches de l’administration « ne procède(nt) pas d’une protection effective contre tout traitement contraire à l’article 3 » (Cour eur. D.H., Singh et autres c. Belgique, 2 octobre 2012, n° 33210/11).

Dans plusieurs arrêts récents, le Conseil du contentieux des étrangers a également fait référence au principe de l’unité familiale pour accorder une protection au membre de la famille d’une personne reconnue réfugiée (voir la Newsletter d’octobre 2012 commentant C.C.E., 24 septembre 2012, n° 88021 ou l’arrêt C.C.E., 28 février 2013, n° 98 069).

E.N.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter l’arrêt : Cour eur. D.H., 28 mars 2013, I.K. c. Autriche, n° 2964/12.

Ÿ Arrêts cités des cours européennes :

Pour citer cette note : E. Neraudau, « Le renvoi vers la Russie d’un demandeur d’asile débouté, ressortissant russe d’origine tchétchène, l’exposerait à un risque de traitement contraire à l’article 3 C.E.D.H. », Newsletter EDEM, avril 2013.


[1] Voir sur ce point : le § 57 (articles 2 et 3 CEDH) et § 91 (article 8 CEDH).

[2] Cour eur. D.H., 27 mai 2008, N. c. Royaume-Uni, n° 26565/05.

Publié le 20 juin 2017