Cour eur. D.H., Khlaifia et autres c. Italie, 1er septembre 2015 (req. n°16483/12)

Louvain-La-Neuve

La Cour européenne des droits de l’homme condamne la détention irrégulière de migrants tunisiens sur l’île de Lampedusa dans des conditions contraires à l’article 3 de la C.E.D.H. et leur expulsion collective

Dans l’arrêt commenté, la Cour européenne des droits de l’homme condamne l’Italie pour avoir détenu irrégulièrement des migrants tunisiens à Lampedusa, dans des conditions inhumaines et dégradantes, avant d’avoir organisé illégalement leur expulsion collective.

Art. 5, §1 C.E.D.H. – Droit à la liberté et à la sûreté – Violation – Art. 5, §2 C.E.D.H. – Droit d’être informé dans le plus court délai sur les faits reprochés – Violation – Art. 5, §4 C.E.D.H. – Droit de faire statuer à bref délai sur la légalité de la détention – Violation – Art. 3 C.E.D.H. – Interdiction des traitements inhumains et dégradants – Violation quant aux conditions de détention dans le centre d’accueil situé à Lampedusa – Art. 4 du Protocole n°4 à la C.E.D.H. – Interdiction des expulsions collectives d’étrangers – Violation – Art. 13 C.E.D.H. combiné avec les articles 3 C.E.D.H. et 4 du Protocole n°4 à la C.E.D.H. – Droit à un recours effectif – Violation.

A. L’arrêt commenté

La requête devant la Cour eur. D.H. est introduite par trois ressortissants tunisiens ayant quitté leur pays à bord d’embarcations de fortune, dans le but de rejoindre l’Italie par la mer.

Les requérants arrivent sur l’île de Lampedusa les 17 et 18 septembre 2011 respectivement. Ils sont alors transférés au Centre d’accueil initial d’hébergement (Centro di soccorso e Prima Accoglienza ou « CSPA ») où les autorités italiennes procédèrent à leur identification.

Les requérants expliquent que les conditions de détention dans ce centre d’accueil étaient déplorables. Ils affirment avoir été accueillis dans des conditions d’hygiène insatisfaisantes, dans des espaces surpeuplés et sales. Ils ont été obligés de dormir à même le sol en raison de la pénurie des lits disponibles. En outre, aucune porte ne séparait les sanitaires et les douches des autres pièces. La distribution d’eau courante était limitée.

Les requérants expliquent en outre qu’ils ne pouvaient avoir, à l’intérieur de ce centre, aucun contact avec l’extérieur. Ils affirment avoir fait l’objet d’insultes policières, d’avoir été surveillés en permanence par les forces de l’ordre, et qu’il leur était impossible de sortir.

Le 20 septembre 2011, un incendie ravage le CSPA. Transportés au parc des sports de Lampedusa pour y passer la nuit, les requérants parviennent, avec d’autres migrants, à tromper la surveillance des forces de l’ordre et à rejoindre le village de Lampedusa. Ils participent, avec 1800 autres migrants, à des manifestations de protestation dans les rues de l’île. Interpellés par la police, ils sont reconduits dans le centre d’accueil, puis à l’aéroport de Lampedusa.

Le matin du 22 septembre 2011, les requérants sont embarqués dans un avion à destination de Palerme, et, une fois débarqués, sont transférés à bord de navires amarrés dans le port de cette ville, à bord duquel ils restent quatre jours. Dans ces navires, les requérants n’ont pas accès aux cabines, et sont obligés de rester dans les salons-restaurants, ne pouvant sortir sur les balcons que deux fois par jour et durant quelques minutes seulement.

Ils restent sur ces navires jusqu’aux 27 et 29 septembre respectivement, dates auxquelles ils sont transportés à l’aéroport de Palerme avant d’être rapatriés en Tunisie. Préalablement à leur expulsion, ils avaient rencontré le consul tunisien qui se contenta d’enregistrer leurs données d’état civil, conformément aux accords italo-tunisiens conclus en avril 2011.

A l’appui de leur requête, les requérants invoquent la violation, par l’Italie :

  • de l’article 3 de la C.E.D.H, se plaignant de leurs conditions de détention dans le CSPA et sur les navires ;
  • de l’article 5, §1 de la C.E.D.H., garantissant le droit à la liberté et à la sûreté) ;
  • de l’article 5, §2 de la C.E.D.H., relatif au droit de connaître les raisons de sa privation de liberté dans le plus court délai ;
  • de l’article 13 C.E.D.H., lu en combinaison avec les articles précités, en affirmant n’avoir disposé d’aucun recours interne effectif pour dénoncer la violation de leurs droits ;
  • de l’article 4 du Protocole n°4, additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme, estimant avoir fait l’objet d’une expulsion collective, ce qui est interdit par cette disposition.

La Cour répond un à un aux arguments développés par les requérants.

1. Sur la violation alléguée de l’article 5, §1 de la C.E.D.H.

Les requérants affirment avoir été détenus irrégulièrement. Le gouvernement italien conteste la recevabilité de cette prétention, arguant que les requérant n’avaient été ni arrêtés, ni détenus, mais simplement « secourus » en mer et conduits à Lampedusa pour « les assister et pour leur sûreté physique ».

Les requérants soutiennent, quant à eux, que même si les CSPA sont, d’après la loi italienne, des « structures d’accueil » et non des lieux de détention, il faut estimer, in concreto, qu’ils ont été privés de leur liberté au sein du CSPA ainsi que sur les navires amarrés à Palerme, dans la mesure où il leur était interdit de s’éloigner de ces structures, et qu’ils étaient constamment surveillés par les forces de police.

La Cour donne raison aux requérants, estimant que les conditions auxquelles les requérants étaient soumis s’apparentaient à une détention et à une privation de liberté, se basant à la fois sur le fait que le gouvernement italien n’avait pas contesté l’affirmation des requérants selon laquelle ils ne pouvaient s’éloigner des structures et étaient constamment surveillés, sur un rapport de l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) et sur le rapport de la commission extraordinaire du Sénat italien qui faisait était d’une « rétention prolongée » dans les centres d’accueil de Lampedusa. La Cour estime donc que l’article 5, §1 de la C.E.D.H. est bien applicable, ratione materiae, au cas d’espèce.

Quant au fond, la Cour rappelle que l’une des exceptions au droit à la liberté, énoncée à l’alinéa f) de l’article 5, §1, permet aux Etats de restreindre cette liberté dans le cadre du contrôle de l’immigration (cf., entre autres, Saadi c. Royaume-Uni, req. n°13229/03, §43, 2008). La Cour rappelle également le fait que le seul fait qu’une procédure d’expulsion ou d’extradition soit en cours ne peut suffire à justifier une privation de liberté au sens de l’article 5, §1, f) de la Convention. Elle insiste en outre sur le fait que la privation de liberté doit être régulière, et qu’elle doit avoir une base légale en droit interne (c’est la « prééminence du droit »), que la loi soit prévisible et respecte le principe de sécurité juridique et que, dès lors, les conditions de la privation de liberté soient clairement définies. Elle rappelle enfin, au §65, que « la privation de liberté est une mesure si grave qu’elle ne se justifie que lorsque d’autres mesures, moins sévères, ont été considérées et jugées insuffisantes pour sauvegarder l’intérêt personnel ou public exigeant la détention. Il ne suffit pas que la privation de liberté soit conforme au droit national, encore faut-il qu’elle soit nécessaire dans les circonstances de l’espèce ».

Appliquant ces principes au cas d’espèce, la Cour constate que la loi italienne ne prévoit pas expressément la rétention de migrants qui sont placés dans un CSPA, certainement lorsque, comme en l’espèce, aucune décision formelle de placement en rétention n’a été adoptée à leur encontre. En outre, la Cour relève que la commission extraordinaire du Sénat italien avait constaté des situations de rétention prolongée sans aucune mesure juridique ou administrative. La Cour en conclut donc que la privation de liberté litigieuse était dépourvue de base légale en droit italien.

Pour la Cour, l’existence d’un accord bilatéral entre l’Italie et la Tunisie en vue de la facilitation du rapatriement des ressortissants tunisiens dans leur pays d’origine ne peut donner à la détention des requérants la base légale qui lui fait défaut, dans la mesure où le contenu de cet accord n’avait pas été rendu public.

Concluant à l’absence de base légale de la détention, la Cour se dispense logiquement d’en examiner la proportionnalité.

2. Sur la violation alléguée de l’article 5, §2 de la C.E.D.H.

La Cour rappelle que cet article énonce une garantie élémentaire pour toute personne arrêtée : elle a le droit de savoir pourquoi.

La Cour constate, en l’espèce, que l’Etat italien s’est contenté de donner aux requérants de simples informations quant au statut juridique d’un migrant, qu’il ne leur a donné aucun document officiel indiquant les motifs de faits et de droits justifiant la détention (les décrets de refoulement ne constituant pas un palliatif acceptable à une décision de détention en bonne et due forme). La Cour conclut que l’information fournie aux requérants était incomplète et qu’elle ne leur a pas été donnée « dans le plus court délai ». Elle conclut donc à la violation de l’article 5, §2 de la C.E.D.H.

3. Sur la violation alléguée de l’article 5, §4 de la C.E.D.H.

Si les requérants reconnaissent qu’ils ont pu introduire un recours contre les décrets de refoulement, ils affirment, par contre, ne pas avoir eu la possibilité de contester la légalité de leur rétention, aucune décision de privation de liberté ne leur ayant été notifiée et, dès lors, aucun recours juridictionnel ne pouvant être introduit.

La Cour rappelle que l’article 5, §4 de la C.E.D.H. reconnaît aux personnes détenues le « droit d’introduire un recours pour faire contrôler le respect des exigences de procédure et de fond nécessaires à la « légalité », au sens de la Convention, de leur privation de liberté, (…) sous l’angle non seulement du droit interne, mais aussi de la Convention, des principes généraux qu’elle consacre, et du but des restrictions qu’autorise l’article 5, §1 » (§91). Elle rappelle incdiemment que ce contrôle doit avoir lieu avant que les intéressés soient renvoyés dans leur pays d’origine (§97).

En l’espèce, la Cour considère que, vu le fait que les requérants n’avaient même pas été informés des raisons de leur privation de liberté, leur droit à faire contrôler la légalité de leur détention était « entièrement vidé de sa substance » (§95). Elle conclut donc à la violation de l’article 5, §4 de la C.E.D.H.

4. Sur la violation alléguée de l’article 3 de la C.E.D.H.

Répondant à la prétention des requérants, selon laquelle l’Italie avait violé l’article 3 C.E.D.H. au vu des conditions d’accueil déplorable dans le CSPA et sur les navires, la Cour commence par rappeler les principes gouvernant sa jurisprudence relative à l’article 3 C.E.D.H. et à l’exigence du « seuil minimum de gravité » (§117). Elle explique que, si les mesures privatives de liberté à elles seules, s’accompagnant « inévitablement de souffrance et d’humiliation » (§118), n’emportent pas à elles seules violation de l’article 3 C.E.D.H., les Etats doivent s’assurer que les personnes détenues le soient dans des conditions respectueuses de la dignité humaine. Elle rappelle également que, si les Etats ont le « droit indéniable de contrôler (…) l’entrée et le séjour des étrangers sur leur territoire » (§119), ils doivent avoir égard au respect de l’article 3 de la C.E.D.H.  La Cour rappelle que la surpopulation dans un centre de détention ou une prison peut, si elle atteint un certain niveau, suffire à emporter violation de l’article 3 C.E.D.H. Elle rappelle également que « d’autres aspects des conditions de détention étaient à prendre en compte dans l’examen du respect de cette disposition » (§123).

Appliquant ces principes au cas d’espèce, la Cour commence par rappeler qu’elle est bien consciente que, en 2011, l’île de Lampedusa a dû faire face à une « situation exceptionnelle » (§124) et affirme qu’elle ne « sous-estime » pas les problèmes rencontrés par les Etats lors de « vagues d’immigration exceptionnelles ». Cependant, la Cour rappelle avec force que « ces facteurs ne peuvent (…) pas exonérer l’Etat défendeur de son obligation de garantir que toute personne qui, comme les requérants, vient à être privée de sa liberté puisse jouir de conditions compatibles avec le respect de sa dignité humaine » (§128).

Pour savoir si les requérants ont été victimes d’une violation de l’article 3 C.E.D.H., la Cour examine séparément les conditions d’accueil dans le CSPA et celles à bord des navires amarrés à Palerme.

Concernant les conditions d’accueil dans le CSPA, la Cour note que les requérants se plaignent de problèmes graves de surpeuplement, d’hygiène, et de manque de contact avec l’extérieur. La Cour constate que leurs déclarations « sont corroborées par les rapports de la commission extraordinaire du Sénat et d’Amnesty International » (§130). Dès lors, la Cour « n’a pas de raison de douter de la véridicité de ces constats, opérés par une institution de l’Etat défendeur lui-même. Elle rappelle également avoir souvent attaché de l’importance aux informations contenues dans les rapports récents provenant d’associations internationales indépendantes de défense des droits de l’homme telles qu’Amnesty International » (§132). La Cour se réfère encore au rapport de l’APCE ainsi qu’à « l’inquiétude » exprimée par Médecins sans frontières et par la Croix Rouges quant aux conditions sanitaires dans les centres d’accueil (§133).

Enfin, même si les requérants n’ont pas séjourné plus que quelques jours dans le CSPA, la Cour « ne perd (…) pas de vue que les requérants, qui venaient d’affronter un voyage dangereux en mer, se trouvaient dans une situation de vulnérabilité » (§135).

Elle conclut à une violation de l’article 3 de la C.E.D.H. à cause des conditions d’accueil des requérants dans le CSPA.

Concernant les conditions d’accueil à bord des navires amarrés à Palerme, par contre, la Cour affirme que la situation dans laquelle se trouvaient les requérants ne rencontrait pas le seuil de gravité suffisant que pour emporter violation de l’article 3 de la C.E.D.H. La Cour constate en effet que les requérants avaient accès à de la nourriture adéquate, qu’ils dormaient dans des cabines dotées de linge ou sur des sièges convertibles, qu’ils étaient assistés par du personnel sanitaire, etc. …

5. Sur la violation alléguée de l’article 4 du Protocole n°4 à la Convention

Les requérants affirment avoir été expulsés de manière collective, sur la seule base de leur origine, sans aucune considération de leurs situations individuelles, et sans aucun examen de leur situation personnelle. Ils invoquent le fait que les décrets de refoulement étaient totalement standardisés, que les procédures d’éloignement mises en route étaient sommaires et avaient comme unique but celui d’identifier leur nationalité. S’appuyant sur les critères dégagés par la Cour pour déterminer quelles circonstances peuvent être qualifiées d’expulsion collective, notamment dans ses arrêts Hirsi Jamaa et autres c. Italie et Conka c. Belgique, les requérants mettent en avant le grand nombre de Tunisiens ayant connu le même sort qu’eux, le libellé identique et standardisé des décrets de refoulement, l’annonce ministérielle de telles mesures de refoulement, la difficulté d’accès à un avocat.

La Cour observe en l’espèce que les requérants ont fait l’objet de décrets de refoulement individuels, rédigés dans des termes identiques (à part leur identité respective). La Cour rappelle que « le fait que plusieurs étrangers fassent l’objet de décisions semblables ne permet pas en soi de conclure à l’existence d’une expulsion collective lorsque chaque intéressé a pu individuellement exposer devant les autorités compétentes les arguments qui s’opposaient à son expulsion » (§154). Pour autant, constatant l’absence de référence à la situation personnelle des requérants, l’absence de document prouvant qu’un entretien individuel avait été réalisé, le grand nombre de Tunisiens dans le même cas, l’existence d’un accord bilatéral entre l’Italie et la Tunisie simplifiant les procédures pour rapatrier les Tunisiens, etc. …, la Cour conclut que l’éloignement des requérants a revêtu un caractère collectif contraire à l’article 4 du Protocole n°4 à la C.E.D.H.

6. Sur la violation alléguée de l’article 13 de la Convention, combiné avec les articles 3 et 5 de la Convention et avec l’article 4 du Protocole n°4

La Cour constate que les requérants n’ont eu la possibilité que de contester les décrets de refoulement devant le juge de paix italien. Ces recours ne servent qu’à contester la légalité de leur rapatriement vers la Tunisie, et ne permettaient pas aux requérants de contester les conditions d’accueil dans le CSPA ou à bord des navires amarrés à Palerme. La Cour conclut donc à une violation de l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention. Elle conclut également à la violation de l’article 13 de la C.E.D.H. combiné avec l’article 4 du Protocole n°4 en ce que les requérants n’ont pu utilement contester leur expulsion sous l’angle de son caractère collectif, vu que les décrets de refoulement indiquaient clairement que le recours devant le juge de paix ne présentait aucun caractère suspensif...

B. Éclairage

L’arrêt commenté présente un quadruple intérêt. Premièrement, il conclut à la violation de l’article 4 du Protocole n°4 à la C.E.D.H., ce qui est très rare. Ensuite, il rappelle clairement les lignes directrices de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en ce qui concerne la détention d’étrangers en séjour illégal. En outre, il place des balises claires à l’application de l’article 3 de la C.E.D.H. dans des affaires où sont en cause les conditions d’accueil dans des centres pour réfugiés. Enfin, il rappelle l’importance de la mise en place de recours effectif dans les droits internes des Etats membres du Conseil de l’Europe.

Nous ne pouvons aborder tous les aspects de l’arrêt dans les limites de ce bref éclairage. Nous nous limiterons à quelques observations quant aux interdictions des expulsions collectives et à la violation de l’article 3 de la C.E.D.H. en ce qui concerne les conditions d’accueil des migrants.

1. Le raisonnement de la Cour relatif à l’interdiction des expulsions collectives retient tout d’abord l’attention. A ce jour, la Cour européenne des droits de l’homme n’a conclu à la violation de l’article 4 du Protocole n°4 que dans cinq affaires, en ce compris l’espèce commentée : Conka c. Belgique du 5 février 2002, Hirsi Jamaa et autres c. Italie du 23 février 2012, Géorgie c. Russie du 3 juillet 2014, Sharifi et autres c. Italie et Grèce du 21 octobre 2014, et donc Khlaifia et autres c. Italie.

Il est intéressant de constater que, dans cet arrêt, la Cour européenne des droits de l’homme admet une conception relativement large de la notion d’expulsion collective, qu’elle étend ici à des cas où des ressortissants d’Etats tiers avaient bien reçu des décrets de refoulement individuels, mais rédigés dans des termes identiques, sans motivation individuelle, et sans référence à la situation personnelle des intéressés. La Cour a noté que même si en l’espèce les requérants avaient fait l’objet d’une procédure d’identification, contrairement aux migrants dans l’affaire Hirsi Jamaa et autres, une telle procédure ne suffisait pas à exclure l’existence d’une expulsion collective.

Il faut noter que la violation de l’article 4 du Protocole n°4 à la C.E.D.H. a été votée par cinq voix contre deux. Dans leur opinion partiellement dissidente, les juges Sajo et Vucinic considèrent que, dans l’arrêt commenté, la Cour européenne des droits de l’homme s’écarte de sa jurisprudence classique relative aux expulsions collectives. Insistant sur le fait qu’il est extrêmement rare pour la Cour de prononcer une violation de l’article 4 du Protocole n°4, ils regrettent que la Cour étende le concept d’expulsion collective au-delà de sa signification classique, et volontairement restreinte, du droit international. Ils expliquent que, avant l’arrêt commenté, la Cour avait identifié deux cas précis où il pouvait être question d’expulsion collective : soit, comme dans les arrêts Conka c. Belgique et Géorgie c. Russie, les individus faisant l’objet de l’expulsion avaient été identifiés sur base de leur appartenance à un groupe déterminé ; soit, comme dans les arrêts Hirsi et Sharifi, un groupe de personnes avait fait l’objet d’une mesure d’expulsion sans aucune considération personnelle pour les individus faisant partie du groupe. Les juges Sajo et Vucinci rappellent a contrario que, dans l’arrêt M.A. c. Chypre, la Cour n’avait pas conclu à la violation de l’article 4 du Protocole n°4, dans la mesure où les ressortissants faisaient l’objet de la mesure d’expulsion avaient reçu des ordres d’expulsion identiques.

Au travers des désormais cinq affaires dans lesquelles la violation de l’article 4 du Protocole n°4 a été prononcée, l’on peut retrouver le fil rouge de la jurisprudence de la Cour en la matière. Pour qu’il s’agisse d’une expulsion collective prohibée par l’article 4 du Protocole n°4, plusieurs indices/critères doivent être mobilisés : instructions données par l’administration ; automaticité des refoulements (cf. Sharifi) ; décisions d’expulsion stéréotypées, rédigées en termes identiques, sans référence à la situation personnelle des intéressés ; etc. …

Le rappel de l’interdiction des expulsions collectives par la Cour européenne des droits de l’homme et l’extension de la notion à des circonstances semblables à l’espèce commentée interviennent à point nommé, à l’heure où certains responsables politiques importants n’hésitent plus à tenter de réhabiliter les politiques de « push-back »[1].

2. Les passages de l’arrêt relatifs à l’analyse de la violation alléguée de l’article 3 de la C.E.D.H. par l’Italie sont particulièrement intéressants.

Dans l’espèce commentée, la Cour européenne des droits de l’homme affirme que les conditions d’accueil dans le CSPA constituent un traitement inhumain et dégradant. Certes, il s’agit ici d’une situation particulière : la Cour a affirmé que, contrairement à ce que tentait de démontrer le gouvernement italien, les requérants se trouvaient dans une situation détention ; en outre, le CSPA est situé à Lampedusa, l’un des points d’entrée principaux des migrants en Italie et, dès lors, lieu de haute pression migratoire.

Cependant, la Cour transcende le cas d’espèce qui lui était soumis en affirmant clairement des balises devant entourer le contrôle, tant le sien que celui des juges nationaux, des violations alléguées de l’article 3 de la C.E.D.H. en ce qui concerne les conditions d’accueil des demandeurs d’asile, singulièrement en Italie. Si elle rappelle que les mauvais traitements doivent atteindre un seuil minimum de gravité pour tomber sous le coup de l’article 3 de la C.E.D.H., elle affirme également que la surpopulation (en l’espèce, dans un centre d’accueil) peut constituer l’élément central à prendre en compte dans l’analyse de la violation alléguée de l’article 3 de la C.E.D.H.

La Cour affirme qu’elle est consciente de la « situation exceptionnelle » à laquelle est confrontée l’Italie, et singulièrement l’île de Lampedusa. Le nombre très élevé de ressortissants de pays tiers débarquant sur certaines îles italiennes a provoqué un état d’urgence difficile à gérer. Mais, si la Cour « ne sous-estime pas » ces problèmes, elle affirme clairement qu’ils ne peuvent servir de justification à des défaillances en termes d’accueil qui conduiraient au non-respect de la dignité humaine des personnes.

L’arrêt est également intéressant dans l’analyse qu’il fait de la situation vécue par les requérants en Italie. La Cour utilise les rapports internationaux corroborant les déclarations des requérants pour considérer que les conditions qu’ils décrivent sont conformes à la réalité. Il s’agit d’un raisonnement intéressant pour le praticien, qui est souvent confronté aux arguments classiques de l’Office des étrangers, selon lesquels la seule invocation de rapports internationaux ne peut suffire à établir une violation de cet article. En l’espèce, la Cour conclut sans détour à une violation de l’article 3 de la C.E.D.H. en ce qui concerne les conditions d’accueil au CSPA, se basant à la fois sur les déclarations des requérants et sur les rapports internationaux corroborant ces dernières. Elle profite également de l’espèce commentée pour rappeler que, certes, s’il existe des profils particulièrement vulnérables dont il faut évidemment tenir compte, il existe également une vulnérabilité inhérente au fait d’être demandeur d’asile (§135) dont il faut tenir compte dans l’analyse du risque allégué de violation de l’article 3 de la C.E.D.H.

Le raisonnement tenu par la Cour dans son arrêt peut être transposé aux nombreux cas de transfert vers l’Italie, depuis la Belgique, en application du Règlement Dublin III. Malgré la situation difficile en Italie, l’Etat belge continue de prendre des décisions de transfert de demandeurs d’asile vers l’Italie en application de ce règlement. Dans de nombreux arrêts, le Conseil du contentieux des étrangers a suspendu[2] et annulé[3] des décisions de transfert Dublin vers l’Italie. Selon la jurisprudence du C.C.E., qui fait le lien entre les jurisprudences Tarakhel c. Suisse et AME c. Pays-Bas de la Cour européenne des droits de l’homme, si tout renvoi Dublin vers l’Italie ne constitue pas un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 3 de la C.E.D.H. (sauf, conformément à Tarakhel, en cas de particulière vulnérabilité et sans garanties individuelles d’accueil), la situation délicate et évolutive en Italie suppose un examen rigoureux de la situation de l’accueil à l’arrivée en Italie et une grande prudence des autorités. À défaut, le transfert doit être suspendu, ou même annulé. Dans sa jurisprudence, le C.C.E. utilise les rapports internationaux à sa disposition pour établir un défaut de motivation formelle des décisions prises par l’Office des étrangers et critiquer la lecture parcellaire faite par les autorités de ces différents rapports. Le C.C.E. suspend ou annule les décisions de transfert Dublin vers l’Italie pour défaut de motivation formelle, mais sans réellement se prononcer sur l’existence d’un risque de violation de l’article 3 de la C.E.D.H. en cas de renvoi vers l’Italie. La Cour européenne des droits de l’homme, dans l’espèce commentée, montre une autre voie au juge national : il est possible d’utiliser les informations figurant dans des rapports internationaux pour conclure à une violation de l’article 3 de la C.E.D.H., et pas uniquement à un défaut de motivation formelle. Si la jurisprudence du C.C.E. allait davantage dans ce sens, des balises plus claires seraient posées à l’action de l’Office des étrangers dans le cas des renvois Dublin vers l’Italie.

M.L.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt :

Cour eur. D.H., Khlaifia et autres c. Italie, 1er septembre 2015.

Pour citer cette note : M. Lys, « La Cour européenne des droits de l’homme condamne la détention irrégulière de migrants tunisiens sur l’île de Lampedusa dans des conditions contraires à l’article 3 de la C.E.D.H. et avant une expulsion collective illégale », Newsletter EDEM, septembre 2015.


[2] Voy. par exemple C.C.E., 22 février 2015, n°138.950 (aff. 167.689) et son commentaire par E. NERAUDAU, « Le juge belge suspend des transferts Dublin de demandeurs d’asile célibataires vers l’Italie, pour défaut d’examen rigoureux des conditions d’accueil à l’arrivée », Newsletter EDEM, mai 2015.

[3] Voy. par exemple C.C.E., 16 juin 2015, n°147.792 ou tout récemment C.C.E., 23 septembre 2015, n°153.160.

Publié le 13 juin 2017