Cour européenne des droits de l’homme, 25 juin 2019, Al Husin c. Bosnie-Herzégovine (no 2), req. n°10112/16

Louvain-La-Neuve

La détention d’un étranger est contraire à la Convention européenne des droits de l’homme en l’absence de perspective réaliste d’expulsion.

Convention européenne des droits de l’homme - Article 5§1 f) – Détention en vue de l’expulsion – Arbitraire – Menace pour la sécurité - Diligence – Perspective réaliste – Pays tiers sûr.

La détention d’une personne étrangère peut se justifier si une procédure d’expulsion est en cours à son égard. Cependant, pour éviter toute détention arbitraire, les autorités doivent activement chercher un pays d’accueil pour le détenu. De plus, et c’est l’enseignement fort de cet arrêt, l’expulsion doit avoir une chance réaliste d’aboutir. En l’espèce, le retour dans le pays d’origine (Syrie) était inenvisageable au titre de l’article 3. Les autorités ont alors multiplié les démarches pour organiser l’expulsion vers un pays tiers sûr. Suite à des dizaines de refus, il aurait dû apparaitre avec évidence que l’expulsion de l’intéressé n’avait aucune chance d’aboutir. A ce stade, selon la Cour, les autorités bosniennes auraient donc dû relâcher l’intéressé. Lorsque l’expulsion de la personne étrangère détenue n’est plus une perspective réaliste, sa détention n’est plus justifiable au sens de l’article 5§1 f) de la Convention européenne des droits de l’homme.

Matthias Petel

A. Arrêt

1. Faits et décision antérieure

Le requérant est originaire de Syrie. Il part étudier dans l’ancienne Yougoslavie dans les années 80. Il combat dans une unité de moudjahidines étrangers aux côtés des forces bosniennes durant la guerre de 1992-1995. Il obtient par la suite la nationalité bosnienne par naturalisation. Cette dernière lui retirée en 2007. Les autorités estiment que sa citoyenneté bosnienne a été acquise suite à un comportement frauduleux, à la transmission de fausses informations et à la dissimulation de faits pertinents. Il est placé dans un centre de détention en octobre 2008 en vue de son expulsion. Cette décision est justifiée par le fait qu’il représente, selon les autorités, une menace pour la sécurité nationale en raison de son fondamentalisme islamique. Sa demande d’asile est refusée et un arrêté d’expulsion est pris en février 2011.

La décision commentée est en réalité le second jugement rendu par la Cour européenne des droits de l’homme (Cour Eur. D.H.) lié à cet individu. Le requérant avait en effet effectué une première requête en janvier 2008. La Cour avait alors estimé dans ce premier arrêt que la volonté des autorités bosniennes de le renvoyer en Syrie constituait une violation de l’article 3 (interdiction de la torture) (§54). De plus, selon la Cour, sa détention entre octobre 2008 et janvier 2011 violait l’article 5§1 (droit à la liberté et à la sûreté) puisqu’il n’existait pas à l’époque d’arrêté d’expulsion à son égard (§62-66). Il était ainsi détenu sans qu’une procédure d’expulsion ne soit effectivement engagée contre lui. 

En mars 2012, suite à l’arrêt de la Cour Eur. D.H., la Cour d’appel bosnienne révoque les décisions antérieures d’expulsion au motif que les autorités n’ont pas pris en considération le risque de torture pour le requérant si ce dernier devait retourner en Syrie. Les autorités bosniennes délivrent un nouvel arrêté d’expulsion en mars 2012. La décision de le maintenir en rétention est renouvelée successivement durant les années qui ont suivi. Les recours introduits ne sont pas fructueux. Les autorités estiment que le requérant constitue toujours une menace pour la sécurité nationale.  Durant toutes ces années, les autorités tentent de trouver un pays tiers sûr pour l’accueillir. Le requérant est « proposé » à différents Etats, notamment en Europe et au Moyen-Orient, sans succès.  En février 2016, le requérant est relâché sous conditions (interdiction de quitter son lieu de résidence et obligation de se présenter à la police à intervalle réguliers) puisqu’il avait atteint la durée de détention maximale selon la loi bosnienne.

Le requérant estime que sa détention ne respectait pas l’article 5 (§1, 4 et 5) et que les conditions de sa détention violaient l’article 3.

2. Décision

- Quant à l’article 5§1

En matière de détention, deux principes cadrent le raisonnement de la Cour. : d’une part, la mesure doit être fondée légalement ; d’autre part, elle ne doit pas être arbitraire[1].

Dans un premier temps, la Cour contrôle l’existence d’un fondement légal – un texte –  qui justifie et encadre la détention. Dans un premier temps, la Cour vérifie que la détention repose sur un des six motifs expressément énumérés aux aliénas a) à f) de l’article 5§1. Ce paragraphe reprend une liste exhaustive de motifs valables pour justifier la privation de liberté d’un individu. Comme répété par la Cour dans l’arrêt Khlaifia et autres c. Italie : une mesure de détention n’est pas régulière si elle ne relève pas de l’un de ces motifs. En l’occurrence, il ne souffre d’aucune contestation que la situation est couverte par le l’alinéa f). Ce motif permet à l’Etat de contrôler la liberté des étrangers dans le contexte migratoire afin d’empêcher leur entrée illégale sur le territoire ou pour permettre leur expulsion/extradition. En l’occurrence, le requérant était détenu en vue de son expulsion. Dans un deuxième temps, afin de déterminer la légalité de la détention, la Cour se tourne vers le droit national. En l’espèce, la privation de liberté était conforme au droit bosnien. Selon la Cour, la détention du requérant était conforme à la lettre du droit national (§102), tant du point de vue substantiel que procédural. En conclusion, la Cour estime donc que la détention était bien « prévue par la loi » au sens de la Convention.

Dans un second temps, la Cour vérifie que la détention n’est pas arbitraire. Cette notion est intimement liée au principe de proportionnalité, à savoir l’adéquation entre l’objectif visé par la privation de liberté et les moyens utilisés. Une détention peut être légale mais incompatible avec la Convention car arbitraire. En d’autres termes, le simple fait que les autorités respectent les lois nationales en matière de détention de personnes étrangères ne leur confère pas un blanc-seing.

La privation de la liberté reste une exception au principe et fait l’objet d’un contrôle strict qui s’étend au-delà de la simple légalité de la mesure. Cependant, dans la pratique jurisprudentielle de la Cour eur. D.H., le motif d’expulsion pris en vertu de l’article 5§1 f) permet une grande souplesse aux autorités. En effet, dans le contexte migratoire et contrairement aux autres motifs de l’article 5§1, la Cour ne demande pas que la détention soit raisonnablement considérée comme nécessaire (voir arrêt Chahal c. Royaume Uni §112). La privation de liberté est justifiée tant que la procédure d’expulsion de la personne étrangère est en cours (Al Husin c. Bosnie-Herzégovine (no 2) §97). La marge discrétionnaire est donc particulièrement large en matière d’expulsion (par comparaison avec d’autres atteintes au droit à la liberté), puisque la détention est acceptable même si l’intéressé ne risque pas de commettre une infraction ou de se soustraire à la justice. Toutefois, si la procédure n’est pas menée avec la diligence requise de la part des autorités, la détention cesse d’être permise au titre de l’article 5§1 f).  La détention ne peut en effet se justifier que si les autorités sont activement à la recherche d’un pays sûr pour accueillir la personne étrangère détenue. C’est ce critère qui a posé question en l’espèce.

Plus spécifiquement, la Cour rappelle ce qu’elle avait établi notamment dans les arrêts Amie et autres c. Bulgarie (§77) et Kim c. Russie (§53) : les autorités nationales doivent vérifier dans quelle mesure l’expulsion est une issue réaliste et si, dès lors, la détention continue ou non de se justifier. En d’autres termes, si la procédure d’expulsion n’est pas menée de bonne foi, avec diligence et s’il n’existe pas de pays d’accueil réaliste, la détention est arbitraire malgré sa légalité.

La pièce centrale du raisonnement de la Cour réside donc d’une part dans l’existence – ou non – d’efforts réels dans le chef des autorités nationales afin d’organiser le départ de la personne détenue vers un Etat tiers et, d’autre part, dans la perspective réaliste que cela se produise. Si l’expulsion est devenue une illusion ou une hypothèse purement rhétorique, la détention n’est plus justifiable.

En l’occurrence, puisqu’un départ vers la Syrie n’était pas envisageable vu le risque de torture du requérant, les autorités ont cherché un pays tiers sûr pour l’y renvoyer. La Cour reconnait la réalité des efforts des autorités dans la recherche de destinations alternatives.  Cependant, à partir d’août 2014, 38 pays de différentes régions du monde avaient refusé l’admission du requérant sur leur territoire. Dès lors, selon la Cour, à cette date au plus tard, il aurait dû apparaitre avec évidence que l’expulsion du détenu n’avait aucune chance d’aboutir. Il était devenu clair que l’expulsion était vouée à l’échec (Al Husin c. Bosnie-Herzégovine (no 2) §104). A partir ce moment-là, la détention du requérant était donc devenue illégale. En effet, si des efforts sont effectués par les autorités, mais qu’il n’existe aucune possibilité réelle de départ, il ne s’agit que d’une illusion. Le requérant n’aura finalement été relâché qu’à la fin de la période maximale de détention selon la loi domestique bosnienne. Les refus successifs des autres Etats n’auront donc jamais poussé les autorités à revoir leur position. La Cour conclut donc à la violation de l’article 5§1 (f) à partir d’août 2014. Il n’y a pas de violation auparavant vu que les autorités nationales ont bel et bien le droit de détenir une personne étrangère dans le but d’organiser son départ et de trouver le pays d’accueil. Ce n’est que par la suite, faute d’une perspective réaliste d’expulsion, que les motifs qui justifiaient la détention du requérant ont cessé d’être valides.

- Quant aux articles article 5§4, 5§5 et 3

La Cour se montre plus expéditive sur les autres allégations du requérant.

Le requérant estimait qu’il n’avait pas pu contester la légalité de sa détention étant donné qu’il n’avait pas pu avoir accès aux informations classifiées. Certaines preuves rassemblées contre lui liées à la sécurité nationale n’avaient pas été mises à sa disposition. Le Gouvernement quant à lui déclarait qu’un tribunal et la Cour Constitutionnelle avaient revu toutes les décisions d’extension de sa détention. Ces juridictions avaient eu accès aux informations sécurisées. Dans une mise en balance classique entre l’exigence d’équité procédurale et l’intérêt public de sécurité nationale, la Cour donne raison aux autorités. Le requérant a eu accès aux informations non classifiées, a bénéficié d’un représentant légal et a eu accès à des contrôles juridictionnels. Il n’y a donc pas de violation de l’article 5§4.

De plus, la Cour déclare la demande du requérant inadmissible pour la violation de l’article 5§5 pour non-épuisement des recours internes. Il aurait pu obtenir compensation par d’autres mécanismes nationaux qui lui étaient disponibles.

Enfin, l’article 3 n’est pas violé puisque les allégations du requérant quant aux conditions de sa détention étaient vagues, générales, non fondées et non étayées.

B. Éclairage

Cet arrêt rappelle à la fois des principes bien établis tout en les précisant.

L’arrêt rappelle tout d’abord des éléments bien connus. Premièrement, la Cour souligne ce qu’elle avait établi dans l’affaire Chahal c. Royaume Uni en 1996, à savoir que l'article 5 § 1 f) ne permet la détention d'une personne en instance d'expulsion que lorsqu’une procédure d'expulsion est en cours. La Cour européenne des droits de l'homme a précisé dans cette même affaire que la détention cesserait d'être justifiée au regard de l'article 5 § 1 f) si la procédure d'expulsion n'était pas menée avec la diligence requise et qu'il fallait déterminer en pareils cas si la durée de cette procédure était excessive. En d’autres termes, il n’est pas nouveau que la Cour déclare que le maintien en détention d'une personne dont les autorités continuent pourtant d'envisager l'expulsion peut être incompatible avec l'article 5 § 1 f). Ce deuxième arrêt nous apprend que c’est le cas lorsqu'aucune destination réaliste n'est envisageable.

En réalité, deux visions s’opposent dans cette affaire : une posture pragmatique dans le chef du requérant, et une posture formaliste défendue par les autorités bosniennes. La partie requérante estime, pour sa part, que les autorités auraient dû savoir qu’elles ne trouveraient pas de pays tiers sûr pour l’accueillir, étant donné qu’il était considéré comme un risque pour la sécurité. Après huit années de détention, il devenait évident que son renvoi du pays devenait impossible. Le fait qu’il représentait une menace pour la sécurité nationale était indiqué dans toutes les requête. Les tentatives des autorités bosniennes étaient vouées à l’échec. Après avoir essuyé de multiples refus, les autorités auraient dû se rendre compte que la détention du requérant n’était plus justifiée puisque la raison officielle de sa détention, à savoir son expulsion, devenait illusoire.

A l’inverse, les autorités fondent leur argument sur la légalité de la détention. La décision de détenir le requérant se fondait sur une base légale claire et sur le respect d’une procédure garantissant les droits du détenu. De plus, un contrôle juridictionnel avait été appliqué à toutes les décisions d’extension de la détention.  En d’autres termes, puisque toutes les décisions de rétention avaient été dûment adoptées en application de la législation bosnienne et avaient fait l’objet d’un contrôle, la détention était tout à fait valide aux yeux des autorités. En outre, selon les autorités, le renvoi vers un autre Etat restait une hypothèse crédible. Enfin, les autorités estimaient avoir agi avec toute la diligence possible afin de trouver un Etat tiers sûr pour accueillir le requérant, prenant comme preuve leurs nombreuses demandes en ce sens. 

Entre le formalisme ou le réalisme, la Cour fait un choix clair et décisif. Pour reprendre la formule consacrée de la jurisprudence strasbourgeoise : il s’agit de donner un effet utile à la Convention dont le but est de protéger des droits non pas théoriques et illusoires mais concrets et effectifs. En l’espèce, c’est une nouvelle occasion pour la Cour de le rappeler. En l’occurrence, la détention du requérant n’était respectueuse de la Convention qu’en théorie. En effet, le requérant était bien en instance d’expulsion et les autorités semblaient mettre tout en œuvre pour trouver un pays d’accueil sûr. Cependant, elles auraient dû le libérer lorsqu’il était apparu qu’elles ne trouveraient pas de destination pour l’accueillir.

A partir de quel moment précis les autorités doivent-elles estimer que le départ du détenu n’est plus réaliste ? Existe-t-il un point de basculement entre des efforts réels et des tentatives désespérées ? La Cour ne semble pas donner de définition claire quant au « réalisme » escompté de l’expulsion pour justifier la détention. Elle se contente d’une approche quantitative en citant le nombre de refus successifs. Elle détermine qu’en août 2014, après 38 refus de pays différents, les autorités auraient dû reconnaitre l’échec de l’instance d’expulsion. D’autres affaires pourront venir préciser cette jurisprudence. Quoiqu’il en soit, il apparaît clairement de l’arrêt commenté que toute personne étrangère détenue, dont le retour dans le pays d’origine n’est pas envisageable au titre de l’article 3 de la Convention et dont le départ vers un autre pays n’est pas réaliste, doit être remise en liberté.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : Cour eur. D.H., 25 juin 2019, Al Husin c. Bosnie-Herzégovine (no 2), req. n°10112/16.

Jurisprudence :

Cour eur. D.H., 7 février 2012, Al Husin c. Bosnie Herzégovine (no1), req. n°3727/08).

Cour eur. D.H., 12 février 2013, Amie et autres c.  Bulgarie, req. n°58149/08.

Cour eur. D.H., 17 juillet 2014, Kim c. Russie, req. n°44260/13.

Doctrine :  

I. Popovic, “The Neverending Story of Al Husin and Bosnia and Herzegovina: From El-Mujahedin to Freedom ?”, Law and Politics, Vol. 15 n°1, 2017, pp. 57-69.

Pour citer cette note : Matthias Petel, « La détention d’un étranger est contraire à la Convention européenne des droits de l’homme en l’absence de perspective réaliste d’expulsion », Cahiers de l’EDEM, Août 2019.

 


[1] Voir sur ces notions :  J.-Y. Carlier, S. Saroléa, Droit des étrangers, Larcier, 2016, pp.220 et s.

Photo de Nicoleon — Travail personnel, CC BY-SA 4.0

Publié le 02 septembre 2019