Observations sous CJUE, 5 juin 2018, gr. ch., Coman, C-673/16, EU:C:2018:385

Louvain-La-Neuve

Obligation de reconnaissance d’un mariage de personnes de même sexe aux fins d’octroi d’un droit de séjour.

La grande chambre de la Cour de justice se prononce, dans l’arrêt Coman du 5 juin 2018, en faveur de l’octroi, par les autorités d’un État membre qui ignore l’institution du mariage de personnes de même sexe autant que du partenariat enregistré, d’un droit de séjour au ressortissant d’un État tiers conjoint d’un citoyen européen lors du retour vers l’État membre d’origine, lorsque le mariage a été célébré dans un autre État membre lors d’un séjour effectif conformément au droit de cet Etat.

Citoyenneté - Entrave au retour dans l’Etat d’origine Directive 2004/38 - Application (non) - Article 21 TFUE - regroupement familial - conjoint - Interprétation conforme à la directive - Mariage de personnes de même sexe conclu dans un Etat membre - Octroi du droit de séjour dans l’Etat d'origine - Obligation de reconnaissance.

A. L’arrêt

1. Eléments de fait

Un Américain avait épousé en Belgique un Américano-Roumain travaillant comme assistant parlementaire au Parlement européen. Suite à un déménagement vers la Roumanie, une demande de titre de séjour de plus de trois mois est introduite pour le ressortissant américain. Elle est rejetée par l’autorité roumaine, pour le motif que le Code civil roumain ne connaît pas le mariage de personnes de même sexe.

Il ressort des éléments de l’espèce que le ressortissant américain n’avait jamais résidé dans l’Union avant le mariage, et il est incertain s’il y a eu une cohabitation stable en Belgique après la célébration du mariage, le ressortissant américain ayant continué de résider aux États-Unis. Les parties avaient cohabité aux Etats-Unis pendant les quatre années ayant précédé la célébration du mariage.

La validité de ce mariage pouvait s’autoriser des dispositions de la loi belge du 16 juillet 2004 portant le Code de droit international privé, aux termes duquel, en particulier, il suffit que le droit de la nationalité ou de la résidence habituelle d’un des époux connaisse le mariage entre personnes de même sexe (art. 46, al. 2). Par ailleurs, la célébration du mariage doit être conforme au droit du pays de célébration (art. 47), mais il ne peut être célébré en Belgique que si l’un des époux est belge, est domicilié en Belgique ou y réside habituellement depuis plus de trois mois (art. 44). On peut supposer qu’en l’espèce, la condition de résidence habituelle était remplie dans le chef de l’époux américano-roumain.

La Cour constitutionnelle roumaine s’est interrogée sur la violation du droit à la vie familiale et du droit à la liberté de circulation au vu d’une discrimination en raison de l’orientation sexuelle, s’interrogeant en particulier sur le sens des termes « conjoint », « partenaire » et « autre membre de la famille » visés par la directive 2004/38, avec l’obligation en découlant pour l’État d’accueil d’octroyer un titre de séjour de plus de trois mois, et ce, alors même que le droit de l’État d’accueil ignore aussi bien le mariage de personnes de même sexe que tout mode alternatif, tel le partenariat enregistré.

2. Position de la grande chambre

D’emblée, la Cour de justice corrige les termes de la question, pour les réorienter vers une interprétation des dispositions du droit primaire sur la citoyenneté (art. 21 FUE) — sans s’interroger pour autant sur l’applicabilité de l’article 45 TFUE alors que le déplacement du ressortissant roumain en Belgique l’avait été en qualité de travailleur. En effet, selon une jurisprudence constante résultant d’une interprétation « littérale, systématique et téléologique » (pt. 20), la directive 2004/38 ne couvre explicitement qu’une entrave affectant un citoyen se déplaçant hors de l’État membre de sa nationalité (art. 3 ; pt. 20). En revanche, un tel droit de séjour dérivé peut être tiré de l’article 21 TFUE puisqu’en son absence, le citoyen regroupant serait dissuadé d’exercer son droit à la liberté de circulation en quittant son pays d’origine afin de développer et/ou consolider une vie de famille dans un autre État membre (pt. 24). Quant au régime de ce droit dérivé du regroupé basé sur le droit primaire, il ne saurait faire abstraction des conditions prévues par la directive 2004/38 afin d’éviter qu’il soit plus strict que celles de la directive (pt. 25).

Ensuite, la structure du raisonnement suit la grille d’examen de la compatibilité d’une entrave avec le régime de liberté de circulation.

La première phase du raisonnement s’attarde à établir l’existence d’une entrave, ici l’effet dissuasif du refus de reconnaître en Roumanie la validité du mariage contracté dans un autre État membre. Concrètement, il s’agit d’apprécier ce que signifie le droit fondamental d’un citoyen à mener une « vie familiale » dans l’État d’accueil autant que dans l’État d’origine, ce qui revient en l’espèce à qualifier de lien familial le mariage de personnes de même sexe. Pour ce faire, la Cour « applique par analogie » (pt. 33) la directive 2004/38 qui fait appel à la notion de « conjoint » (art. 2.2.a). Elle « souligne » que la notion est « neutre du point de vue du genre » et « englobe » donc le conjoint de même sexe (pt. 35). Quant à savoir si l’État d’accueil du regroupé peut opposer sa législation nationale sur la validité du lien, la Cour emprunte a contrario à la directive le « renvoi » à cette législation à propos du « partenaire » mais non du « conjoint », pour en déduire qu’une telle condition ne peut pas être opposée à celui-ci (pt. 36). De plus, même si « l’état des personnes » relève bien de la compétence de l’État, qui « reste ainsi libre de prévoir ou non le mariage de personnes de même sexe » (pt. 37), l’Etat ne saurait pour autant exercer sa compétence en violation d’une liberté de circulation. Or, cette liberté ne saurait « varier d’un État à l’autre en fonction […] de son droit national », au risque de conduire à une interprétation stricte de la directive applicable par analogie et de la priver de son effet utile (pt. 39). Par conséquent, est constitutif d’entrave, le refus de reconnaître, « aux seules fins d’un droit de séjour dérivé », le mariage d’un regroupé conclu par les parties « lors de leur séjour effectif » dans un autre État membre « conformément au droit de ce dernier » (pt. 40).

La seconde phase porte classiquement sur l’examen de la justification combiné avec celui de la proportionnalité du contenu de la mesure nationale à l’objectif poursuivi.

La Cour confirme sans peine deux raisons d’intérêt général invoquées par certains gouvernements, à savoir le respect de « l’identité nationale » des États par l’Union (art. 4.2 TUE), avec l’appui de la jurisprudence relative à la détermination du nom de la personne, et la notion d’ordre public répondant aux conditions strictes d’une menace réelle et grave.

Elle écarte ensuite la pertinence de ces objectifs en l’espèce, du fait qu’une obligation de reconnaître le mariage aux seules fins du droit de séjour « ne porte pas atteinte à l’institution du mariage » dans l’État d’accueil, laquelle relève de la compétence du droit de cet État (pt. 45). L’affirmation, qui semble relever du contrôle de proportionnalité, paraît assez abrupte, en l’absence de tout développement comparable à d’autres appréciations de la Cour dans le domaine de libertés économiques de circulation…

Ensuite, l’entrave n’est justifiable qu’en cas de conformité aux droits garantis par la Charte (pt. 46), par déduction analogique de l’arrêt Rendon Marin (pt. 46). L’article 7 est alors mobilisé, en lien avec l’article 8 CEDH au sens duquel les notions de « vie privée » et de « vie familiale » englobent « la relation entretenue par un couple homosexuel » (pt. 47).

La Cour en déduit l’incompatibilité avec l’article 21 TFUE du refus d’un droit de séjour basé sur le fait que le droit de l’État d’accueil ne prévoit pas le mariage de personnes de même sexe, lorsque le citoyen a séjourné effectivement dans un État membre dont il n’a pas la nationalité en conformité avec l’article 7.1 de la directive 2004/38 et y a « développé ou consolidé » une vie de famille « par un mariage légalement conclu » dans cet État membre d’accueil (pt. 51).

L’arrêt confirme encore, en réponse à l’une des questions préjudicielles, qu’un tel droit de séjour du regroupé ressortissant d’un pays tiers vise bien, au sens de l’article 21 TFUE, un séjour de plus de trois mois, par identité de motifs, dès lors que le citoyen a développé ou consolidé une vie de famille dans un État membre autre que celui dont il a la nationalité dans le respect des conditions prévues par le droit dérivé (pt. 53 à 56).

3. Conclusions de l’avocat général M. Wathelet

L’avocat général M. Wathelet s’était montré favorable à une obligation de l’État d’origine du citoyen de reconnaitre le mariage étranger. Pour l’essentiel, les éléments de sa démonstration se retrouvent dans l’arrêt de la grande chambre. Certains méritent toutefois l’attention, comme éléments d’explicitation de certains passages de l’arrêt.

Quant aux faits de l’espèce, l’avocat général estime suffisant qu’une « consolidation » de la relation ait eu lieu en Belgique après sa constitution par quatre années de cohabitation dans un pays tiers. L’existence d’une vie familiale ne saurait dépendre de l’absence de cohabitation, « dans un monde globalisé » où « il n’est pas rare » qu’un couple ne partage pas le même logement (pt. 28)…

Quant aux sources normatives pertinentes, l’avocat général s’attache essentiellement à proposer un « choix interprétatif » (pt. 75) de la directive 2004/38, sans recours premier à l’article 21 TFUE, qu’il ne mobilise que pour accorder un droit de séjour de plus de trois mois (pt. 86). Pour ce faire, il évoque en particulier la notion, reprise par l’arrêt, de mariage comme un « concept neutre du point de vue du sexe » (pt. 49). Comme la Cour aussi, il interprète a contrario la référence de la directive 2004/38 à la législation de l’État d’accueil à propos du partenariat pour en déduire la volonté du législateur d’omettre un tel renvoi pour le « mariage » (50). L’explication de cette différence dans le droit dérivé résiderait dans « une certaine universalité » que connaît le mariage en comparaison avec la diversité des législations relatives au partenariat. Les conclusions invoquent encore en ce sens un flottement au cours des travaux préparatoires, lorsque le Parlement avait souhaité préciser un élargissement « quel que soit le sexe » alors que le Conseil y avait été réticent vu le nombre négligeable d’États membres connaissant l’élargissement du mariage en 2004. L’avocat général encourage alors la Cour, non sans emphase, à une interprétation « évolutive » de la directive, vu les changements en droit comparé manifestant « un mouvement généralisé » dans « tous les continents » qui corresponde à « une reconnaissance universelle de la pluralité des familles » (pt. 58). De manière plus précise, l’avocat général évoque ensuite la jurisprudence de la Cour EDH en faveur d’une « reconnaissance légale » des couples homosexuels (pt. 62), dans le domaine de l’octroi d’un permis de séjour (pt. 64) comme « la garantie minimale » qui peut leur être donnée (pt. 99).

B. Éclairage

L’arrêt Coman intéresse à la fois le domaine d’application de la directive 2004/38 et la question de la reconnaissance, dans un État membre, du mariage de personnes de même sexe conclu dans un autre État membre. La position adoptée par la grande chambre semble plus innovante sur la seconde question que sur la première.

D’emblée, il faut relever que la terminologie du dispositif s’aligne sur celle de la question préjudicielle, laquelle portait explicitement sur l’octroi d’un « droit de séjour », seul en cause dans une espèce où, selon la terminologie des libertés de circulation, l’entrave émanait de l’État d’origine du citoyen au moment de son retour, après qu’il avait séjourné dans un autre État membre en tant qu’État d’accueil — d’ailleurs sous le statut probable de travailleur au sens  de l’article 45 TFUE. En revanche, sous l’angle du statut juridique du mariage contracté dans cet État d’accueil, cet État constitue l’État d’origine du rapport juridique alors que l’État membre de retour en est l’État d’accueil.

1. Sur l’application de la directive 2004/38 à une entrave de l’État d’origine du citoyen

Sous l’angle du domaine d’application de la directive 2004/38, l’arrêt écarte celle-ci au vu d’une jurisprudence constante : la directive — dont le citoyen n’est « bénéficiaire » que s’il se déplace « dans un État membre autre que celui dont il a la nationalité » (art. 3.1) — ne couvre littéralement que l’entrave émanant de l’État d’accueil vers lequel le citoyen s’est déplacé, non celle à laquelle le citoyen se heurte lors du retour dans son État d’origine du fait de cet État. Par conséquent, le demandeur ne pouvait pas invoquer un droit dérivé au regroupement établi par la directive.

Ceci n’empêchait nullement le droit primaire de recouvrer son empire : l’article 21 TFUE a vocation à traiter toute entrave affectant le citoyen du fait de l’exercice de la liberté de circulation. En réalité, une entrave à l’entrée émanant de l’État d’accueil et une entrave à la sortie émanant de cet État ou de l’Etat d’origine sont désormais couvertes par la directive : reste donc au droit primaire une entrave au retour émanant de l’État d’origine, ce que confirmera encore l’arrêt Chavez-Vilchez (10 mai 2017, C-133/15) après que l’arrêt McCarthy Rodriguez (18 décembre 2014, C-202/13) avait appliqué la directive à un cas d’« entrée » du conjoint regroupé dans l’État d’origine du citoyen…

Une telle dichotomie des sources liée au domaine restreint du droit dérivé comporte en soi le risque d’une différence de traitement de l’entrave, selon qu’elle est examinée au regard de ce droit ou du droit primaire. Pour y parer, la Cour s’impose constamment de ne pas interpréter celui-ci de manière plus « stricte » — à savoir plus défavorable au citoyen — que celui-là. De ce fait, les conditions du droit de séjour dérivé ouvert au regroupé par la directive s’offrent aussi à celui-ci en vertu de l’article 21 TFUE, quitte alors à déterminer la portée du droit primaire en fonction de celle du droit dérivé par un subtil chassé-croisé.

Cette pluralité de sources contraint le juge à louvoyer de l’une à l’autre. Dans la présente affaire d’abord, pour apprécier le titre au regroupement familial, la Cour puise à la directive le terme de « conjoint » pour y déceler une identité avec l’institution du « mariage ». Ensuite, elle se doit de revenir à la structure de raisonnement inhérente au droit primaire des entraves, à savoir constater l’existence d’une entrave avant d’en examiner la justification et la proportionnalité, tout en tenant compte de distinctions opérées par le législateur européen dans les conditions affectant respectivement le mariage et le partenariat.

Non sans paradoxe, une limitation du domaine de la directive à l’entrave émanant d’un État dont la personne n’a pas la nationalité contraste avec l’objectif de l’acte, à savoir « codifier » le « statut de base » de tous les ressortissants d’États membres — citoyen, travailleur salarié ou indépendant, prestataire de services — « lorsqu’ils exercent leur droit de circuler » (préambule, cons. 3). De fait, l’« objet » de la directive vise « l’exercice » de ce droit sur le territoire « des » États membres (art. 2.1) — c’est-à-dire de tout État membre —, alors que le « bénéficiaire » est celui qui « se rend » hors de l’État membre de sa nationalité (art. 3.1). Cette précision relative à la titularité du droit, ou invocabilité de la directive, exprime la configuration d’une situation dont tous les éléments pertinents de rattachement —  nationalité et localisation de la personne — ne se situent pas dans un seul et même État, ce qui revient à confirmer l’exclusion en règle d’une situation interne. Certes, la plupart des dispositions de la directive n’ont d’effet utile qu’à l’égard entraves affectant la personne en tant que « étrangère », mais pas toutes, tel l’article 4 sur le droit de sortie, ainsi que celles relatives, précisément, au regroupement familial, en cause dans la présente affaire. Non sans paradoxe encore, la directive est déclarée inapplicable à l’espèce alors même que l’entrave trouve son origine dans un déplacement préalable de la personne en conformité avec la même directive, comme le constate la Cour (pt. 51), de même qu’elle qualifie l’entrave en raison de son effet dissuasif au déplacement du citoyen hors de l’État de sa nationalité vers un autre État membre d’accueil (pt. 24), ce citoyen étant alors pourtant un « bénéficiaire » de la directive en vertu de son article 3.

Il semble donc y avoir place pour une interprétation extensive du domaine de la directive, pour y inclure toute situation dont les éléments de rattachement ne se cantonnent pas dans un seul État membre, dès lors que l’entrave en cause constitue un effet collatéral de l’exercice par le citoyen de sa liberté de se déplacer dans un État membre autre que celui dont il a la nationalité.

2. Sur l’examen d’une entrave au sens de l’article 21 TFUE

L’existence d’une entrave est liée au constat d’un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté de circulation lorsque l’État d’origine du citoyen gêne son retour en refusant un titre de séjour aux membres de sa famille — dès lors qu’une vie familiale effective a bien été constituée ou consolidée dans l’État membre d’accueil où le citoyen a exercé sa liberté de circulation, et que le rapport juridique créé dans cet État est bien qualifiable de « mariage ».

Ensuite, la Cour admet sans difficulté, comme justification d’une telle entrave, un impératif de respect de l’identité nationale des États membres au sens de l’article 4 TUE, ainsi que la dérogation expresse d’ordre public, pourvu qu’il y ait menace réelle et suffisamment grave. Plus précisément, la première justification, déjà admise par la jurisprudence comme une raison impérieuse d’intérêt général invocable par l’État, signifie qu’en matière de relations de couple, l’État garde la maîtrise de « l’institution du mariage ». En ce sens, il lui appartient d’apprécier, en droit civil, une extension ou non du mariage aux personnes de même sexe.

En revanche, la Cour  estime que les impératifs d’identité nationale ou d’ordre public ne sont pas affectés par une « obligation de reconnaissance aux seules fins d’un droit de séjour […] » (pt. 46), car une telle obligation « ne porte pas atteinte à l’institution du mariage » (pt. 45) dans l’État d’origine du citoyen. On peut voir probablement dans cette affirmation, guère étayée, l’illustration d’un examen de proportionnalité sur base, soit du test d’aptitude, soit du test de proportionnalité stricte. Selon le premier, la mesure en examen doit parvenir à réaliser l’objectif prétendument poursuivi. Or en l’espèce, la Cour revient pratiquement à nier un lien de causalité entre l’interdiction du droit de séjour et son objectif. Le second test repose sur une balance des intérêts, normalement laissée à l’appréciation de l’État (ou de ses juridictions), et il s’attarde ici à ne pas voir dans l’obligation de reconnaître une vie familiale effective pour les besoins du droit de séjour, une ingérence portant atteinte à la substance du droit de l’État à l’identité nationale. Significativement, la Cour clôture le raisonnement avec un détour par la Charte et de là, par la CEDH, dont elle mobilise respectivement l’article 7 et l’article 8. Un double emprunt à l’évaluation d’une balance et aux articles 7 et 8 se retrouve déjà dans l’arrêt Bogendorff von Wolffersdorff (2 juin 2016, C-438/14), où il ouvre une marge d’appréciation à l’État.

Autre chose encore est de savoir si la maîtrise du droit civil laissée à l’État suffit à immuniser celui-ci de tout contrôle au regard du droit des libertés de circulation. Après tout, d’autres dispositions de droit civil, en matière de nom, y ont été confrontées à leurs dépens (arrêts Garcia Avello du 2 octobre 2003, C-148/02, et Grunkin & Paul du 14 octobre 2008, C-353/06) au moyen d’un raisonnement lié à une entrave à la mobilité transfrontière de la personne, et l’arrêt Coman même ne l’exclut pas évoquant une obligation de reconnaissance aux « fins de l’exercice des droits que [les] personnes tirent du droit de l’Union » lorsque l’on sait l’étendue que revêt en réalité le champ d’exercice d’une liberté de circulation.

3. Sur la reconnaissance d’un mariage international de personnes de même sexe

La portée de l’arrêt Coman sur la problématique de la reconnaissance d’un mariage célébré à l’étranger peut poser question à la lecture du dispositif qui, loin de formuler le concept, s’exprime uniquement en termes de droit de séjour. Pourtant, l’évocation d’une « reconnaissance » est très explicite tout au long de la motivation, qui y voit une « obligation » de l’État d’accueil. Il est donc indéniable que la base du raisonnement repose sur le concept de reconnaissance, alors que le dispositif s’attache plutôt à reprendre le vocabulaire de la question préjudicielle, inhérent à l’objet de la demande en litige devant le juge national, à savoir l’octroi d’un droit de séjour : le dispositif procède donc du dialogue entre juges, où l’un apporte à l’autre une réponse utile à l’examen de l’espèce. Quant aux motifs d’un arrêt d’interprétation, ils font par nature appel à des concepts normatifs permettant à la Cour de s’exprimer en droit plutôt qu’en substance, ce qui n’empêche pas toute attitude de prudence en des matières sensibles en réduisant la portée de certaines notions aux besoins de la cause dont connaît le juge national.

Précisément, selon l’arrêt Coman, l’exercice par le citoyen de la liberté de circulation induit une notion générale d’obligation de reconnaissance d’un mariage, soumise à une conditionnalité précise, dont se déduit une obligation spécifique d’octroi d’un droit de séjour pour le conjoint du citoyen.

Nul doute que l’arrêt, par l’emprunt de sa motivation à un concept de reconnaissance du mariage, déjà largement exploré en droit contemporain des conflits de lois, était attendu, en particulier par les civilistes. En effet, en matière de nom déjà, la Cour s’était prononcée en termes de « reconnaissance » à l’occasion de faits d’un litige de droit civil (voy. notamment les arrêts Grunkin & Paul, Bogendorff von Wolffersdorff et Freitag du 8 juin 2017, C-541/15), mais cet arrêt est le premier à traiter du mariage de personnes de même sexe conclu à l’étranger. Certes, la Cour avait déjà eu à connaître de la reconnaissance d’un partenariat suédois, mais dans le contexte particulier de l’application du statut des fonctionnaires évoquant le « fonctionnaire marié » (arrêt du 31 mai 2001, D. c. Conseil, C-122/99P). Elle s’y était tenue au sens strict de la notion de mariage, d’abord en raison de l’hétérogénéité des législations nationales relatives au partenariat enregistré — quoique celui-ci puisse, comme c’est le cas en Suède, avoir des effets équivalents à ceux du mariage — et ensuite parce que le législateur avait écarté toute assimilation, s’en tenant au mariage au sens strict.

Ainsi, en utilisant un concept de « reconnaissance » désormais utilisé en matière civile, l’arrêt Coman suscite des interrogations au-delà de la portée de son dispositif, non seulement dans le contexte de la faculté pour le citoyen de faire valoir dans l’ensemble de l’Union un statut civil acquis dans l’Union comme un corollaire de son droit de circulation, mais encore pour les besoins de l’interprétation du droit dérivé en matière civile. En effet, divers règlements utilisent en cette matière les termes « mariage des époux » (règl. Bruxelles IIbis, art. 1.1.a), « relation de mariage » (règl. Aliments, art. 1.1), « mariage » ou « époux » (règl. Rome III, art. 1.2, art. 5 ; règl. Régimes matrimoniaux, art. 3.1.a). D’autres textes visent, pour une exclusion, « les relations qui, selon la loi qui leur est applicable, sont réputées avoir des effets comparables au mariage » (règl. Successions, art. 1.2.d) ou, pour les inclure, « les partenariats enregistrés » ou « les partenaires », entendus comme un régime de « vie commune de deux personnes prévu par la loi dont l’enregistrement est obligatoire en vertu de ladite loi » (règl. Partenariats enregistrés, art. 1er). Quant au droit primaire, il n’évoque le concept de rapport de couple qu’à travers « le droit de se marier et de fonder une famille » consacré par l’article 9 de la Charte, mais avec l’Explication selon laquelle un sens « modernisé » permet d’y inclure, à l’exemple de la CEDH, « d’autres voies que le mariage pour fonder une famille » selon ce que « reconnaissent les législations nationales », mais sans se prononcer sur « l’octroi du statut de mariage à des unions entre personnes du même sexe ».

Aussi est-il légitime, à propos de l’arrêt Coman, d’appréhender la notion de mariage, le mode de raisonnement de ses conditions de validité et la détermination de ses effets.

3.1.        Quant à la définition du mariage

Pour les besoins du regroupement familial au sens du droit primaire, en cause dans la présente affaire, la définition du « conjoint » se doit, selon la Cour, de relever d’une application par analogie du sens attribué dans la directive 2004/38, afin d’éviter tout risque d’interprétation plus stricte. La réponse dépend alors de distinctions opérées par le droit dérivé. Or, celui-ci différencie nettement « partenariat enregistré » et « conjoint » (art. 2.2). Pour la Cour, le « conjoint » est alors nécessairement une partie à un « mariage » (citant l’arrêt Metock du 25 juillet 2008, C-127/08). Elle « souligne » ensuite qu’au sens de la directive, la notion de conjoint « est neutre du point de vue du genre » et englobe donc les personnes de même sexe (pt. 35). Ceci constitue un enseignement nouveau, cependant non étayé autrement que par l’emprunt ainsi fait aux développements de l’avocat général (pt. 48 des conclusions) : pour celui-ci, la clé du raisonnement se trouve dans une précision de l’arrêt Metock, selon laquelle le « conjoint » s’entend « quels que soient le lieu et la date » du mariage. Cependant, c’était une hypothèse où la date du mariage était sensible car la célébration avait eu lieu après l’entrée illégale du ressortissant du pays tiers dans l’Union, et alors que cette célébration avait eu lieu dans l’État membre même qui s’opposait au séjour (Irlande). Ainsi, les circonstances factuelles déclarées sans pertinence dans l’affaire Metock mais utilisées ici pour déclarer la « neutralité » du concept de mariage n’avaient aucun rapport avec la reconnaissance d’un mariage de personnes de même sexe célébré à l’étranger… A moins de considérer qu’importent peu les conditions de célébration, pourvu qu’il y ait « mariage » selon la qualification retenue par le droit de l’État de célébration. On rejoindrait ainsi la référence de l’Explication de l’article 9 de la Charte à une forme de « ni oui ni non », du moment que l’élargissement du mariage soit admis par une législation nationale. C’est d’ailleurs aussi un « ni oui ni non » que l’avocat général prête au Conseil qui, lors de l’adoption de la directive, avait écarté la proposition du Parlement de viser les personnes de même sexe, ce qui avait conduit la Commission à préférer s’en tenir aux personnes « de sexe différent, sauf évolution future » (conclusions, pt. 51). En conclure à une forme de neutralité du législateur conscient de la controverse semble pourtant audacieux, tout autant qu’un appel à l’interprétation « évolutive » au regard d’un « mouvement généralisé » à la « reconnaissance universelle de la pluralité des familles », une forme d’interprétation expressément rejetée, comme le relève d’ailleurs l’avocat général, par la Cour à propos du statut des fonctionnaires — il est vrai entre-temps adapté.

Quant à la Cour dans la présente affaire, elle prend soin de « relever » qu’au contraire du cas du « conjoint », le « partenaire » visé par la directive est partie à un « partenariat enregistré sur le fondement de la législation d’un État membre » mais, à la différence du mariage, avec un « renvoi aux conditions prévues par la législation pertinente de l’État membre » d’accueil (pt. 36). C’est précisément de l’absence de tout renvoi au droit de l’État d’accueil pour le mariage que la Cour déduit l’interdiction pour cet État de « s’opposer à la reconnaissance » d’un mariage de personnes de même sexe conforme au droit de l’État membre de conclusion.

Ainsi constate-t-on que l’interprétation d’un élément du droit primaire est fonction d’un état déterminé d’une disposition du droit dérivé. Encore relèvera-t-on que cet état peut se révéler mouvant. Ainsi, selon la directive 2003/86 relative au regroupement familial lorsque le regroupant est un ressortissant d’un État tiers et non un citoyen, lorsque l’État d’accueil « ne reconnaît pas l’existence de liens familiaux » dans les cas couverts par la directive (cons. 10), et l’article 4.4 interdit spécifiquement d’autoriser le séjour du conjoint d’un polygame dont le premier conjoint est déjà autorisé au séjour. On comprend certes la préoccupation de baliser toute cohabitation, en termes de droit de séjour, dans une situation polygamique ; il reste que le mariage est bien visé à propos d’une modalité étrangère à la conception traditionnelle de l’union matrimoniale dans les États membres. Quant à la directive 2004/38 même, il n’est pas exclu en définitive que le renvoi à « la législation » de l’État d’accueil pour le partenariat visait essentiellement, dans l’esprit du législateur, à vérifier si cette législation « considère le partenariat enregistré comme équivalent au mariage », comme le suggère le préambule (cons. 5). Or, une telle vérification n’a guère de sens face à une relation qualifiée de « mariage » selon l’État d’origine qui, par hypothèse, attribue des effets identiques à ceux d’une union entre personnes de sexe différent… Un renvoi au droit de l’État d’accueil pourrait alors avoir été sans objet.

3.2.        Quant aux conditions de reconnaissance du mariage

L’arrêt Coman est non moins intéressant pour le mode de raisonnement de la validité du mariage dans une situation internationale. Avec une insistance particulièrement lourde, la Cour évoque tour à tour un mariage « conclu dans un État membre conformément au droit de celui-ci » (pt. 33, 35, 39) pour viser la catégorie de conjoint, puis un mariage conclu par le ressortissant d’un pays tiers avec un ressortissant de l’État membre s’opposant à la reconnaissance, « conclu lors de leur séjour effectif dans un autre État membre conformément au droit de ce dernier État » pour établir l’existence d’une entrave à l’exercice du droit de circuler (pt. 40). La Cour poursuit en énonçant, à propos de l’examen de la justification, une « obligation, pour un État membre, de reconnaître un mariage entre personnes de même sexe conclu dans un autre État membre conformément au droit de celui-ci » (pt. 45).

Ainsi décèle-t-on plusieurs constantes, à savoir (1°) le lieu de « conclusion », dans un État « membre », et (2°) cet État est celui du séjour effectif des parties à ce moment et (3°) la formation est « conforme au droit » de cet État. De plus, il y va d’un concept de « reconnaissance », qui traduit une « obligation », et ce même si une des parties a la nationalité de l’État requis de reconnaître.

La Cour constitutionnelle belge illustre un tel régime qui, dans un arrêt du 26 septembre 2013 (n° 121/2003, cons. B.58.7&8), constate une lacune de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire et le séjour, dont l’article 40bis omet le cas particulier du regroupement familial par un citoyen de l’Union ayant exercé sa liberté de circulation en contractant un mariage dans l’État membre d’accueil, soulignant que la loi belge ne saurait imposer des conditions plus strictes au regroupement que celles prévues par la loi étrangère de l’État membre de résidence.

Cette conditionnalité multiple ne manquera pas d’interroger la portée de ces conditions, en particulier :

  • visent-elles à identifier une hypothèse factuelle, ou des règles de reconnaissance ?
  • excluent-elles tout mariage célébré dans un État tiers alors que la vie familiale a été « développée ou consolidée » dans un État membre de « séjour effectif » ?
  • désignent-elles le droit matériel ou, plus vraisemblablement, les règles de conflit de lois de l’État d’origine du rapport juridique ?
  • permettent-elle un refus de reconnaissance en cas d’absence de résidence effective des parties dans l’État d’origine du rapport juridique ?

De telles interrogations font écho à celles que suscite, en droit civil, la méthode dite de la reconnaissance des situations juridiques étrangères, selon laquelle une juridiction civile nationale évaluerait la formation du rapport juridique en matière de statut personnel, non selon ses propres règles de conflit de lois mais selon celles de l’État étranger où le rapport juridique s’est cristallisé, éventuellement sous la condition d’une proximité suffisante avec cet État (voy. récemment, sur une telle méthode : S. Pfeiff, La portabilité du statut personnel dans l’espace européen, Bruxelles, Larcier, 2017 ; M. Fallon, S. Francq et J. Mary, « La reconnaissance des mariages carrousels, pluriels et virtuels devant la Cour de cassation », Rev. crit. jur. b., 2017, 247-295). Le législateur belge fournit désormais une illustration de cette méthode en matière de nom et de prénoms (loi du 6 juillet 2017, dont l’article 50 modifie l’article 39 Codip).

De fait, l’objectif d’une telle méthode est d’assurer la pérennité d’un rapport juridique au-delà du franchissement d’une frontière. De son côté aussi, l’arrêt Coman exprime la préoccupation que si l’octroi ou le refus du séjour est fonction de la validité de l’institution du mariage selon le droit de l’État d’accueil, alors que le rapport juridique est valable selon le droit de l’État membre où il a été conclu, la liberté de circulation du citoyen varierait d’un État membre à l’autre au gré du droit de cet État (pt. 39).

Une telle identité d’objectifs de l’approche du mariage suggère l’existence d’une raison d’être commune à une obligation de reconnaissance, que ce soit pour admettre un effet migratoire ou un effet civil…

Une différence subsiste cependant quant au régime de la reconnaissance. En effet, l’arrêt Coman exclut que, pour les besoins de l’effet migratoire, le droit de État d’accueil puisse s’opposer à la reconnaissance à des fins migratoires. En termes de droit des conflits de lois, cela signifie qu’en l’espèce, l’article 277 du Code civil roumain ne pouvait pas être pris en compte par l’autorité roumaine. Cette disposition va plus loin qu’une ignorance du mariage de personnes de même sexe puisqu’elle « interdit » celui-ci, au point de préciser qu’il n’est pas « reconnu » en Roumanie s’il a été conclu à l’étranger, par des Roumains ou par des étrangers. On trouve ici une règle d’ordre public positif, applicable immédiatement sans le détour d’une règle de rattachement, comme une loi de police, visant à prévenir un recours éventuel à l’exception d’ordre public après désignation d’un droit étranger par la règle de rattachement du for. Quant au droit général des conflits de lois, il n’exclut pas en soi toute mise en œuvre de l’exception d’ordre public dans le modèle de la méthode de la reconnaissance.

3.3.        Quant aux effets de la reconnaissance

Sans aucune ambiguïté, la Cour entend limiter la portée de l’arrêt Coman à la seule question de « l’octroi d’un droit de séjour », plus précisément d’un droit dérivé pour le conjoint ressortissant d’un État tiers lorsque le regroupant est un citoyen de l’Union. Très explicitement, cette restriction vise à ne pas s’engager sur le terrain des effets civils du mariage de personnes de même sexe.

Ceci autorise probablement la Cour à tempérer les appréhensions d’Etats membres ignorant (encore) l’institution de l’élargissement du mariage, voire toute forme de partenariat enregistré aux effets équivalents à ceux du mariage, cette frange d’États probablement considérés comme hermétiques aux développements de la société et hors jeu d’un mouvement généralisé vers une reconnaissance universelle de la pluralité des familles, selon le vocabulaire de l’avocat général. Pour la Cour, l’obligation de reconnaître un effet migratoire « ne porte pas atteinte à l’institution du mariage » pas plus qu’elle « n’implique de prévoir dans le droit national l’institution du mariage entre personnes de même sexe » (pt. 45). Un sophisme fait pour rassurer… Les États visés seront pourtant moins rassurés de lire aussitôt que l’obligation de reconnaissance « se limite […] aux seules fins de l’exercice des droits que [les personnes de même sexe] tirent du droit de l’Union » (loc.cit.). Or, on sait combien, en matière de nom, l’exercice de tels droits peut avoir une incidence élargie à la matière civile, selon l’exemple des jurisprudences Garcia Avello et Grunkin & Paul. Certes, la matière du nom n’affecte probablement pas l’identité nationale, voire « une norme de rang constitutionnel » comme à propos du mariage. D’aucuns verront pourtant deux poids deux mesures en comparant l’arrêt Coman et l’arrêt Sayn-Wittgenstein (22 décembre 2010, C-208/09), celui-ci admettant que l’ordre public constitutionnel républicain s’oppose à la reconnaissance d’un titre de noblesse étranger attaché au nom alors que la demande litigieuse ne portait pas sur le statut civil mais sur l’exercice d’une activité professionnelle en situation de liberté de circulation.

La question d’une reconnaissance modulable en fonction des effets de l’institution en cause appelle le civiliste à la comparaison avec les critères fonctionnels d’appréciation de l’exception d’ordre public en droit des conflits de lois, dont l’article 21 Codip fournit une illustration.

Sous l’angle d’un examen d’équivalence des droits nationaux en conflit — le droit étranger désigné par la règle de conflit du for et le droit matériel du for —, une similitude de résultat des raisonnements est probable, lorsque le droit du for connaît une institution aux effets équivalents à ceux de l’institution étrangère. Ce peut être le cas lorsque ce droit connaît une forme de partenariat enregistré mais non le mariage de personnes de même sexe : l’exception d’ordre public du droit des conflits de lois n’aura alors pas à s’opposer à l’application du droit étranger. En droit de l’Union non plus, un tel État ne pourrait pas s’opposer à la reconnaissance, au risque de créer une inégalité de traitement en raison de l’orientation sexuelle (arrêts du 1er avril 2008, Maruko, C-267/06, et du 10 mai 2011, Römer, C-147/08). Ainsi, dans un cas où les circonstances de l’espèce auraient porté sur un refus de reconnaître ce mariage en Allemagne, avant l’adoption de la loi du 20 juillet 2017 ouvrant le mariage aux personnes de même sexe, pour le motif que le Partnerschaft du BGB se distinguait formellement du Ehe en vertu d’un principe constitutionnel, quoique ses effets fussent rigoureusement identiques hormis l’effet de filiation, on voit mal comment la Cour de justice aurait pu admettre un refus de reconnaissance, par déduction a fortiori de l’arrêt Coman.

Sous l’angle du critère d’intensité du rattachement de la situation avec l’ordre juridique du for, on comprend de l’arrêt Coman que la circonstance que le citoyen de l’Union ait la nationalité de l’État qui refuse la reconnaissance ne suffirait pas à justifier le refus. Par comparaison, à propos d’effets de droit de pension ou d’effets alimentaires d’un mariage polygamique, la Cour de cassation de Belgique a plutôt privilégié le critère de la nationalité d’une partie de statut monogamique pour fonder un refus de reconnaissance (Cass., 3 décembre 2007, Rev. gén. dr. civ., 2008, 522, obs. J.-Y. Carlier ; 18 mars 2013, Rev. trim. dr. fam., 2013, 923, obs. S. Francq et J. Mary).

En revanche, il y a bien un critère implicite de proximité dans les termes de l’arrêt Coman, qui évoquent la conclusion du mariage par les parties « lors de leur séjour effectif » dans cet État. Cette effectivité — déjà rencontrée dans l’arrêt Grunkin & Paul en matière de nom — renvoie au fait de la résidence du citoyen en Belgique pendant deux ans et elle semble traduire, aux yeux de la Cour, une forme d’intégration suffisante de la situation dans cet État pour éviter tout risque d’abus de droit de l’Union. En termes d’appréciation de l’exception d’ordre public, un degré d’intégration peut aussi contribuer à mesurer l’intensité du rattachement de la situation avec un ordre juridique donné : plus forte cette intensité avec le système du for, plus grande la possibilité de contrer l’application du droit étranger, et inversement. Autrement dit, au regard de l’autorité roumaine, si l’existence d’un séjour effectif en Belgique devait traduire une intensité suffisante avec l’ordre juridique belge en conformité duquel le mariage a été conclu, il y aurait moins de motif de refuser la reconnaissance que si le couple avait une résidence de longue durée en Roumanie avant, au moment où après la conclusion du mariage, et inversement. Aussi peut-on se demander si, à propos même de la question du droit de séjour, la référence de l’arrêt à un « séjour effectif » dans l’État de conclusion du mariage ne gagnerait pas à être précisée davantage en termes d’intégration d’une situation juridique, par exemple par un critère de durée de résidence traduisant une forme d’intégration progressive de la personne, ou par l’utilisation d’une méthode indiciaire de localisation d’une situation. De fait, la Cour utilise cette méthode en matière de citoyenneté pour l’accès à certains droits sociaux dans l’État d’accueil (voy. par exemple l’arrêt du 23 mars 2004, Collins, C-138/02, l’arrêt du 15 mars 2005, Bidar, C-209/03, l’arrêt du 18 juillet 2013, Prinz, C-523/11).

C’est sous l’angle du critère de gravité de l’effet invoqué que l’arrêt Coman suggère le rapprochement le plus net avec les conditions de déclenchement de l’ordre public en droit des conflits de lois. En effet, la jurisprudence belge a clairement admis, à propos d’une union polygamique, l’effet de compensation d’un dommage extracontractuel causé à un conjoint, ou encore, elle a différencié d’une part l’effet de filiation et de regroupement qu’elle admet au bénéfice d’enfants de la seconde union et d’autre part, l’effet de regroupement refusé pour la seconde épouse. Cet effet-ci affecte par ricochet l’effet de cohabitation, à tout le moins lorsque le mari cohabite encore avec la première épouse (C. constit., arrêt du 26 juin 2008, Vluchtelingenwerk Vlaanderen, n° 95/2008).

Il est prévisible que la reconnaissance du mariage de personnes de même sexe en droit de l’Union ne s’arrête pas à l’effet migratoire, par un effet de contagion ou de percolation en d’autres matières. Déjà, la mise en œuvre de divers règlements de droit international privé en fournit l’occasion, tel le nouveau dispositif sur la compétence judiciaire et le droit applicable aux régimes matrimoniaux, ou, en matière alimentaire, une combinaison plus délicate du règlement 4/2009 concernant la compétence judiciaire et la reconnaissance des décisions, avec le Protocole de La Haye de 2007 sur la loi applicable. Quant au règlement Rome III sur la loi applicable au divorce, il contient probablement un début de réponse : il « n’oblige » nullement le juge saisi à prononcer le divorce en application du règlement si sa loi « ne considère pas le mariage en question comme valable » (art. 13). Cette disposition pourrait certes n’être vue que comme un expédient à la problématique générale du mariage boiteux. Néanmoins, par son objet qui couvre des « Différences dans le droit national » et notamment le cas du droit du for qui « ne prévoit pas le divorce », le législateur européen vise des hypothèses radicales de conflit de normes où le droit du for ignore une institution matrimoniale, tel le divorce — à Malte lors de la préparation du règlement — ou l’élargissement du mariage (P. Hammje, « Le nouveau règlement (UE) n° 1259/2010 du Conseil du 20 décembre 2010 mettant en œuvre une coopération renforcée dans le domaine de la loi applicable au divorce et à la séparation de corps », Rev. crit. dr. int. pr., 2011, 337, évoquant le cons. 26 du préambule et le fait que l’article 13 résulte d’un amendement du Parlement visant le mariage étranger de personnes de même sexe). En cette matière donc, le droit dérivé semble bien admettre un refus de reconnaissance du mariage étranger.

Hors du domaine du droit dérivé aussi, certains effets collatéraux de la reconnaissance de l’effet migratoire sont perceptibles. Ainsi de l’effet de cohabitation. Dès lors qu’un titre de séjour est attribué en qualité de conjoint dans un regroupement familial, comme dans l’affaire Coman, on voit mal les conjoints ne pas être supposés cohabiter ensuite en vertu du droit civil et si l’un se soustrait à cette obligation, ne pas voir celui-ci assigné en exécution d’effets personnels du mariage, puis du devoir de secours.

On comprend certes la réticence de la Cour de justice à s’aventurer dans des zones sensibles de l’espace normatif national, au demeurant dans un climat eurosceptique croissant. Il est pourtant de sa responsabilité, comme juge de l’interprétation du droit de l’Union, d’apporter des réponses systémiques non seulement entre sources juridiques mais aussi entre matières. A tout le moins, la portée du droit primaire ne saurait dépendre de particularités du droit dérivé qui, en dehors même de son domaine d’application, servirait à l’interprétation des libertés fondamentales de circulation. De même, toute déterminante qu’elle puisse être pour la détermination du contenu des droits fondamentaux, la jurisprudence de la Cour EDH ne saurait servir de prétexte à des arrêts de circonstance de la Cour de justice, juge de la légalité et non du fond.

M.F.

Pour citer cette note: M. Fallon, « Observations sous CJUE, 5 juin 2018, gr. ch., Coman, C-673/16, EU:C:2018:385 », Cahiers de l’EDEM, juin 2018.

Photo : https://www.designingbuildings.co.uk/wiki/Buildings_of_the_EU

Publié le 03 juillet 2018