Trib Trav. Bruxelles, (réf.), 17 février 2015, R.G. n° 15/3/C

Louvain-La-Neuve

L’obligation pour l’administration de motiver les décisions de refus d’octroi d’une aide matérielle.

Par son ordonnance, le Tribunal de travail de Bruxelles a réaffirmé l’obligation pour l’administration de motiver les décisions refusant l’octroi d’une aide matérielle. En l’espèce, ce manque de motivation était d’autant plus préjudiciable au requérant, de nationalité syrienne, que les précédentes demandes d’asile se sont clôturées il y a 10 ans. Ainsi, il a condamné Fedasil à héberger le requérant et à lui fournir l’aide matérielle.

Article 3 CEDH – Articles 16(4), 17 directive 2003/9/CE – Articles 10, 11 Constitution – Articles 2(6), 4, 4/1, Loi du 12 janvier 2007 – Articles 48/3, 48/4, 51/8, 52, 57/6, 57/6/2, 57/10, 68, 74/8, 74/9, 74/13 et 74/14 de la loi du 15 décembre 1980 – Demande d’asile multiple – Refus d’octroi d’une aide matérielle – Défaut de motivation individualisée de la décision –Condamnation de Fedasil.

A. Arrêt

L’ordonnance concerne un demandeur d’asile syrien ayant introduit une demande d’asile le 12 janvier 2015. Le même requérant avait déjà introduit deux demandes d’asile en Belgique, en 2000 et en 2003 respectivement, dont il a été définitivement débouté. Après leur clôture, il était rentré en Syrie. En 2013, il a à nouveau quitté la Syrie et est entré sur le territoire européen par la Bulgarie où il a laissé ses empreintes en septembre 2013.

Le jour même du dépôt de sa demande, FEDASIL lui notifie une décision de ne pas lui accorder une aide matérielle, et ce jusqu’à ce que sa demande d’asile soit prise en considération par le Commissariat Général aux Refugiés et aux Apatrides (ci-après C.G.R.A.) et ce par un simple renvoi aux articles 4 et 6 de la loi du 12 janvier 2007 (ci-après loi accueil). La décision est fondée sur le fait qu’il s’agit d’une demande d’asile multiple.

Le 26 janvier 2015, l’Office des Étrangers (ci-après O.E.), demande aux autorités bulgares de reprendre le requérant sur base du Règlement Dublin ; il le convoque également à un entretien le 26 février 2015. Le conseil du requérant fait des démarches les 9 et 10 février auprès de FEDASIL et de l’O.E. afin que son client soit accueilli et que sa demande soit prise en charge par l’O.E. Sur le deuxième point, il avance que son client a laissé ses empreintes en Bulgarie en septembre 2013, et donc la responsabilité de ce pays d’examiner la demande a pris fin. En outre, il avance qu’il existe des défauts d’ordre structurel et un risque de violation de l’article 3 CEDH en cas de renvoi vers la Bulgarie. Le 16 février, le conseil du requérant dépose une requête au fond au greffe du Tribunal du travail de Bruxelles.

Le Tribunal constate que l’urgence n’est pas contestée et résulte de l’état de besoin du requérant qui ne dispose pas de logement et n’est hébergé que sporadiquement par le Samusocial, et ce en plein hiver. Pour ce qui concerne l’apparence de droit, le Tribunal se réfère aux articles 4 et 6 de la loi accueil qui prévoient la possibilité pour FEDASIL de retirer l’aide matérielle en cas de demande d’asile multiple « sauf si le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides a pris une décision de prise en considération » de la demande[1].

Selon la loi, cette décision doit être individuelle et motivée[2]. Le Tribunal souligne que cette obligation est une exigence posée par la directive 2003/9/EC (ci-après directive accueil)[3]. Il rappelle également que l’intention poursuivie par le législateur était de décourager les demandes qui visent exclusivement à prolonger l’accueil[4]. Le Tribunal note qu’en l’espèce la décision de FEDASIL, qui ignorait même que le dossier faisait l’objet d’une demande de prise en charge par la Bulgarie, était uniquement basée sur le fait qu’il s’agissait d’une troisième demande d’asile. Or, la décision ne contenait aucune motivation individualisée qui permettait au requérant de comprendre les raisons pour lesquelles FEDASIL a fait usage de la faculté de ne lui pas accorder une aide matérielle aussi longtemps que le C.G.R.A. n’a pas pris une décision de prise en considération de sa demande d’asile. Ce manque de motivation est d’autant plus préjudiciable au requérant syrien que les précédentes demandes d’asile se sont clôturées il y a dix ans. En outre, il n’existait aucune certitude que l’O.E., qui avait introduit une demande de prise en charge par la Bulgarie dans le cadre du Règlement Dublin, transmettrait à bref délai le dossier au C.G.R.A.

Partant, le tribunal condamne FEDASIL à héberger le requérant, qui se retrouve dans des conditions de vie extrêmement précaires, et à lui fournir l’aide matérielle prévue par la loi, jusqu’à ce que le tribunal se soit prononcé sur le recours au fond.

B. Éclairage

Cette ordonnance concerne les cas des demandes d’asile multiples. Les dispositions du droit européen à ce point (1) ainsi que la législation et la jurisprudence nationale (2) méritent d’être examinées.

(1) Les dispositions du droit européen relatives aux demandes multiples

La directive 2013/33/UE sur les conditions d’accueil des demandeurs d’asile (ci-après refonte de la directive accueil) prévoit différentes hypothèses de limitation ou de retrait du bénéfice des conditions matérielles d’accueil. Celles-ci peuvent être classées comme suit :

  1. les cas dans lesquels les États membres peuvent limiter ou, dans des cas exceptionnels et dûment justifiés, retirer le bénéfice des conditions matérielles d’accueil ;
  2. les cas dans lesquels les États membres peuvent seulement limiter les conditions matérielles d’accueil ;
  3. les cas dans lesquels les États membres peuvent limiter ou retirer le bénéfice des conditions matérielles d’accueil.

En l’espèce, nous nous focalisons sur la première sous-catégorie de cas. Elle vise trois situations spécifiques[5] :

« a) l’abandon du lieu de résidence fixé par l’autorité compétente sans en avoir informé ladite autorité ou, si une autorisation est nécessaire à cet effet, sans l’avoir obtenue ;

b) le non-respect d’une série des obligations liées à la procédure d’asile[6] ;

c) l’introduction d’une demande ultérieure telle que définie par la refonte de la directive relative aux procédures d’asile »[7].

Le retrait des conditions d’accueil n’est permis dans ces cas qu’exceptionnellement, « dans des cas dûment justifiés »[8]. Par conséquent, un État membre ne peut prévoir, dans sa loi nationale, l’exclusion systématique de toute une catégorie de demandeurs, par exemple des demandeurs qui ont introduit une demande ultérieure.

Un autre paragraphe de cet article de la refonte de la directive accueil stipule l’obligation pour les États membres d’assurer en toutes circonstances l’accès aux soins médicaux conformément à l’article 19 de la refonte[9] et de garantir un niveau de vie digne à tous les demandeurs[10]. La structure de la phrase nous amène à conclure que le terme « niveau de vie digne » inclut des éléments supplémentaires à l’accès aux soins médicaux. Dans la mesure où le demandeur ne dispose pas de moyens propres pour subvenir à ses besoins essentiels, l’État membre a l’obligation de lui garantir un niveau de vie digne. En même temps, cette disposition illustre les divergences d’opinions entre les co-législateurs qui ont conduit à l’adoption des normes contradictoires. En effet, il est difficile d’imaginer, dans des cas autres que ceux des demandeurs qui ont dissimulé leurs propres ressources financières, comment un État membre pourrait retirer le bénéfice des conditions matérielles d’accueil, tout en respectant cette norme[11].

En raison de l’impact significatif pour les demandeurs, la refonte énonce une série de normes ainsi que de garanties procédurales. Ainsi, toutes les décisions portant limitation ou retrait du bénéfice des conditions matérielles d’accueil doivent être prises au cas par cas, objectivement et impartialement, et être motivées[12]. Elles sont fondées sur la situation particulière de la personne concernée, en particulier dans le cas des personnes vulnérables, compte tenu du principe de proportionnalité[13]. Le texte de la refonte stipule également qu’elles peuvent faire l’objet d’un recours dans le cadre des procédures prévues dans le droit national[14].

(2) Demandes multiples : la législation et la jurisprudence belges

Même si la loi nationale exige une décision « individuelle et motivée » l’instruction de FEDASIL du 5 octobre 2012 indique que[15] : « FEDASIL n’accorde pas le droit à l’aide matérielle sur base d’une demande d’asile multiple durant la période de traitement par l’O.E. en vue d’examiner l’existence d’éléments nouveaux. Ceci vaut pour toutes les demandes d’asile multiples. » ainsi que : « Dans le cas de l’introduction d’une troisième demande d’asile ou d’une demande ultérieure, il est attribué systématiquement un code 207 "no-show" ».

La dernière instruction de FEDASIL sur la fin et la prolongation de l’aide matérielle ne contient pas de critères pour déterminer dans quelles circonstances l’accueil est poursuivi ou accordé dans des cas d’une demande ultérieure durant la période de traitement par l’O.E. mais reconnait que c’est une possibilité[16].

La Cour constitutionnelle a validé cette disposition et n’y a pas trouvé d’incompatibilité avec la directive accueil[17]. Néanmoins, la Cour a précisé qu’il[18] « [r]eviendra aux autorités chargées de l’application de cette disposition d’organiser les concertations nécessaires afin que le droit à l’accueil des demandeurs d’asile introduisant des demandes successives soit examiné en connaissance de cause ».

La Cour Constitutionnelle a également estimé que les dispositions de la loi nationale ne sont pas contraires aux articles 10 et 11 de la Constitution. Elle a néanmoins souligne que[19] « Fedasil peut décider qu’un étranger qui appartient à cette catégorie ne peut plus bénéficier de l’aide sociale. Il s’ensuit que si une telle limitation est imposée, elle ne peut résulter que d’une décision individuelle et motivée de ladite autorité, l’octroi de l’aide étant le principe.  A cet égard, il n’appartient pas à la Cour d’apprécier la manière dont la loi est appliquée et la diligence avec laquelle les demandes soumises sont examinées. C’est au juge compétent qu’il revient de contrôler si le refus d’octroyer une aide matérielle résulte d’une décision individuelle, adéquatement motivée. »

Quelles sont finalement les garanties prévues par la loi belge ? Afin de tirer une conclusion finale sur la compatibilité de l’article 4 avec la refonte de la directive accueil, nous devons analyser ce point. La loi prévoit que « le droit à l’accompagnement médical tel que visé aux articles 24 et 25 de la présente loi reste cependant garanti au demandeur d’asile »[20]. Pour le cas de retrait en cas de demande multiple, la loi prévoit une décision « individuelle motivée ».

La jurisprudence nationale a tranché cette question. Notamment, la Cour de travail de Mons a adopté le raisonnement suivant[21] : « La motivation individuelle exigée par l’article 4 de la loi du 12 janvier 2007 va au-delà de l’exigence de motivation formelle. En l’espèce l’acte administratif ne contient rien de concret sur le plan de la motivation individuelle qui doit avoir en fait égard à la situation particulière des personnes concernées. Il faudrait que l’acte administratif reprenne au minimum les éléments factuels à mettre, par exemple, en relation avec l’âge des personnes concernées, leur état de santé ou leur situation familiale ».

Conclusion

Relevant l’absence de motivation en l’espèce, cette ordonnance du Tribunal de Travail s’inscrit dans la tendance exigeant une certaine qualité dans la motivation des décisions de refus d’accueil. Si le requérant avait précédemment demandé l’asile, la donne a cependant changé depuis la clôture de ses précédentes demandes d’asile il y a dix ans : en effet, la guerre a éclaté en Syrie depuis lors et, en outre, le taux de reconnaissance pour l’année 2014 en première instance pour les demandeurs d’asile syriens s’élève à 96,4 %. Ces circonstances constituent prima facie un élément de nature à augmenter de manière significative la probabilité que le requérant puisse prétendre à la reconnaissance comme refugié. Le Tribunal observe donc avec justesse qu’on est « loin des cas d’abus que le législateur a entendu sanctionner ».

Nous pouvons donc déduire de l’espèce commentée que la pratique consistant à retirer automatiquement le bénéfice de l’accueil dans le cas de demandes multiples, sans procéder à une évaluation individuelle, enfreint la directive accueil ainsi que la loi belge. En outre, même si la refonte de la directive accueil envisage des possibilités de limitation de l’aide matérielle, elle ne l’autorise que dans des cas exceptionnels. Le raisonnement de l’administration doit alors être complètement inversé : au lieu d’examiner s’il existe une situation exceptionnelle qui justifie le maintien ou l’accès à l’aide matérielle pour cette catégorie de personnes, elle devrait examiner s’il existe une situation exceptionnelle qui justifie le retrait.

En outre, comme expliqué ci-dessus, la refonte édicte que les États membres doivent assurer en toutes circonstances l’accès aux soins médicaux conformément à l’article 19 de la refonte et garantir un niveau de vie digne à tous les demandeurs. Dans la mesure où le demandeur ne dispose pas de moyens propres pour subvenir à ses besoins essentiels, l’État membre a l’obligation de lui garantir un niveau de vie digne, même en cas de situation exceptionnelle justifiant le retrait.

L.T.

C. Pour en savoir plus

Consulter l’arrêt

Trib Trav. Bruxelles, (réf.), 17 février 2015, R.G. n° 15/3/C.

Jurisprudence

CC, arrêt n° 135/2011 du 27 juillet 2011.

CC, arrêt n° 94/2014 du 30 juin 2014.

Cour Trav. Mons, (7e ch.), R.G. n° 2013/AM/110 et 2013/AM/112 du 2 avril 2014.

Cour Trav. Mons, (7e ch.), R.G. n° 2013/AM/119 et 2013/AM/114 du 2 avril 2014.

Doctrine

L. Tsourdi, S. Sarolea (dir.), La réception du droit européen de l’asile en droit belge : la directive accueil, Louvain-la-Neuve, 2014.

Pour citer cette note : L. Tsourdi, « Un examen de l’obligation pour l’administration de motiver les décisions refusant l’octroi d’une aide matérielle », Newsletter EDEM, mars 2015.


[1] Voy. article 4, alinéa 1, loi accueil, ainsi que les articles 57/6/2 et 57/6, 1°, de la loi du 15 décembre 1980.

[2] Article 4, alinéa 1, loi accueil. La loi CPAS prévoit également que « le centre n’est pas tenu d’accorder une aide sociale si l’étranger fait l’objet d’une décision prise conformément à l’article 4 de la loi du 12 janvier 2007 sur l’accueil des demandeurs d’asile et de certaines autres catégories d’étrangers » ; voy. article 57ter, loi CPAS.

[3] Le tribunal fait référence à l’article 16(4) de la directive accueil.

[4] Doc. parl., Chambre, 2011-2012, DOC 53-0813/011, pp. 6 et 7.

[5] Article 20, § 1, Refonte de la directive relative aux conditions d’accueil (2013).

[6] Voy. ibid., § 1, (b).

[7] Ibid., § 1, (c). Selon l’article 2, q), de la refonte relative aux procédures d’asile (2013) une «demande ultérieure» est une nouvelle demande de protection internationale présentée après qu’une décision finale a été prise sur une demande antérieure, y compris le cas dans lequel le demandeur a explicitement retiré sa demande et le cas dans lequel l’autorité responsable de la détermination a rejeté une demande à la suite de son retrait implicite conformément à l’article 28, § 1 de cette directive.

[8] Ibid. § 1.

[9] C’est-à-dire au minimum « les soins urgents et le traitement essentiel des maladies et des troubles mentaux graves ».

[10] Article 20, § 5, Refonte de la directive relative aux conditions d’accueil (2013).

[11] Voy. également L. Tsourdi, S. Sarolea (dir.), La réception du droit européen de l’asile en droit belge : la directive accueil, Louvain-la-Neuve, 2014, pp. 131-133.

[12] Ibid.

[13] Ibid.

[14] Article 26, § 1, Refonte de la directive relative aux conditions d’accueil (2013).

[15] Instruction de FEDASIL du 5 octobre 2012, Le droit à l’accueil sur base d’une demande d’asile multiple.

[16] Instruction de FEDASIL du 15 octobre 2013, Fin et prolongation de l’aide matérielle, § 2.2.5 ; pour le droit à l’accueil pendant la phase d’examen d’un recours contre la décision de non-prise en considération par le GCRA, voy. L. Tsourdi, S. Sarolea (dir.), La réception du droit européen de l’asile en droit belge : la directive accueil, Louvain-la-Neuve, 2014, pp 38-42.

[17] Voy. CC, arrêt n° 135/2011 du 27 juillet 2011.

[18] Ibid., § B.9.4

[19] CC, arrêt n° 94/2014 du 30 juin 2014, § B.10.2.

[20] Article 4, alinéa 4, loi accueil.

[21] Cour Trav. Mons, (7e ch.), R.G. n° 2013/AM/110 et 2013/AM/112 du 2 avril 2014 ; voy. également Cour Trav. Mons, (7e ch.), R.G. n° 2013/AM/119 et 2013/AM/114 du 2 avril 2014.

Publié le 13 juin 2017