Le titulaire de la Chaire poursuit un projet de recherche dont le descriptif se trouve ci-dessous:
Coexistence d'ordres juridiques entretenant des rapports complexes:
Vers une mutation progressive de l'objet et des outils du droit international «privé»?
Suite à l’avènement progressif d’un droit privé européen, l’on aperçoit aujourd’hui les développements particuliers dans l’ordre juridique européen, des techniques de conflit de règles juridiques (a). L’ordre juridique européen offre l’occasion d’observer le bouleversement important dont ces techniques font l’objet (b) et d’émettre une hypothèse explicative appelant elle-même une construction théorique renouvelée de cette branche du droit (c).
a) Le droit international privé, branche du droit dédiée à la gestion des conflits entre règles juridiques émanant d’ordres juridiques différents, s’est développé dans un cadre relativement précis. Traditionnellement, il ne se préoccupe que du conflit entre normes de droit privé. Ensuite, le droit international privé tel que nous le connaissons aujourd’hui s’est principalement développé à l’heure de la constitution des États nations et est donc destiné aux relations entre ordres juridiques parfaitement indépendants ou ordres juridiques entretenant des rapports « horizontaux ». Ce contexte historique n’a pas été sans influence sur les choix théoriques et méthodologiques effectués, au tournant du XIXè siècle, par les spécialistes de cette matière et explique sans doute pour partie la prédominance de l’une des deux écoles théoriques connues en droit international privé, le bilatéralisme, au détriment de son ancienne rivale, l’unilatéralisme. Les techniques du droit international privé se démarquent, par leurs postulats de départ, et surtout par le contexte de leur utilisation, d’une autre technique de gestion du conflit de normes, la technique de la hiérarchie des normes. Cette dernière veut que la règle « supérieure » l’emporte sur la règle inférieure et s’est donc imposée dans un contexte où une telle hiérarchisation était possible. C’est le cas dans les rapports entre normes émanant d’un même ordre juridique où le législateur peut imposer un système de hiérarchie des normes ou encore dans les rapports entre normes émanant d’ordres juridiques entretenant un rapport dit « vertical », l’un étant considéré comme supérieur et ses normes s’imposant par priorité à celles des normes émanant des ordres juridiques inférieurs.
Cette dernière technique a longtemps été considérée comme la seule ayant cours dans l’ordre juridique européen pour régler les rapports entres règles européennes ou entre règles européennes et règles nationales. C’est l’adoption progressive de règles de droit privé qui a, au début des années quatre-vingt-dix, mené les spécialistes du droit international privé à s’intéresser de plus près au droit européen et à constater que contrairement aux idées reçues, leurs techniques y étaient également largement pratiquées. Cela étant, cette pratique ne correspond pas à celle qui est traditionnellement enseignée à tel point qu’elle bouscule la conception traditionnelle du droit international privé. Les raisons et les implications théoriques de ce bouleversement doivent encore être dégagées.
b) La configuration classique des rapport entre ordres juridiques, opposant les rapports « horizontaux » aux rapports « verticaux » et les techniques correspondantes, celles du droit international privé pour les premiers, celle de la hiérarchie des normes pour les seconds, ne semble plus convenir au contexte actuel. L’ordre juridique communautaire offre le meilleur exemple de ce phénomène de complexifications des rapports entre ordres juridiques. Les relations entretenues entre les ordres juridiques des États membres ne peuvent plus être assimilées à des relations entre États purement indépendants, pas plus que les relations entre ordre juridique communautaires et nationaux ne peuvent être considérées comme purement verticales (du moins tant que les États conservent la maîtrise du développement de l’Union européenne). Comment appréhender par ailleurs la relation entre les règles émanant de l’ordre juridique européen et celles provenant d’autres ordres juridiques ou organisations internationales, tel l’OMC ? Par ailleurs, l’on constate dans l’ordre juridique communautaire un mélange apparemment anarchique des techniques décrites ci-dessus. Enfin, celles-ci sont utilisées indépendamment de la nature des règles en conflit : les techniques de droit international privé font progressivement leur apparition dans des domaines proches du droit public, alors que le conflit de normes de droit privé trouve parfois sa solution dans une logique plus proche de la hiérarchie des normes.
c) La modification de la nature des rapports entre ordres juridiques s’accompagne ainsi d’une évolution des techniques de solutions des conflits de normes. C’est cette hypothèse que le projet de recherche entend tester, avant d’en tirer les conséquences sur le plan théorique qui mèneront probablement à une révision de l’objet et des techniques du droit international privé :
- s'agissant des techniques de solution du droit international privé, l'expérience communautaire confirme l'importance de la méthode unilatéraliste et appelle ainsi à définir le nouvel équilibre entre le bilatéralisme et l'unilatéralisme, et leurs méthodes respectives.. Elle invite également à revoir le rapport d'exclusion opposant généralement la hiérarchie des normes aux techniques du droit international privé;
- s'agissant de l'objet du droit international privé, une double ouverture semble s’imposer. Premièrement, l'expérience communautaire met en lumière le fait que le droit international privé est appelé à dépasser le clivage droit public – droit privé, alors que le droit public a traditionnellement été soustrait à son emprise, et à intervenir dans les rapports entre ordres juridiques liés ou même hiérarchisés, alors que la conception actuellement dominante a été développée à propos du conflit entre normes émanant d'ordres juridiques indépendants. Ensuite, dans une vision plus globale de la problématique de base du droit international privé, la notion de conflit de systèmes devrait venir remplacer celle du simple conflit de normes.
Suivant une méthodologie inductive, la recherche projetée se propose d’explorer ces deux voies au départ de problématiques concrètes et actuelles. Les nouvelles modalités de mise en œuvre du droit européen de la concurrence, les rapports entre règles du marché intérieur et droit de l’OMC ainsi que l’impact des règles issues de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme sur le droit européen constituent trois points de rencontre des normes provenant de l’ordre juridique communautaire et de celles provenant d’autres ordres juridiques nationaux ou dérivés. Une première étude de l’utilisation des techniques de conflit de normes dans ces trois domaines permettra, par la suite, d’envisager la place de ces dernières dans le cadre théorique plus large du conflit de système et de vérifier le bien fondé des développements théoriques proposés.