Récit de vie – Le refuge

Louvain-La-Neuve

Quand j’évoque la Flandre, où je suis née, je dis « ma » région. Je m’y suis toujours sentie comme une « immigrée » et le vois comme une force. Mes parents et mes grands-parents sont nés en Belgique. Mon grand-père paternel était liégeois. Jeune ingénieur civil, il avait eu la possibilité de travailler pour une entreprise française implantée en Flandre.

Mon père avait 3 ans quand son père était parti vivre à Malines, il était allé à l’école primaire, en néerlandais à Malines et ensuite à l’école secondaire à Bruxelles. Mon grand-père est décédé, en 1957, il devait avoir 55 ans. Après sa mort, ma grand-mère a considéré que la joie n’avait plus lieu d’être dans la maison. Elle a interdit à mon père, qui avait une très belle voix, de chanter. Devenant chef de famille, mon père, qui venait de terminer ses études de médecine, a dû interrompre la spécialisation en dermatologie qu’il avait commencée, pour subvenir aux besoins des siens.

Des conversations avec mon père, je retiens que cette obligation l’a empêché de prendre son envol. Les ailes lui ont été coupées à bien des égards. Il s’est installé comme médecin généraliste dans le village de Zemst, à 5 km de Malines. Dans ce village, il n’y avait qu’un autre médecin et il n’a donc jamais manqué de travail. C’était un généraliste à l’ancienne, disponible à tout moment pour ses patients et parfois payé en légumes.

Ma mère, Bruxelloise, avait grandi à Ixelles, dans un milieu francophone. Elle savait qu’en épousant mon père, elle devrait fixer les rendez-vous des patients en néerlandais, langue qu’elle ne connaissait pas avant de rencontrer mon père. Elle a été comme jeune fille au pair dans une famille flamande pour apprendre la langue. J’ai de l’admiration pour sa démarche, je sais qu’elle l’a réalisée par amour. Elle a toujours parlé le flamand comme une vache espagnole. Quand elle répondait au téléphone, il était impossible d’ignorer que ce n’était pas sa langue maternelle.

Mes parents, et surtout mon père, nous disaient que si les habitants du village apprenaient que nous étions francophones, il risquait de perdre sa patientèle. La consigne était claire : nous ne pouvions pas parler français en dehors de ma maison. Je la vois comme une forme de respect, nous devions parler la langue de ceux qui nous entouraient. Cette manière d’être m’a sans doute ouverte à la question de la différence.

En me racontant, je réalise que ma première rencontre avec la migration a eu lieu quand j’étais enfant, grâce à des amis hongrois de mon oncle et ma tante. J’ai entendu pour la première fois le mot « réfugié », ils étaient dissidents politiques, ils avaient fui leur pays. Je les ai immédiatement perçus comme courageux et les ai admirés. Je ne me suis jamais éloignée de ce sentiment et ai veillé à porter la voix de ceux qui n’étaient pas entendus.

J’ai commencé le droit un peu « par défaut ». Pendant mes études, j’avais vu un reportage au journal télévisé où l’avocat Georges de Kerchove expliquait avoir accompli les démarches nécessaires pour empêcher la radiation d’un étranger. J’avais alors pensé que je souhaitais avoir un métier identique au sien, utile et porteur d’espoir.

Après mes études, j’ai voulu voyager, je voulais avoir un temps pour moi et découvrir le monde. Je suis partie en Inde pendant 6 mois, seule, où j’ai travaillé pour plusieurs associations. Le choc culturel fut immense, j’ai pris conscience d’une pauvreté dont je ne pouvais imaginer les limites. J’ai réalisé la chance que j’avais et mieux compris l’impérieuse nécessité pour certains de chercher un meilleur ailleurs.

Quand je suis rentrée, je me suis installée, à Bruxelles. La ville me plaisait, il y a une vraie diversité d’origines et de cultures, des francophones et des néerlandophones. Je m’y sentais et m’y sens encore bien aujourd’hui. Il est vrai que j’y vis dans de bonnes conditions.

J’avais pensé, après ce voyage, reprendre des études d’infirmière. Des amis m’ont adéquatement rappelé qu’il y avait aussi moyen de soigner avec le droit. Trois mois après mon retour, je travaillais au Service social des étrangers. J’y ai été la première juriste. Nous ne cessions de dénoncer les injustices et en même temps de tenter d’y remédier.

J’avais déjà compris, enfant, que l’indignation était mon moteur. Un jour, j’avais entendu quelqu’un laisser supposer que l’enfant qui avait amené des poux dans la classe devait être la petite fille turque. Le rejet de cette remarque, comme des a priori, avait été immédiat. L’indignation a toujours été mon moteur.

Au Service social des étrangers, mon travail consistait à donner la base juridique et l’argumentation aux revendications. Il n’y avait aucune hiérarchie au sein de l’équipe, les assistantes sociales m’ont énormément appris. Elles avaient la pratique qui me manquait alors. L’une d’entre elles demeure un modèle en sa manière d’être engagée et de communiquer de l’énergie aux autres. Ensemble, nous avons pu empêcher des doubles peines en négociant avec le bureau D (détention) de l’Office des étrangers. Le mode de fonctionnement a sans doute renforcé ma conviction de la nécessité de travailler à plusieurs pour affronter ces questions de manière pertinentes.

J’ai ensuite travaillé au Comité belge d’aide aux réfugiés (CBAR), association partenaire du Haut-Commissariat pour les Réfugiés (HCR). J’y ai été confrontée à la difficulté d’exercer seule une mission déterminante pour des demandeurs d’asile. Je n’ai pas oublié cette visite, dans un centre fermé, à une enfant congolaise qui était arrivée, en Belgique, avec son oncle. Elle avait été enfermée seule, son oncle avait pu passer les contrôles. Tabitha devait rejoindre sa mère, reconnue réfugiée au Canada.

À son arrivée, une demande d’asile avait été introduite en son nom par un avocat commis d’office. Quand nous avons réalisé qu’elle remplissait les conditions pour un regroupement familial au Canada, avec le HCR, nous avons pris les contacts avec les autorités belges pour l’organiser. La demande d’asile introduite au nom de l’enfant fut rejetée. N’entendant que sa logique, l’Office des Étrangers a décidé d’organiser le rapatriement. Il refusait d’entendre toutes nos demandes. Je ne cessais d’être en contact avec la fonctionnaire en charge. À aucun moment, elle n’a envisagé de modifier sa ligne. Sa seule concession a été de m’assurer qu’il y aurait quelqu’un de l’ambassade pour accueillir l’enfant. C’était faux.

À l’arrivée à Kinshasa après le rapatriement, personne n’attendait Tabitha, âgée de 5 ans. Une fonctionnaire de l’Agence nationale des renseignements, une maman, s’est occupée d’elle. J’ai contacté la presse pour dénoncer la situation et indiquer comment l’Office des étrangers, malgré les avis circonstanciés du HCR, avait décidé le renvoi de Tabitha.

Cela n’intéressait personne sauf un journaliste flamand de De Morgen. Il m’a rappelée, il cherchait vraiment à comprendre ce qui s’était passé et était concerné. Il m’a dit, « Demain, cela fait la une de De Morgen ». C’était un vendredi. Le week-end, cela a fait la une de tous les journaux francophones. Il y avait alors un sommet de la Francophonie au Liban, y assistaient le président de la RDC, celui du Canada et le Premier ministre belge. Ils se sont rapidement entendus sur cette question, soudain la requête de Tabitha ne paraissait plus incongrue, le voyage fut organisé afin qu’elle rejoigne sa maman au Canada. La Belgique a ensuite été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme. La fonctionnaire en charge du dossier a été promue, on a dû considérer qu’elle avait eu le mérite de défendre la ligne de l’institution.

Avec cette affaire, j’ai pris conscience du pouvoir de la presse : elle est vraiment le 4e pouvoir. Elle m’a toujours fascinée, mais je ne réalisais pas sa puissance. Après cet événement, j’ai dit à mon mari, journaliste : nous nous en allons. Je ne pouvais plus envisager de travailler avec des gens qui avaient perdu tout bon sens. Nous avons tous les deux cherché des postes à l’étranger, il a été le premier à trouver, à Kinshasa, un projet de formation de journalistes au sein de leur rédaction. Nous y sommes partis en 2003, avec nos deux enfants, où nous sommes restés 10 mois. J’ai aisément trouvé mes repères dans cette ville. J’y ai travaillé comme consultante pour le HCR, j’ai toujours dit que mon job était le résultat d’une mission d’inspection qui avait dénoncé certaines pratiques. En 3 mois, j’ai dû mettre en place les normes d’accueils de la procédure et de la détermination du statut de réfugié. Le travail intellectuel fut passionnant, il pouvait devenir addictif mais je n’ai jamais eu l’impression de combattre les injustices comme j’avais pu l’avoir fait quand j’étais au CBAR. C’était prestigieux mais cela me correspondait moins.

Au retour, j’ai à nouveau travaillé au CBAR où la mobilisation était intense pour la cause tchétchène. C’est sans doute un des contextes les plus éprouvants que j’ai connus. J’ai vu des hommes s’effondrer devant moi en me narrant leur histoire, le corps et l’âme brisés. Je n’oublierai jamais le visage de l’un d’eux, il avait été torturé, sa maison avait été bombardée, sa femme et sa fille avaient péri pendant les bombardements, alors qu’il était détenu par les Russes. C’était un colosse brisé par la guerre et les traitements subis. Ils ont été nombreux à se succéder dans mon bureau, avec des récits plus prenants les uns que les autres. 

Je me vois encore dire, de lassitude, un matin à mon voisin qui travaillait au cabinet du Premier ministre : « Il faut faire quelque chose pour la Tchétchénie. » Il m’avait répondu : « Nous ne pouvons rien, il s’agit des affaires intérieures de la Russie. » Je ne savais que lui répondre, j’aurais voulu qu’il m’accompagne et entende ces réfugiés.

En 2010, j’ai rejoint l’équipe qui avait constitué l’association Intact. Ce fut passionnant de participer à la création d’une association, de travailler sur les questions liées aux mutilations génitales et violences de genre. J’y ai travaillé jusqu’en 2017. Notre travail a été utile pour sensibiliser les instances d’asile sur le besoin de protection internationale des femmes et filles exposées aux violences de genre et les instances de l’accueil sur l’identification des personnes vulnérables. Le plaidoyer auprès des instances a été intense et nourri de nombreux échanges. J’ai également géré pour la première fois une association, j’ai beaucoup appris, ai découvert la richesse mais aussi les difficultés de la fonction.

J’ai connu 21 ans d’associatif et 2 ans aux Nations unies. À un moment, j’ai réalisé y laisser une part de moi-même. J’étais épuisée. J’ai alors croisé Sylvie. À différentes reprises, je l’avais rencontrée durant mon parcours professionnel, elle était toujours passionnée et inspirante. Elle m’a proposé de réaliser une recherche pour l’EDEM sur le regroupement familial. Cette recherche a marqué le début d’une belle collaboration avec Sylvie et l’EDEM. Mon expérience variée me permet d’être attachée à de nombreux projets de recherche, de travailler les matières que j’ai tant pratiquées et de collaborer avec de belles personnes.

L’EDEM fut et demeure mon refuge. Elle me permet de rester en lien avec les questions qui me sont chères telles que l’asile, le regroupement familial, les droits de l’enfant migrant et les questions de genre à l’origine d’un exil. J’ai la chance de réfléchir à ces questions au sein d’une équipe vibrante, bienveillante et nourrissante. La dynamique me comble même si les sujets demeurent difficiles et les fenêtres étroites.

Pour citer cette note : « Le refuge », Récit de vie recueilli par Béatrice Chapaux dans le cadre d’un projet Migrations et récits de vie financé par le Fonds de développement culturel d’UCLouvain Culture, avril 2023.

Publié le 23 mai 2023