Récit de vie – Réaliser la naïveté

Louvain-La-Neuve

La première rencontre avec la migration dépend du milieu et du contexte générationnel dans lequel on a grandi. La mienne s’est réalisée naturellement. Je viens de la région de Mouscron, à proximité de la frontière française. Dans ma classe, parmi mes voisins, il y avait des camarades issus de l’immigration française ou italienne ou encore algérienne ou marocaine, ils faisaient partie intégrante de ma réalité.

La prise de conscience des questions juridiques complexes que pose l’existence de ce phénomène particulier a eu lieu pendant mes études de droit à Louvain-la-Neuve. J’y suis sans doute venu par le biais des droits humains et des remises en causes que souvent elle induit. Lors d’un cours, Jean-Yves Carlier nous a invités à venir écouter James Hathaway qui donnait une conférence à Bruxelles. J’y suis allé, cette conférence m’a permis de m’ouvrir les yeux sur la problématique juridique de l’asile et à tous les enjeux techniques qui se cachent derrière elle. À cette époque, à la fin des années 2000, les médias n’accordaient pas autant d’importance au parcours de l’asile, et la spécificité du corps de normes qui la régit n’était pas abordée dans les cours de droit en tronc commun.

Après mes études, j’étais intéressé par des questions théoriques telles les interactions entre différents systèmes juridiques et la manière dont la régulation des comportements des citoyens en est impactée. Si le projet d’une thèse m’intéressait, la décision sur une demande de financement se faisait attendre. J’ai commencé le barreau à Bruxelles. L’expérience a duré quelques mois, elle m’a amené à être confronté à de multiples réalités et au poids des responsabilités. J’ai eu comme clients des migrants nantis, tels des Américains qui voulaient un passeport européen pour mieux gérer leur business, comme des demandeurs d’asile extrêmement précaires et d’autres venant de milieux privilégiés. La diversité se jouait au niveau de la compréhension des réalités, du système juridique, de la capacité à exprimer leurs besoins. Devenir avocat signifie qu’une personne qui ne peut s’exprimer seule et trouver son chemin dans le système juridique te demande de porter sa voix. Même si tu es stagiaire-avocat depuis quelques semaines, tu te dois d’assumer cette responsabilité.

Cette première expérience au barreau fut brève mais elle m’a permis de réaliser le gap énorme qui existe entre la norme et les faits. Cela m’est apparu plus clairement encore lorsque j’y suis retourné après ma thèse. Mon intérêt pour une approche anthropologique est devenu encore plus grand, il offre les outils théoriques et méthodologiques pour mieux appréhender la norme dans ses dimensions de mise en œuvre concrète. En tant qu’avocat, il est indispensable de comprendre comment le décideur qui est soit le juge soit l’administration appréhende ce gap, afin de donner une chance aux arguments de ton client d’être compris et entendus dans le processus décisionnel. Je n’avais pas envisagé l’importance de ce rôle de l’avocat, je pensais l’analyse juridique primordiale. Il doit veiller à mettre en avant les éléments favorables dans l’intérêt de son client et également tout mettre en œuvre afin que l’interprétation de la loi qui lui est favorable soit retenue.

Bien sûr, je n’ignorais bien pas ce possible décalage mais je n’étais néanmoins pas en mesure de réaliser sa nature et son étendue. Je me souviens de soirées avec des amis jeunes avocats comme moi au cours desquelles nous nous amusions de constater que nous n’avions jamais envisagé, pendant nos études, tous les cas de figure auxquels nous étions confrontés. Ils n’existaient ni en doctrine ni en jurisprudence.

J’ai commencé ma thèse lorsque Sylvie Sarolea a obtenu un budget européen pour étudier la manière dont la première génération des directives européennes relatives à l’asile avait été transposée dans les ordres juridiques internes. Dans ce cadre a été constituée l’EDEM, j’ai pu avoir un financement pour travailler pendant un an et demi les questions que je voulais aborder dans ma thèse. J’ai commencé par analyser la jurisprudence du Conseil du contentieux des étrangers qui n’avait pas encore fait l’objet d’une étude systématique. Ce fut très frustrant car il était quasiment impossible d’identifier le raisonnement. Les motivations en droit administratif sont elliptiques, truffées de copier-coller. La figure du juge était déjà devenue très contestée. Il a davantage de pouvoir et fait donc l’objet de plus de critiques. Le contentieux lié à la migration est devenu un contentieux de masse et néanmoins, une analyse au cas par cas est exigée. Les juges sont sans cesse confrontés à ce paradoxe. Ils pensent en même temps à rendre une décision pragmatique et à répondre à leur censeur qui est la juridiction supérieure mais également à la communauté juridique et académique car les arrêts sont publics et, de manière générale, à la population.

Le budget a été renouvelé, j’ai pu approfondir mes recherches et finaliser ma thèse. J’ai ensuite rejoint un temps le barreau, en gardant des activités d’enseignement et de recherche. J’ai ensuite eu un financement et ai pu partir à l’étranger réaliser un postdoc. Au terme de ce postdoc, j’ai été nommé directeur d’un groupe de recherches à l’Institut Max Planck en Allemagne.

Dès le début de ma thèse, j’avais été confronté aux questions du financement de la recherche, le sujet est très déprimant. Le marché académique est dans un état délétère. Il permet certes de vivre très confortablement avec pour mission principale de réfléchir, mais les contrats sont généralement à temps partiel et pour des durées très limitées. En tant que chercheurs nous devons intégrer que nous sommes un produit marketing et qu’il nous incombe de plaire aux bailleurs de la recherche, qui ont eux-mêmes des priorités politiques. Nous devons déterminer si notre recherche cadre dans leurs priorités (et si nous le souhaitons). Il y a un réel danger de mener carrière en « sautant » de financement en financement, en voguant au gré des tendances scientifiques et politiques plutôt qu’en les questionnant.

Les premières recherches pour ma thèse ont porté sur le principe de non-refoulement et ses interactions avec la Convention des droits de l’homme, le droit de l’UE et le droit public belge. Au fur et à mesure de la recherche, elles ont évolué vers la question de la confiance mutuelle entre les pays de l’UE et celle de la gestion des différentes applications de la norme européenne, en matière d’asile. La confiance mutuelle a été constitutionnalisée par la Cour de justice, alors qu’elle ne l’était pas explicitement par les Traités. Il est évident qu’une même norme va entraîner des applications très variées, comment et jusqu’où le décalage est toléré ?

Le droit de l’Union s’est développé grâce à une perspective de commerce avec un marché unique. Dans ce contexte, le concept de confiance mutuelle s’est développé en arrière-plan de la reconnaissance mutuelle, sans poser beaucoup de problèmes. Il est plus aisé de s’entendre à propos des questions de commerce plutôt que de valeurs. Quand l’UE a intégré sécurité et justice, ce concept de confiance mutuelle est devenu central. Quand on parle de migration et d’asile, il faut s’entendre concernant des valeurs, et la conception même de l’État.

Pour appréhender la notion de confiance mutuelle, il ne faut pas omettre qu’elle va de pair avec la notion de méfiance. J’ai développé ce lien dans ma thèse. Pour permettre de le comprendre, je prends souvent l’exemple d’un enfant confié par ses parents à la garde d’un professionnel. Les parents vont demander certaines garanties avant de le confier à un tiers. Une confiance aveugle est impossible. Les critères doivent pouvoir varier en fonction de l’enfant, des circonstances. Si des parents remettent en cause leur confiance, dans une situation particulière, cela ne signifie pas que tout le système doit l’être. De la même manière, le concept de confiance mutuelle entre les États membres doit être nourri, les nuances doivent être possibles comme les remises en cause.

L’effondrement du système d’accueil en Grèce, suite à la crise financière de 2008, a bousculé les paradigmes. Le constat d’une situation de déficience systémique s’est imposé. Il n’y avait pas de décisions sur la demande d’asile et pas de prise en charge des demandeurs d’asile et donc pas de leurs besoins spécifiques. Dans un premier temps, il y a eu une relative tolérance eu égard à la situation économique catastrophique de la Grèce.

Peu à peu, les autres États membres ont remis en cause cette confiance mutuelle et ont interrogé le respect de l’article 3 de la CEDH dans le cadre de l’accueil des migrants[1]. Dans l’affaire M.S.S. contre Belgique et Grèce jugée en Grande Chambre par la Cour européenne des droits de l’homme le 21 janvier 2011, les juges de Strasbourg ont affirmé que les demandeurs d’asile forment un « groupe vulnérable ». L’article 3 de la CEDH fait également référence à des notions aux contours incertains ce qui pose de nombreuses questions pour une application uniforme de la norme.

Mireille Delmas-Marty, dans son livre Le flou du droit[2], explique bien comment, avec le développement des droits fondamentaux, des notions particulièrement « floues » ont été injectées dans nos corpus juridiques. La responsabilité du juge ne cesse d’augmenter, il lui incombe de déterminer le contenu de ces notions dans des cas concrets. La marge de manœuvre du juge est plus importante en raison de l’intégration de ces normes et les critiques dont il peut faire l’objet. Le concept de confiance mutuelle n’est pas si différent. C’est un signal que l’on envoie au juge, il devrait partir du principe qu’il n’y aura pas de difficultés quant à la mise en œuvre du droit de l’Union, en ce compris les droits fondamentaux, par un autre État membre.

Le concept de vulnérabilité, exemple de concept flou, permet d’accompagner la confiance mutuelle. Il permet certaines remises en cause dans des cas individuels sans porter atteinte à la cohérence générale du système. S’il est démontré qu’un État n’a pas pris en considération les vulnérabilités dans un cas spécifique, la confiance est ôtée. Ce concept de vulnérabilité exige donc une plus grande individualisation, et une obligation de motivation qui peut être perçue comme excessive pour le fonctionnaire ou le juge. Ces tensions entre l’exigence d’une motivation la plus spécifique possible et l’exigence de pragmatisme et efficacité ne cessent de me fasciner. À celles-ci s’ajoute la diversité des conceptions de la vulnérabilité, particulièrement dans un contexte européen où des cultures juridiques diverses doivent s’agréger sur des sujets aussi clivants que l’asile et la migration.

Pour être en mesure d’appréhender la spécificité des différents angles de vue, j’ai très vite réalisé qu’une approche interdisciplinaire était indispensable. Un autre paradoxe vient de l’intégration du concept de vulnérabilité alors que l’approche de la migration est éminemment sécuritaire. Cette notion qui paraît au départ très généreuse dans sa conception risque d’avoir pour effet d’induire une diminution des droits, qui seraient limités à ceux qui parviendraient à démontrer leur vulnérabilité particulière. Je me souviens encore d’une réunion au cours de laquelle diverses organisations et institutions concernées par la procédure d’asile en UE étaient représentées, la question du danger de passer d’un système de protection des réfugiés à ne protéger que les réfugiés les plus vulnérables fut ouvertement posée.

Passer d’un droit général à la détermination d’une catégorie concrète de bénéficiaires est évidemment une question très contestée tant d’un point de vue juridique que philosophique et anthropologique. À mon sens, le débat sur la vulnérabilité ne peut permettre d’occulter le débat sur les standards à garantir à tout demandeur d’asile. Grâce à ce débat, des questions intéressantes peuvent surgir comme : est-ce un droit de voir sa demande d’asile examinée au regard de telle procédure et non de telle autre ? Le droit à la dignité humaine induit-il nécessairement une prise en charge spécialisée durant la procédure d’asile ?

Pour comprendre le débat actuel sur cette question de vulnérabilité, il ne faut pas omettre qu’il est né parce qu’on ne s’entendait pas sur les standards à garantir aux demandeurs d’asile. Par l’émotion et les bons sentiments, le désaccord a été dépassé. Qui oserait s’opposer à la protection des plus vulnérables, comme les enfants, les individus malades, etc. ? Mais ce nouveau débat ne peut venir occulter la question originaire, qui est celle de la détermination des droits de ceux qui demandent l’asile. Il ne peut de surcroît reposer sur une compréhension théorique des réalités de terrain.

Les demandeurs doivent démontrer qu’ils sont suffisamment vulnérables pour mériter une protection, ce postulat induit une concurrence entre eux. Elle ne devrait pas leur être reprochée. Ces stratégies sont normales : tout acteur d’un système juridique va nécessairement présenter ses arguments d’une manière dont ils sont susceptibles d’être entendus en droit, et adapter son comportement en conséquence. Mais il ne faudrait absolument pas qu’au nom d’une focalisation du discours sur la vulnérabilité des demandeurs d’asile, elles en viennent à être niées.

Après avoir déposé ma thèse, je suis allé en vacances. Avec mon mari, nous avons pris le train de nuit à Budapest. La gare était comble de réfugiés, c’était en 2015, en pleine crise migratoire. C’était très étrange d’avoir tant travaillé sur un sujet, et d’avoir immédiatement envie de la réécrire au regard des évènements qui étaient en train de se dérouler sous mes yeux.

Mon positionnement était alors très ambivalent, je tenais à retrouver le barreau et le terrain mais j’avais également envie de continuer à étudier la manière dont les normes allaient être appliquées à ces nouvelles réalités. Je devais aussi accepter de passer ce cap inhérent à tout travail de recherche, arrêter, accepter que le produit fini est par définition imparfait. Je devais fermer toutes les portes, je devais accepter que je n’en ouvrirais jamais certaines même si je les trouvais intéressantes.

La collecte de données juridiques a pour but de nourrir le raisonnement en droit. La méthode que j’avais définie pour étudier la jurisprudence du Conseil du contentieux des étrangers dans le cadre de ma thèse était absolument classique. Avec le recul, je pense que des interviews des magistrats auraient été indispensables pour compléter l’analyse jurisprudentielle. À l’époque, cela n’était pas envisageable. J’aurais voulu déjà développer l’interdisciplinarité pour être certain de diversifier les perspectives. Mais il y avait les diktats, que j’avais intégrés à l’époque. « Si tu réponds aux canons de la science juridique, tu ne peux pas faire de l’anthropologie, si tu réponds aux canons de l’anthropologie, tu ne peux pas faire du droit. » Divers projets de recherche m’ont ensuite permis de les interroger, l’interdisciplinarité m’amène aujourd’hui à les questionner plus encore.

En tant que chercheur, je ne me conçois pas comme susceptible d’influencer la norme dans un sens ou dans un autre. Je n’ai pas une perspective de militance. Comme chercheur, je me suis intéressé à la norme, j’ai voulu la comprendre, mettre en lumière les différents mécanismes qui prévalent à son origine et à son application concrète, en multipliant les angles et perspectives. Quand on prend l’exemple de la vulnérabilité, c’est évident, en fonction de la perspective on aura des approches totalement différentes. Un officier de protection du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides, un travailleur social, un avocat, un demandeur d’asile, un juge, etc. auront des perceptions totalement différentes – parce que leur rôle social est différent.

À chaque étape de mes recherches, j’ai eu l’impression d’accéder à un nouveau stade de compréhension, toujours avec un même sentiment de naïveté. Je réalisais que ce que je pensais avoir compris était extrêmement naïf. Il me manquait un niveau et je ne le soupçonnais pas avant d’y accéder. Le processus est sans fin, il manquera toujours un niveau.

Je tente de partager ces interrogations. Sans du tout paraître prétentieux, j’aimerais comme chercheur permettre une meilleure compréhension de la norme et de son contexte, pour une meilleure application de celle-ci. Je pense en effet qu’une norme mieux comprise sera moins en décalage avec les réalités auxquelles elle doit s’appliquer.

Actuellement, je suis en charge de la coordination d’un projet européen sur cette notion de vulnérabilité. Cela veut dire très concrètement que j’ai fixé les objectifs de la recherche, que j’articule les recherches réalisées par plusieurs chercheurs dans plusieurs sites, et que je suis responsable au regard de l’Union européenne, qui finance la recherche, de son aboutissement et de sa cohérence. L’idée était d’avoir dans chaque lieu deux chercheurs, un juriste et un sociologue ou un anthropologue, mais cela a été modalisé en fonction des pays. J’apprécie et déteste cette nouvelle fonction. Le rôle de management est très enrichissant, et en même temps je le déteste car je n’ai pas les coudées franches. Au niveau conceptuel, je les prends, ce qui implique que l’on se confronte à l’autre. Ce carcan n’est parfois pas aisé à supporter et c’est en même temps une immense richesse. Les sensibilités sont extrêmement différentes au travers du projet, elles permettent d’avoir une vision plus riche. Quand j’étais chercheur, j’avais davantage de liberté et je n’avais pas ce souci, mais je n’avais pas les échanges et les interactions que j’apprécie tant.

L’EDEM demeure un partenaire naturel dans mes projets comme dans mes réflexions, ce sont mes premières racines intellectuelles et j’y ai créé de belles relations interpersonnelles. Si j’ai pris mon envol, je reste en contact.

Pour citer cette note : « Réaliser la naïveté », Récit de vie recueilli par Béatrice Chapaux dans le cadre d’un projet Migrations et récits de vie financé par le Fonds de développement culturel d’UCLouvain Culture, août 2023.

 

[1] Article 3 – Interdiction de la torture – « Personne ne peut infliger à quiconque des blessures ou des tortures. Même en détention, la dignité humaine doit être respectée ».

[2] M. Delmas-Marty, Le flou du droit – Du code pénal aux droits de l’homme, Collection Quadrige, Paris, PUF, 2004.

Publié le 05 septembre 2023