L’incertaine responsabilité civile de Frontex et la responsabilité partagée : la nécessité des mécanismes de réparation effective des dommages pour les victimes demandeurs d’asile
Frontex – Responsabilité civile – Protection des droits fondamentaux – Dommages – indemnisation – Responsabilité partagée – Lien de causalité – Attribution – Fait générateur – Imputabilité – Refoulement – Retour – Recevabilité – Convention de Genève – Directive 2013/32/UE – Directive 2008/115/CE – Règlement 2016/1624.
La responsabilité non contractuelle de Frontex dans le contexte de violation des droits fondamentaux des demandeurs d’asile reste une question épineuse. L’arrêt du Tribunal de l’U.E. du 6 septembre 2023 révèle les obstacles à la délimitation de la responsabilité de Frontex pour les préjudices infligés, mettant en évidence la divergence entre les normes juridiques prescrites et leur application concrète. Afin de combler ce fossé, une approche de responsabilité collective (in solidum) quand un État est impliqué et un examen minutieux des actions de Frontex sont préconisés ; ce qui promeut un meilleur respect des droits fondamentaux, un recours juridique amélioré, et une réparation effective pour les victimes demandeurs d’asile.
Isaac Brock Muhambya
A. Arrêt
1. Les faits pertinents de la cause
L’arrêt T‑600/21 de la sixième chambre du Tribunal de la C.J.U.E. (ci-après, le Tribunal) du 6 septembre 2023 met en cause WS et d’autres personnes physiques de nationalité syrienne (ci-après, les requérants) contre l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (ci-après, Frontex).
Le 9 octobre 2016, les requérants arrivent sur l’île grecque de Milos ; cinq jours plus tard, soit le 14 octobre 2016, ils sont transférés au centre d’accueil et d’identification sur l’île grecque de Leros où ils déclarent dans un formulaire intitulé « Avis au bénéfice d’une demande de protection internationale » vouloir demander une protection internationale dans l’espace de l’U.E. Malgré cette déclaration, le 20 octobre 2016, les requérants sont renvoyés en Turquie, à la suite d’une opération de retour menée conjointement par Frontex et la Grèce. En Turquie, le 2 novembre 2016, les requérants reçoivent les documents de protection temporaire ainsi qu’un permis de voyage temporaire, valable pour deux semaines. Les requérants quittent le centre d’accueil et se rendent temporairement dans le village turc de Saruj, avant de s’installer dans la ville iraquienne d’Erbil, où ils résident depuis lors.
En janvier 2017 et en juillet 2018, les requérants déposent respectivement, une première plainte auprès de l’officier aux droits fondamentaux de Frontex, au sujet de leur refoulement vers la Turquie à la suite de l’opération de retour, et une deuxième plainte contre Frontex concernant le traitement de leur première plainte transférée à la police grecque, le médiateur grec n’étant pas habilité à examiner celle-ci. Deux ans plus tard, l’officier aux droits fondamentaux de Frontex transmet aux requérants son rapport final sur les plaintes et clôt la procédure de traitement des plaintes le 6 octobre 2020. Ce rapport n’aborde ni la question du rôle joué par Frontex dans l’opération de retour ni la seconde plainte déposée contre Frontex. Le 8 octobre 2020, les requérants adressent un courriel à l’officier aux droits fondamentaux aux fins de contester son rapport final dont ils relèvent les lacunes. En réponse à ce courriel, le 13 octobre 2020, l’officier aux droits fondamentaux indique aux requérants que Frontex avait respecté ses obligations en ce qui concerne le traitement de leurs plaintes.
Dans l’arrêt sous examen, le Tribunal se prononce sur le recours introduit par les requérants en vertu de l’article 268 du TFUE reconnaissant à la C.J.U.E. la compétence de connaître des litiges relatifs à la réparation des dommages causés par les institutions de l’U.E. ou par ses agents dans l’exercice de leurs fonctions, en matière de responsabilité non contractuelle.
Les requérants allèguent qu’ils ont subi des dommages d’ordre matériel et moral lors de l’opération conjointe de retour menée par Frontex et la Grèce et soutiennent que les préjudices subis résultent du non-respect par Frontex des obligations lui incombant en vertu du règlement 2016/1624, de la Charte des droits fondamentaux, de la Stratégie technique et opérationnelle pour la gestion européenne intégrée des frontières, du code de conduite applicable à toutes les personnes participant aux activités opérationnelles de Frontex, et d’autres instruments pertinents. Les requérants demandent une indemnisation pour le préjudice résultant de ce manquement de Frontex.
Les requérants demandent au Tribunal de :
« - Constater le comportement répréhensible de Frontex à leur égard ;
- Condamner Frontex à les indemniser de la somme de 96 212,55 euros au titre de leur préjudice matériel, majorée des intérêts dus à la date du paiement, et de la somme de 40 000 euros au titre de leur préjudice moral, majorée des intérêts dus à la date du paiement » (§ 17).
2. Raisonnement et arrêt du Tribunal
Sur le fond, évoquant la jurisprudence constante, le Tribunal réitère que trois conditions doivent être réunies pour que la responsabilité extracontractuelle de Frontex soit engagée en vertu de l’article 340, 2e alinéa, du TFUE, à savoir l’illégalité du comportement reproché, la réalité du dommage et l’existence d’un lien de causalité entre le comportement allégué et le préjudice invoqué. Le Tribunal, se référant à la jurisprudence constante, souligne que ces trois conditions sont cumulatives de sorte que le recours doit être rejeté dans son ensemble lorsque l’une de ces conditions n’est pas remplie, sans qu’il soit nécessaire d’examiner les autres conditions (voy. §§ 52 et 53).
En l’occurrence, le Tribunal rejette le recours et déclare que :
« Frontex n’a de compétences ni en ce qui concerne l’appréciation du bien-fondé des décisions de retour ni en ce qui concerne les demandes de protection internationale, le lien de causalité direct allégué par les requérants entre le préjudice prétendument subi et le comportement reproché à Frontex ne peut pas être établi » (§ 66).
« Les requérants n’ont pas apporté la preuve d’un lien de causalité suffisamment direct entre le préjudice allégué et le comportement reproché à Frontex » (§ 71).
« Dès lors, compte tenu du caractère cumulatif des conditions d’engagement de la responsabilité non contractuelle des institutions, des organes et des organismes de l’Union […], le recours en indemnité doit être rejeté dans son intégralité, sans qu’il soit nécessaire d’examiner les autres conditions d’engagement de cette responsabilité » (§ 72).
B. Éclairage
Il est des procédures en justice qui suscitent un intérêt aussi très particulier en raison de leur capacité à impacter l’ordre juridique, à influencer les politiques migratoires et à poser les balises jurisprudentielles historiques. C’est le cas de l’affaire WS e.a. c. Frontex. Les faits de la cause, les conclusions des parties, et le contexte de l’affaire lui-même étaient susceptibles de conduire le Tribunal à se montrer non équivoque quant à la responsabilité de Frontex pour sa conduite préjudiciable en matière de droits humains mais aussi ordonner l’indemnisation de dommages subis pour les victimes.
1. La dénégation de la protection des droits des demandeurs d’asile : entre espoir et désillusion
Depuis plusieurs années, la responsabilité de Frontex du fait des violations de droits fondamentaux dans le cadre de ses opérations soulève des critiques pertinentes dans les arènes académiques, judiciaires, juridiques, et politiques tant au sein de l’Union européenne qu’au niveau international. Carole Billet note que « la responsabilité de Frontex n’était pas au cœur des réflexions institutionnelles qui ont présidé à sa création ». Au regard de multiples critiques et face à la nécessité d’accroître les pouvoirs de Frontex, l’acte constitutif de cette agence a connu plusieurs refontes. Jadis dénommée « Agence européenne pour la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l’Union européenne », l’Agence est transformée en Corps européen de garde-frontières et de garde-côtes en vertu du règlement 2016/1624. La responsabilité politique, la responsabilité pénale, et la responsabilité civile contractuelle et non contractuelle de Frontex sont définies et renforcées dans le règlement 2016/1624. Cependant, la responsabilité non contractuelle en cas de violations de droits fondamentaux reste l’objet de nombreuses critiques.
D’aucuns ont espéré que l’affaire WS e.a. c. Frontex clarifierait – enfin – l’énigme de l’imputabilité de violations de droits fondamentaux à Frontex. In fine, ces attentes sont déçues puisque l’arrêt n’examine pas substantiellement le comportement illicite allégué, en violation de ses obligations en matière de protection des droits fondamentaux.
Les requérants soutiennent que le comportement de Frontex était illégal, « pendant et après l’opération de retour ». Ils soutiennent que :
« [S]i Frontex n’avait pas violé ses obligations en matière de protection des droits fondamentaux dans le cadre des opérations conjointes […] ils n’auraient pas été illégalement refoulés vers la Turquie et auraient obtenu la protection internationale à laquelle ils avaient droit, compte tenu de leur nationalité syrienne et de la situation en Syrie à l’époque des faits » (§ 57).
Le comportement de Frontex leur a causé un dommage réel et certain :
- D’ordre matériel et moral, « [c]omposé du coût de la location d’une maison à Saruj ainsi que du coût d’achat de meubles, des dépenses engagées pour leur fuite en Irak, du coût des loyers payés en Irak, des dépenses en électricité pour leur habitation en Irak, des frais de scolarité des enfants en Irak, des frais de subsistance en Irak et, du coût de l’aide juridique d’accompagnement pour leurs plaintes contre Frontex » (§ 58).
- D’ordre moral, « consistant, d’une part, en un sentiment d’angoisse, en particulier chez les enfants, provoqué par le vol de retour vers la Turquie, en raison de leur séparation durant celui-ci, de l’interdiction de parler et de la présence d’officiers d’escorte en uniforme et d’officiers de police et, d’autre part, en un sentiment de peur et de souffrance, lié à un voyage extrêmement difficile et périlleux dans les montagnes enneigées vers l’Irak en raison de la crainte d’être renvoyés en Syrie par les autorités turques » (§ 59).
Nonobstant la gravité de ces faits allégués par les requérants, le Tribunal étouffe tout examen de la conduite de Frontex et se limite uniquement à une évaluation du lien de causalité entre le comportement de Frontex et la réalité du dommage. Pourtant, le principe de non-refoulement, le droit d’asile, l’interdiction des expulsions collectives, les droits de l’enfant, l’interdiction des traitements dégradants, le droit à une bonne administration et à un recours effectif étaient violés, y compris par Frontex au détriment des requérants. Gareth Davies soutient que la juridiction « voudrait peut-être garder à l’esprit que si la vie et l’avenir des êtres humains sont les questions les plus importantes en jeu, la crédibilité et la légitimité du système européen sont également en jeu ». À la lumière de cette posture du Tribunal, il ressort la carence d’une méthode opérante pour faire respecter les droits fondamentaux garantis à bien d’égards dans le règlement 2016/1624 relatif au corps européen de garde-frontières et de garde-côtes. L’arrêt commenté démontre que les mécanismes de recours sont insuffisamment efficaces lorsque la responsabilité non contractuelle de Frontex est avérée, ce qui laisse les victimes de violations des droits de l’homme sans l’accès à une réparation effective. Par ailleurs, les obligations de Frontex en matière de droits fondamentaux et leur portée s’avèrent ainsi illusoires.
2. L’incertaine responsabilité civile de Frontex versus la responsabilité partagée : des notions truffées d’obscurité ?
Dans l’exercice de ses fonctions, Frontex est critiquée pour le traitement envers des migrants, pour sa participation aux opérations de refoulement, et d’autres violations du droit d’asile. De jure, la responsabilité non contractuelle de Frontex, à l’époque des faits, était prévue à l’article 60, alinéa 3, du règlement 2016/1624 qui dispose qu’« [e]n matière de responsabilité extracontractuelle, l’Agence répare, conformément aux principes généraux communs aux droits des États membres, les dommages causés par ses services ou par ses agents dans l’exercice de leurs fonctions ». Il ressort de l’affaire commentée que, de facto, l’effectivité de la réparation des préjudices causés par Frontex sur le fondement de sa responsabilité non contractuelle pose une profonde difficulté, surtout au regard de la complexité de lui imputer un comportement illégal lors d’une opération conjointement menée avec un État. Ninon Forster soutient que la responsabilité civile de Frontex « découlerait de ce qu’il serait, sinon impossible, tout au moins excessivement difficile, de réunir les conditions nécessaires à son engagement ». Dans l’arrêt commenté, se référant à sa jurisprudence constante (§§ 52 et 53), le Tribunal rappelle que l’engagement de la responsabilité civile de Frontex pour comportement illicite doit répondre à trois conditions cumulatives, à savoir « l’illégalité du comportement reproché, la réalité du dommage, l’existence d’un lien de causalité entre le comportement allégué et le préjudice invoqué ». Cependant, réunir ces trois conditions cumulatives nécessaires pour établir la responsabilité civile de Frontex pour un comportement illicite peut être un processus complexe. Dans de nombreux cas, établir un lien de causalité solide est essentiel pour attribuer la responsabilité.
Au demeurant, dans l’affaire commentée, il y avait lieu que le Tribunal établisse la responsabilité civile de Frontex en mettant en évidence deux phases distinctes ; tout d’abord, les décisions de retour prises par la Grèce, ensuite l’exécution de ces décisions par Frontex. Dans leurs moyens, les requérants pointent la responsabilité civile de Frontex pour l’exécution des décisions sus-invoquées, en violation des obligations incombant à Frontex en matière de protection des droits fondamentaux. Dans l’affaire commentée, le Tribunal choisit une approche politique qui élude Frontex de sa responsabilité en s’accrochant à un « faux » fait générateur de responsabilité civile. Dans son raisonnement (voy. §§ 66, 71 et 72), le Tribunal soutient que « Frontex n’a de compétences ni en ce qui concerne l’appréciation du bien-fondé des décisions de retour ni en ce qui concerne les demandes de protection internationale […] les requérants n’ont pas apporté la preuve d’un lien de causalité suffisamment direct entre le préjudice allégué et le comportement reproché à Frontex ». Il convient de mentionner que les requérants avaient déposé une plainte tout à fait différente contre la Grèce devant la Cour européenne des droits de l’homme pour s’attaquer au refus de la protection internationale (§ 6 de l’arrêt commenté).
La compétence de Frontex dans le cadre de l’exécution des décisions prises par l’État et dans le cadre des opérations de retour a une portée qui impliquerait sa responsabilité civile. En effet, en vertu de l’article 28, alinéa 1er, du règlement 2016/1624, Frontex « fournit l’assistance nécessaire et, à la demande d’un ou plusieurs États membres participants, assure la coordination ou l’organisation d’opérations de retour, y compris par l’affrètement d’avions aux fins de telles opérations. L’Agence peut, de sa propre initiative, proposer aux États membres de coordonner ou d’organiser des opérations de retour ». Le Tribunal aurait dû établir le lien de causalité non pas avec le refus de la protection international mais avec « la coordination » des opérations de retour car cette fonction de « coordination » implique des obligations et des responsabilités. L’alinéa 3 de l’article précité raffermit en disposant que « les États membres participants et Frontex veillent à ce que le respect des droits fondamentaux, le principe de non-refoulement et l’utilisation proportionnée de moyens de contrainte soient garantis pendant toute l’opération de retour ». Par ailleurs, dans l’arrêt commenté, Frontex n’a pas veillé comme tel ; bien au contraire, Frontex a procédé au refoulement des requérants vers la Turquie qui n’est pas considérée comme « un pays tiers sûr » car les demandeurs d’asile n’y peuvent effectivement demander une protection internationale. Dans son billet portant sur « Protéger les Syriens en Turquie : une analyse juridique », Meltem Ineli-Ciger indique que la Turquie adopte des limitations géographiques substantielles à la définition de réfugié contenue dans la Convention relative aux réfugiés.
Toutefois, le Tribunal reconnaît implicitement la probable responsabilité de la Grèce, d’autant plus qu’il soutient que le refus de la protection internationale incombe à la Grèce et non à Frontex. Il y a ainsi une responsabilité partagée. Selon Joyce De Coninck, la responsabilité partagée suppose que « deux acteurs ou plus partagent à des degrés divers la responsabilité juridique de leurs contributions respectives (identiques ou différentes) à un préjudice unique (en matière de droits de l’homme) ». Dans l’arrêt commenté, cette responsabilité est partagée entre Frontex et la Grèce. Les questions de responsabilité partagée sont complexes en raison des nombreux acteurs impliqués, des lois et règlements internationaux et européens, ainsi que des circonstances spécifiques entourant les opérations de Frontex. Cette notion semble obscure en raison de sa nature complexe et sa constante évolution, mais elle est essentielle pour assurer la transparence, la responsabilité et la protection des droits fondamentaux dans le contexte des activités de Frontex.
Cependant, il est parfois complexe de démontrer un lien de causalité direct entre l’action présumée de Frontex et les conséquences, en particulier si d’autres facteurs ou plusieurs auteurs peuvent également avoir contribué aux résultats observés. En pareille circonstance, « l’attribution » et « le lien de causalité » sont deux approches juridiques importantes susceptibles de déterminer la responsabilité. Dans l’arrêt commenté, le Tribunal préfère le lien de causalité et évite l’attribution, qui du reste aurait pu aboutir à une décision différente. L’attribution se réfère au processus par lequel une action ou une conséquence est imputée à une personne, une entité ou une cause particulière, tandis que le lien de causalité se réfère à la relation de cause à effet entre un acte ou un événement (la cause) et ses conséquences ou ses résultats (l’effet). Concrètement, l’attribution détermine qui est responsable d’une action ou d’une violation spécifique des droits de l’homme. Pour déterminer l’attribution de la responsabilité à Frontex dans des violations des droits de l’homme dans l’arrêt commenté, il est nécessaire d’examiner ses actions. Cela inclut la coordination des opérations de refoulement des requérants vers la Turquie, en ce compris les faits allégués dans les paragraphes 58 et 59 de la décision sous examen. Ainsi, l’attribution de la responsabilité à Frontex est basée sur le fait que l’agence avait un degré de contrôle effectif et l’influence sur les actes qui ont entraîné les violations alléguées.
Si d’une part, les autorités de la République hellénique avaient l’obligation de ne pas refouler les requérants et d’examiner leur demande de protection internationale dans le strict respect de la directive « qualification » et de la directive « retour » et d’autres instruments pertinents, d’autre part, Frontex ne devrait pas violer le principe de non-refoulement et avait l’obligation de respecter les droits fondamentaux des demandeurs d’asile. Que ce soit dans le chef de la Grèce ou celui de Frontex, l’attribution permet d’identifier la partie qui doit assumer les conséquences juridiques d’une action spécifique bien déterminée.
C. Conclusion
Lorsque la responsabilité civile de Frontex est incertaine, les victimes de violations des droits de l’homme rencontrent des défis dans leur quête de réparation des dommages subis. Le principe de responsabilité partagée prévu à l’article 5 du règlement 2016/1624 revêt une lacune de clarté tant conceptuelle qu’opérationnelle qui embrume par conséquent le lien d’imputation lorsque les auteurs ayant causé le fait générateur d’un dommage se trouvent en concours. L’implémentation des mécanismes de réparation effective des dommages en cas de concours des auteurs (Frontex et État) s’avère une nécessité urgente dans un système d’administration partagée qu’est devenue la gestion des frontières extérieures communes.
Il existe certains mécanismes potentiels auxquels les victimes peuvent avoir recours pour rechercher une réparation effective, même en l’absence de clarté sur la responsabilité civile de Frontex ou de la responsabilité partagée. L’extension de notre analyse suggère deux mécanismes :
- Envisager une responsabilité in solidum, lorsqu’il existe un lien entre tous les auteurs des actes dommageables en vertu duquel les actes accomplis par l’un au sein du rapport de responsabilité sont opposables aux autres. Ainsi la responsabilité de Frontex ou de l’État peut être engagée et les victimes ont la marge de s’attaquer à l’un ou l’autre pour leurs actes répréhensibles qui ont causé un même préjudice. Toutefois, si l’un des auteurs indemnise la victime, il dispose toujours d’un recours contre le coauteur solidaire, en vertu d’une action récursoire, pour obtenir remboursement de ses débours.
- Envisager le contrôle effectif de l’attribution de comportements à Frontex pour garantir la responsabilité de l’agence et de ses agents, ainsi que pour garantir le respect des droits de l’homme et des normes légales. Les enquêtes indépendantes, la transparence et la coopération avec les autorités compétentes jouent un rôle central dans ce processus.
D. Pour aller plus loin
Lire l’arrêt : Trib. U.E., 6 septembre 2023, WS e.a. c. Frontex, aff. T‑600/21, EU:T:2023:492.
Législation :
- Convention de Genève relative au statut des réfugiés du 28 juillet 1951 ;
- Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ;
- Directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection (refonte) (directive qualification).
- Directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier (directive retour).
- Règlement (UE) 2016/1624 du Parlement européen et du Conseil du 14 septembre 2016 relatif au corps européen de garde-frontières et de garde-côtes.
Jurisprudence :
- C.J.U.E., 26 février 1986, Krohn c. Commission, aff. C-175/84, EU:C:1987:8.
Doctrine :
- Billet, C., « Quelle(s) responsabilité(s) pour l’agence Frontex ? », in P. Chaumette, Richesses et misères des océans : Conservation, Ressources et Frontières, GOMILEX, 2018 ;
- Davies, G., « The General Court finds Frontex not liable for helping with illegal pushbacks: it was just following orders », European Law Blog, 11 septembre 2023 ;
- De Coninck, J., « Shielding Frontex: On the EU General Court’s “WS and others v Frontex” », VerfBlog, 9 septembre 2023 ;
- Ineli-Ciger, M., « Protecting Syrians in Turkey : A Legal Analysis », I.J.R.L., vol. 29, no 4, décembre 2017, pp. 555–579 ;
- Ninon, F., « La querelle autour de la responsabilité civile de Frontex », EU Migration Law Blog, 26 novembre 2021 ;
- Partipilo, F.R., « The EU General Court’s judgment in the case of WS and Others v Frontex: human rights violations at EU external borders going unpunished », EU Law Analysis, 22 septembre 2023.
Rapports :
- Cour des comptes européenne, « Soutien de Frontex à la gestion des frontières extérieures : pas assez efficace jusqu’ici », Rapport spécial no 08/2021, juin 2021 ;
- CNCD, « Frontex : les droits humains en danger », note politique no 28, Justice migratoire, septembre 2021.
Pour citer cette note : I.B. Muhambya, « L’incertaine responsabilité civile de Frontex et la responsabilité partagée : la nécessité des mécanismes de réparation effective des dommages pour les victimes demandeurs d’asile », Cahiers de l’EDEM, octobre 2023.
Image : "Side builiding (address: 6 European Square) of the Warsaw Spire office office complex in Warsaw, seat of, inter alia, Frontex agency", by Adrian Grycuk - Own work, CC BY-SA 3.0 pl, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=49283327