Récit de vie – L’enfermement

Louvain-La-Neuve

Depuis mars 2023, les Cahiers proposent chaque mois le récit d’un des membres de l’EDEM et son projet de recherche. Ces récits partagés visent à montrer comment un projet émerge, évolue et interagit avec les autres et la société. Le projet est soutenu par UCLCulture. Les récits ont été recueillis au cours d’entretiens avec Béatrice Chapaux. Ces entretiens commencent par cette question : quelle est votre première expérience de migration ou quelle en est votre représentation et comment celle-ci a évolué depuis que vous avez rejoint l’équipe de recherche l’EDEM ? Les récits peuvent prendre la forme d’un texte écrit, d’un podcast ou d’une vidéo.

Quand vous nous avez accueillies à Tunis, vous nous avez dit : Tu es chez toi chez moi. Ma maison est la tienne, et nous savions que vous disiez vrai. Il ne s’agissait pas d’une formule de politesse, vos yeux guettaient nos attentes, vous vous assuriez que nous n’avions ni faim ni soif, que notre siège était le plus confortable. Vous nous conduisiez d’un lieu à l’autre en veillant à nous montrer le meilleur point de vue de la baie. Si nous vous proposions de ne pas faire tant, vous nous répondiez : Vous êtes nos invitées, l’hospitalité est une valeur qui se respecte, elle nous vient des coutumes ancestrales.

Vous nous avez parlé de la dette que vous aviez vis-à-vis de vos grands-mères. Vous nous les racontiez fières et orgueilleuses et vous invitant à l’être tout autant. Certaines d’entre vous souriaient de leur coquetterie, d’autres nous disaient que les leurs n’avaient jamais pensé à se farder. Nous les aimions plus encore ces femmes fortes et belles.

Vous nous avez raconté comment elles étaient entrées en résistance sous Bourguiba avec leurs frères ou leur mari qui défiaient le pouvoir et comment elles avaient pris goût à la liberté. Vous nous avez raconté comment elles s’étaient battues pour le respect de leurs droits, avaient gagné et ne laissaient pas aujourd’hui les hommes dire qu’elles leur devaient ce droit. Les luttes ne doivent jamais s’oublier, il faut les honorer comme nos morts. La vérité est la sœur de la liberté, quand on y a pris goût, jamais la soif ne s’éteint. Vous nous avez dit vos larmes quand vous entendiez la version des grands-mères si éloignée des officielles. Le 13 août 1966, pour la journée de la femme, Bourguiba a ôté le voile traditionnel porté en Tunisie, le sefseri, à plusieurs femmes, geste qui lui valut le soutien de nombre de mouvements féministes. Certaines d’entre vous nous ont indiqué considérer qu’en érigeant en symbole ce geste, il privait de reconnaissance les divers mouvements qui avaient œuvré en amont.

Vous ne parveniez pas à masquer des haussements de sourcils quand vous découvriez notre ignorance à propos de votre pays. Vous nous rappeliez connaître le nom de tous les présidents de la République français, les titres des films de François Truffaut et de la Nouvelle Vague et celui des rappeuses et des rappeurs européens qui vous enchantent aujourd’hui. Vous aviez de la curiosité pour l’autre côté de la rive, même si l’occupation coloniale avait plus que malmené la relation. Vous étiez surprises de découvrir qu’elle pouvait ne pas être identique. Votre pays a toujours été ouvert sur le monde, vous avez longtemps supposé cette ouverture commune à toutes les nations, vous n’aimez pas penser en discriminations.

Vous nous avez emmenées voir le regard franc des sirènes de la mosaïque romaine d’Ulysse, le héros grec. Celle-ci date du IIIe siècle, elle se trouve au musée national du Bardo, ce joyau du patrimoine tunisien qui vient de réouvrir. Vous nous avez rappelé qu’artistes, céramistes, artisans, circulent depuis que la mer est mer, qu’ils s’entraidaient et s’entraident au nom de l’art. Vous nous avez parlé du festival Dream City, de cités rêvées par les artistes. Grâce à vous, nous avons découvert ces sirènes qui ne sont pas alanguies, dont la marche n’est pas entravée. Ces sirènes ont un buste de femme auquel s’attachent des ailes et des pattes d’oiseaux L’une d’elles tient une double flûte, l’autre une lyre, la troisième dépourvue d’instrument est considérée comme la sirène chanteuse. Le roi d’Ithaque apparaît debout sur un bateau à deux voiles, les mains attachées au grand mât pour éviter de succomber au charme de la musique des sirènes. Ses compagnons ont les oreilles bouchées de cire comme le relate la légende qui a traversé les siècles. Vous nous avez rappelé que la Méditerranée a des légendes en commun, que chacune et chacun les interprète différemment. Vous nous avez rappelé que les goûts du beau et du voyage grandissent quand ils se partagent.

Vos grands-mères vous ont appris à marcher la tête haute, elles vous ont dit d’étudier parce que le savoir empêche l’obscurantisme. Vous avez été les premières de vos promotions. Quand est venu le temps d’opter pour des études supérieures, vous avez choisi celles qui permettraient de porter vos voix, telles les facultés de sciences politiques ou de sciences juridiques ou encore la mise en scène. Certaines d’entre vous voulaient atteindre les carrières auxquelles leurs mères n’avaient jamais pu accéder, d’autres voulaient simplement aller plus loin car le voyage est dans nos gènes. Vous avez postulé à tous les concours qui vous permettraient d’étudier à l’étranger. Vous le saviez, pour devenir vous-mêmes, il faudrait un temps vous arracher à votre rive, trouver un ailleurs où s’inventer. 

Quand les radicaux sont revenus et ont encouragé vos sœurs à porter le voile, vos grands-mères vous ont dit de ne pas vous en faire. Elles vous ont dit que la raison gagne toujours dans votre pays qui a été traversé par tant de révolutions. Elles vous ont rappelé que Dieu n’est qu’amour, qu’il aime les gens et que ces fous quitteraient d’eux-mêmes les lieux. Elles vous ont dit de continuer à vous engager, pour demain, pour le monde et vous leur avez obéi, tout en continuant à étudier.

Nombre d’entre vous ont été sélectionnées pour participer à des échanges interuniversitaires ou à des projets en Europe et aux États-Unis. D’autres n’ont pas eu cette occasion car elles n’ont pas eu accès à l’information. Celle-ci se transmet uniquement à son monde, à son milieu, la rétention est la règle, le principe permet de figer les strates de la société. L’une d’entre vous allait partir à Florence, une autre à Bruxelles, d’autres ailleurs encore. Vous n’aviez pas le temps de penser à votre valise ou à l’endroit où vous logeriez. Vous n’aviez qu’une seule urgence : obtenir un visa étudiant, laissez-passer indispensable.

Pour obtenir ce visa, parce que vous êtes Tunisiennes, vous avez dû commencer la procédure en ligne via le système TLS qui exige le dépôt de document absurde telles les attestations de comptes bancaires de vos parents alors que vous étiez majeures. 

Vous avez préparé des litres de café pour avoir la patience d’attendre, le courage de composer deux cents fois le numéro. Quand vous vous découragiez, vous vous souveniez de celles et ceux qui pleuraient encore l’absence de réponse, qui pleuraient de n’avoir pas pu accéder à la formation tant attendue car elles n’avaient même pas pu introduire leur demande de visa. Certaines d’entre vous ont pensé que la gestion de ces jours d’attente leur donnait une compétence supplémentaire, qu’elles pourraient en parler si elles travaillaient un jour dans les ressources humaines, d’autres ont sombré dans la folie ou tout à côté.

Quand vous avez obtenu ce rendez-vous, vous avez obtenu la liste des documents à fournir et surtout ceux qu’il serait impossible de fournir. La durée de votre séjour impliquait l’équivalent de 95 euros par jour, mais ce transfert n’est pas autorisé en vertu de la législation[1] qui interdit le transfert vers l’étranger d’un montant de plus de 6 000 dinars, soit l’équivalent de 1 770 euros par an.

Cette disposition est censée lutter contre la corruption. Personne n’est dupe. Les montages de sociétés étrangères se soucient peu d’une telle interdiction. Vous avez alors étudié les solutions alternatives proposées par les législations des pays que vous alliez rejoindre. La législation belge prévoit par exemple la possibilité d’une attestation de prise en charge. La personne qui accepte de la compléter devra faire état d’un revenu démontrant qu’elle est en mesure de faire face à tous vos frais de séjour. L’administration imaginant inévitablement le pire, ceux-ci doivent être élevés. La candidate devra introduire un dossier à la commune, l’administration vérifiera ses propos. Le processus peut être très long.

La plupart d’entre vous ont franchi toutes ces étapes et ont eu droit à ce que vous appelez l’interrogatoire. Les rumeurs les plus extravagantes circulent à son propos. Même si vous doutiez de leur véracité, vous ne résistiez pas et vous les écoutiez. Certaines, avec le sentiment de se trahir, ont supprimé des réseaux sociaux toutes les mentions de soutien à leurs frères palestiniens. Ensuite est venu le long temps de l’attente. Si long que la formation commençait et vous n’aviez toujours pas reçu de nouvelles.

Certaines ont eu la surprise de ne pas recevoir le visa demandé, mais un visa court séjour, elles l’ont évidemment immédiatement fait remarquer, pensant une erreur. Le préposé fut limpide : Sois déjà heureuse, c’est tout ce que tu auras. Quelques-unes sont parties avec ce visa touristique de quelques mois alors qu’elles partaient étudier un an. Elles ont pensé qu’elles pourraient régulariser la situation sur place. Ce fut bien plus long et pénible qu’elles ne l’avaient envisagé. Elles avaient de surcroît omis les difficultés inhérentes à l’absence de visa étudiant. Il constitue un passe-droit pour accéder au logement étudiant.

Vous avez le plus souvent choisi de ne pas vous décourager. À maintes reprises, vous avez expliqué votre situation, montré les documents l’attestant. Vous avez souvent rencontré de l’exaspération, parfois de la compassion et très rarement vous avez retrouvé les droits supposés vôtres.

L’une d’entre vous est ainsi momentanément entrée au couvent, des sœurs qu’elles qualifient encore d’adorables l’ont accueillie. Elle tenta de régulariser son séjour et en même temps de suivre les cours sans y être inscrite car elle n’avait pas de droit de séjour. Les autres résidents, solidaires de ses déboires, cuisinaient des plats à son attention. Chaque soir en rentrant, elle dégustait des saveurs différentes, indiennes, pakistanaises… Les sœurs avaient le cœur plus généreux que les administrations, elles ne se limitaient pas à accueillir les échouées de la Méditerranée. Elle a introduit des recours car personne ne répondait à ses courriers, a été exposer sa situation aux bureaux de l’Union européenne. Elle y a découvert un terme qui un temps lui a semblé magique : SOLVIT, la plateforme censée résoudre tous les problèmes. Très vite, elle a réalisé qu’elle n’en résolvait aucun, le fonctionnaire s’est borné, en toutes circonstances, à lui répéter cette phrase : L’université de votre pays d’origine demeure le point de contact pour connaître la réponse à votre question.

L’administration de son université refusait de libérer la bourse à laquelle elle avait droit car elle ne montrait pas la preuve d’inscription dans l’université dans laquelle elle étudiait. Parce qu’elle ne voulait pas abandonner, parce qu’elle savait avoir raison, elle allait aux cours, étudiait, pour passer ses examens.

Trois jours avant de passer son examen, elle avait reçu un appel téléphonique de son administration lui expliquant qu’elle devait prolonger son séjour au-delà du temps du visa pour avoir droit à sa bourse, car une bourse peut uniquement être délivrée si le séjour effectif a duré plus de 90 jours. Elle leur a répondu : Ce que vous me demandez est complètement illégal. Elle en est encore certaine, son interlocuteur le savait, raison pour laquelle la demande se faisait par téléphone. La conversation s’est rapidement interrompue. Faisant l’objet d’un ordre de quitter le territoire, elle a dû quitter le pays le soir après avoir passé son dernier examen, sans saluer ses condisciples et sans connaître ses résultats.

De retour au pays, un soir, elle a fait part de sa rage et de ses émotions sur les réseaux sociaux, ses publications ont fait du bruit. Sa situation a été inscrite à l’ordre du jour de la visite diplomatique de l’ambassadeur d’un des pays de l’UE. Des rencontres ont été organisées avec des officiels afin qu’elle expose sa situation. Il y eut divers mouvements de soutien au sein de sa fac. Un visa lui a été à nouveau délivré, à nouveau de court séjour, il n’allait pas jusqu’à la fin de l’année universitaire.

D’autres n’ont pas quitté le territoire au terme du visa de court séjour qu’elles avaient obtenu afin de poursuivre leurs études et sont devenues des sans-papiers. Elles n’ont pu disposer d’assurance maladie, n’ont parfois pas pu accéder aux soins dont elles avaient besoin. Les vulnérabilités sont devenues extrêmes. Leur psychisme était atteint, le repos comme l’étude n’étaient plus possibles, l’objet principal de leur séjour. Quelques-unes ont été refoulées du territoire où elles avaient été invitées.

Vous nous avez demandé de retrouver votre Méditerranée, qu’elle ne soit plus scindée, entre celle où les migrants se noient, celle qu’on ne peut quitter et l’autre bleu azur pour les touristes à qui on ne demande pas de visa. Vous demandez que la liberté d’y circuler soit égale. Vous vous nous avez dit l’horreur de voir développer dans votre pays, avec le soutien du gouvernement, les clichés relatifs aux migrants, ils sont identiques à ceux qui vous sont opposés quand vous vous rendez en Europe.

Un soir, vous nous avez emmenées loin de la Marsa, chez une de vos grands-mères qui avait préparé du poisson acheté chez son pêcheur dont elle nous a conté la détresse. Sa pêche s’amoindrissait de jour en jour. Préoccupée, elle a détaillé la diversité des pollutions en Méditerranée, le problème des eaux usées non traitées qui y sont déversées et qui entraînent une contamination chimique des eaux côtières. Cette femme outragée nous a demandé, quand nous rentrions chez nous, de dire la nécessité de mettre en œuvre des mesures de gestion intégrée des zones côtières, de renforcer la réglementation environnementale. L’Europe doit s’entendre pour sauver notre Méditerranée pas pour chasser les migrants. L’une d’entre vous a dit en aparté : C’est une vraie Méditerranéenne, elle ne pense pas qu’aux humains, elle n’oublie pas les poissons.

Vous nous avez rappelé l’identité de la Méditerranée à cheval sur plusieurs cultures, et la nécessité pour les connaître de quitter sa rive, d’aller vers celle de l’autre. Vous avez cité Fatima Mernissi, Si tu ne veux pas quitter le lieu où tu te trouves, c’est que tu es du côté des faibles. Vous voulez aller découvrir ce qui se trouve de l’autre côté de cette mer, comme les Anciens le faisaient. L’Europe nous ôte cette liberté, elle nous enferme. Or il est impossible de réellement habiter un lieu si on ne peut le quitter.

Vos craintes de ne pouvoir continuer à voyager si vous parliez haut et fort sont chaque jour plus grandes. Vous évoquez régulièrement ce décret 54 censé combattre la cybercriminalité et qui, dans les faits, entrave la liberté d’expression et permet d’inculper toute personne qui remet en cause la politique du gouvernement. Vous craignez de figurer sur cette liste des interdits de quitter le territoire. Chaque jour, vous avez l’impression que l’étau se resserrait.

Nous vous avons dit : Si vous ne pouvez le dire, nous l’écrirons pour vous. C’était la moindre des choses. Nous vous souhaitons de découvrir l’autre côté de la rive comme vous nous avez permis de le découvrir. 

 

Pour citer cette note : « L’enfermement », Récit de vie recueilli par Béatrice Chapaux dans le cadre d’un projet Migrations et récits de vie financé par le Fonds de développement culturel d’UCLouvain Culture, mai 2024.

 

[1] Circulaire de la Banque centrale tunisienne pour les intermédiaires agréés, numéro 4 de l'année 2007, datée du 9 février 2007.

Publié le 31 mai 2024