C.C.E., 11 mars 2016, n° 163 942

Louvain-La-Neuve

Retrait du statut de réfugié : la fraude doit véritablement avoir porté sur les éléments constitutifs de la crainte.

Le CCE réforme la décision de retrait du statut de réfugié prise par le CGRA à l’encontre d’une ressortissante guinéenne – reconnue réfugiée sur la base d’un risque d’excision dans le chef de sa fille –  et justifiée par les contradictions et les incohérences entre ses déclarations et celles de son mari ayant introduit, ultérieurement, une demande d’asile. Le CCE estime que le CGRA n’a pas établi à suffisance le caractère frauduleux des déclarations de la requérante dès lors qu’il n’a pas démontré que la fraude a porté sur les éléments constitutifs de la crainte.

Loi du 15 décembre 1980, art. 57/6, al. 1er, 7° – Retrait du statut de réfugié – Ressortissante guinéenne – Crainte excision fille – Demande d’asile mari – Refus – Contradictions et incohérences – Déclarations frauduleuses – Situation personnelle – Impossibilité de protection contre l’excision en Guinée – Réformation.

A. Arrêt

La requérante est de nationalité guinéenne, d’origine peule et de confession musulmane. Elle a introduit une demande d’asile en janvier 2012 sur la base des activités politiques de son mari – militaire et militant UFDG (Union des forces démocratiques pour la Guinée) – et de la crainte que sa fille, née en Belgique, se fasse exciser par la famille de son mari, comme la tradition l’exige.

Le 18 janvier 2013, le CGRA a pris une décision de reconnaissance du statut de réfugié à l’égard de la requérante en raison de la crainte d’excision existant dans le chef de sa fille.

Le mari de la requérante a introduit une demande d’asile le 8 août 2013 ; la requérante a été entendue. Le CGRA a relevé des contradictions entre leurs déclarations concernant des éléments essentiels de leur récit d’asile, à savoir la profession du mari, la date de son arrestation et la durée de sa détention. Il déduit de ce constat que la requérante a tenté de tromper les autorités quant aux circonstances pour lesquelles elle a quitté son pays d’origine et quant à sa situation personnelle. Par ailleurs, le CGRA remet en cause la crainte invoquée par la requérante que sa fille soit victime d’une excision en cas de retour en Guinée, se basant à cet égard sur des élément concernant la situation personnelle, à savoir notamment le fait qu’elle n’explique pas en quoi elle ne pourrait pas créer les conditions nécessaires pour protéger sa fille de l’excision en cas d’un renvoi en Guinée, sur la déclaration de son mari suivant laquelle ils seraient en mesure de protéger leur fille en cas d’un retour en Guinée ainsi que sur les informations relatives aux MGF figurant dans le dossier administratif. Partant, le CGRA a conclu que le statut de réfugié avait été reconnu à la requérante sur la base de fausses déclarations qui ont été déterminantes dans la reconnaissance et a pris une décision de retrait du statut de réfugié en application de l’article 57/6, 7°, de la loi du 15 décembre 1980.

La requérante a introduit un recours contre cette décision devant le CCE. A titre préliminaire, celui-ci rappelle qu’eu égard à la gravité des conséquences du retrait du statut de réfugié, l’article 57/6, 7°, devait être interprété strictement, et viser les hypothèses où il est démontré que la fraude a porté sur les éléments constitutifs de la crainte. Autrement dit, la crainte doit être d’une nature telle qu’il peut être établi que le demandeur n’aurait pas été reconnu réfugié s’il n’y avait pas eu fraude. En l’espèce, le Conseil a considéré que les contradictions relatives aux problèmes politiques du mari de la requérante n’étaient pas en lien direct avec la question du risque d’excision de sa fille. Il a, en outre, estimé que compte tenu du caractère fluctuant des déclarations du mari de la requérante, il ne pouvait leur prêter foi, ce qui l’a par ailleurs amené à refuser toute protection (C.C.E., 11 mars 2016, n° 163 941). Enfin, il a jugé qu’au vu de la désinvolture et du désintérêt de ce dernier quant au risque d’excision de sa fille, il était venu en Belgique en vue de saboter le statut reconnu à la requérante et ainsi ramener sa fille en Guinée.

Par conséquent, le CCE a conclu que le CGRA n’avait pas établi à suffisance le caractère frauduleux des déclarations de la requérante quant à sa situation personnelle et à l’impossibilité de protection de sa fille contre l’excision en Guinée et a réformé la décision de retrait du statut de réfugié prise à l’encontre de la requérante, maintenant ainsi la qualité de réfugié octroyée.

B. Éclairage

La loi du 15 décembre 1980 envisage le retrait du statut de réfugié à l’article 55/3/1, § 2, 2°, nouveau, introduit par la loi du 10 août 2015 modifiant la loi du 15 décembre 1980. L’article 55/3/1 remplace l’article 57/6, 7°. Il dispose que le CGRA peut retirer le statut de réfugié « à l’étranger dont le statut a été reconnu sur la base de faits qu’il a présentés de manière altérée ou qu’il a dissimulés, de fausses déclarations ou de documents faux ou falsifiés qui ont été déterminants dans la reconnaissance du statut ou l’étranger dont le comportement personnel démontre ultérieurement l’absence de crainte de persécution dans son chef ». La loi autorise le retrait de la protection subsidiaire dans les mêmes termes, à l’article 55/5/1, § 2, 2°.

L’article 14, § 3, de la directive qualification prévoit la révocation du statut de réfugié s’il apparaît que le demandeur a altéré ou omis des faits, y compris l’utilisation de faux documents, qui « ont joué un rôle déterminant dans la décision d’octroyer le statut » ; l’article 19, § 3, consacre les mêmes motifs de révocation pour la protection subsidiaire.

L’UNHCR, dans une note sur l’annulation du statut de réfugié, apporte certaines précisions sur la manière d’évaluer la fraude du demandeur concernant les aspects centraux relatifs à son éligibilité au statut de réfugié, la fraude étant classée dans la catégorie reprenant les motifs d’annulation, qu’il distingue de la révocation et de la cessation. Il dispose qu’il ressort de la législation et de la jurisprudence des Etats que lorsque la fraude est considérée comme le motif d’annulation, il est systématiquement requis la présence des trois éléments suivants : des déclarations objectivement incorrectes du demandeur ; un lien de causalité entre ces déclarations et la détermination du statut de réfugié ; l’intention du demandeur d’induire en erreur (pt 20). Par « causalité », est entendu le fait que les fausses déclarations ou les dissimulations doivent porter sur des « pertinents » ou « essentiels », c’est-à-dire des éléments qui étaient clairement déterminants pour la reconnaissance. En pratique, les fausses déclarations concernent l’identité et/ou la nationalité du demandeur ainsi que les circonstances principales ayant déclenché sa fuite. Dans la mesure où de fausses déclarations concernant ces éléments sont importantes et posent question quant à la crédibilité générale d’une demande, elles sont en principe un facteur décisif dans la détermination du statut du demandeur (pt 22). L’UNHCR précise également que les autorités chargées de prendre la décision doivent être sensibles aux circonstances particulières qui entourent la demande d’asile lorsqu’il y a lieu d’établir s’il y a eu « intention de tromper ». En effet, les expériences traumatisantes, le temps écoulé ou l’intensité des évènements passés ont pour conséquent qu’un demandeur éprouve certaines difficultés à parler librement et à fournir un compte rendu factuel complet sans incohérences ou confusion. L’UNHCR estime dès lors que les omissions ou imprécisions mineures, les déclarations vagues ou incorrectes qui ne sont pas fondamentales ne doivent pas être utilisées comme des facteurs décisifs remettant en cause la crédibilité d’un demandeur, et encore moins être considérées comme suffisante pour établir une « intention de tromper », et souligne que l’annulation ne fait pas office de « punition » pour des déclarations incorrectes. La fraude pouvant également être manifestée par le recours à de faux documents, l’UNHCR dispose que les circonstances du cas doivent aussi être prises en considération dans l’évaluation dès lors que, bien souvent, les demandeurs d’asile ont besoin de faux documents pour quitter leur pays d’origine. Partant, il considère que l’utilisation de documents falsifiés ne rend pas en soi une demande frauduleuse et ne doit jamais entraîner automatiquement l’annulation du statut de réfugié, à condition que les véritables identité et nationalités du demandeur soient connues et aient formé le fondement de la décision de reconnaissance (pt 23).

La position constante du CCE quant à l’interprétation stricte des conditions qui encadrent le retrait du statut de réfugié, qu’il rappelle et dont il fait application dans la décision commentée, concorde tant avec le prescrit de la directive qualification qu’avec la note de l’UNHCR. La fraude doit véritablement avoir porté sur les éléments constitutifs de la crainte, c’est-à-dire avoir une nature telle qu’il peut être établi que le demandeur n’aurait pas été reconnu réfugié s’il n’y avait pas eu recours.

Ainsi, comme en l’espèce, dans une décision relative à une requérante burundaise, trois juges du CCE ont estimé que les incohérences entre sa version et la version donnée par son fils lors de sa propre demande d’asile introduite quelques années plus tard ne suffisaient pas :

« Le fait que le fils expose des motivations autrement plus personnelles ne permet pas de considérer le récit de la requérante comme comportant des propos dissimulés ou altérés d’une nature telle qu’ils remettent en question le statut alloué. La lecture des rapports d’audition, en effet, ne démontre rien d’autre que la requérante, lorsqu’elle s’explique sur les circonstances de l’engagement de son mari et de son fils, procède à une interprétation personnelle compte tenu des éléments dont elle dispose. En ce sens, le Conseil estime qu’on ne peut y voir une quelconque altération ou dissimulation. » (C.C.E., 20 octobre 2010, n° 50 015, pt. 5.7. Dans le même sens, voy. C.C.E., 20 octobre 2010, n° 50 016, pts 4.1 à 4.7, au sujet des incohérences entre le récit du requérant russe d’origine tchétchène et celui de sa mère lors de sa propre demande d’asile).

En outre, dans un arrêt récent traitant également du risque de mutilation de la fille de la requérante en cas de renvoi vers la Guinée, le CCE a considéré que :

« la seule affirmation par le mari de la requérante qu’il serait en mesure de protéger S.B.B. contre la pratique de l’excision ne suffit pas, au regard des circonstances propres à l’espèce et des informations figurant au dossier administratif sur cette question, à porter atteinte au bien-fondé de la crainte à l’appui de la demande d’asile de la requérante de ne pas être en mesure d’empêcher cette excision en cas de retour dans son pays. D’une part, le Conseil constate à la lecture de la documentation figurant au dossier administratif, que le taux de prévalence des mutilations génitales féminines en Guinée était de 96 % en 2005 et qu’aucune des parties ne fournit d’informations récentes attestant que cette pratique aurait récemment connu une régression sensible. D’autre part, la partie requérante dépose des informations invitant à nuancer l’argumentation de la partie défenderesse selon laquelle « de plus en plus de parents, surtout en milieu urbain et parmi les intellectuels, ne veulent plus que leur fille soit excisée et créent les conditions nécessaires pour la protéger jusqu’à sa majorité. » La partie requérante rappelle à cet égard à juste titre que la requérante elle-même a subi une excision, que les trois filles aînées des requérants ont également été excisées et qu’il résulte de leurs dépositions qu’ils ne sont pas parvenus à empêcher l’excision de leur troisième fille en 2006. Enfin, à l’instar de la partie requérante, le Conseil n’aperçoit pas comment les requérants pourraient assurer une protection effective à leur plus jeune fille jusqu’à sa majorité en cas de retour dans leur pays, compte tenu de leur faible degré d’instruction, de leur environnement familial favorable à l’excision et de leur obligation d’exercer une activité professionnelle en dehors de leur domicile afin de subvenir aux besoins des membres de leur famille. Au vu de l’ensemble de ces éléments, le Conseil estime que la crainte exprimée par les requérants de voir leur plus jeune fille excisée en cas de retour en Guinée demeure fondée, en dépit de la volonté exprimée à cet égard par le requérant de la protéger contre cette pratique.

Par ailleurs, le Conseil n’aperçoit pas en quoi les éventuelles altérations de la réalité apparaissant dans le récit initial, par la requérante, des circonstances de l’excision de ses trois plus grandes filles, ou de la disparition de son mari ou encore des poursuites qu’elle dit avoir subies pour des raisons politiques seraient de nature à justifier une analyse différente.» (C.C.E., 30 mars 2016, n° 164 890, pts 4.4 et 4.5. Dans le même sens, voy. C.C.E., 29 mars 2016, n° 165 025, pts 3.1 à 3.9,  concernant les démarches qu’aurait entreprises le requérant de nationalité russe auprès des autorités russes et des documents qu’il aurait obtenus auprès de ces dernières)

En revanche, toujours dans le même contexte, le CCE a estimé que :

« la décision visant la requérante lui retire la qualité de réfugié après avoir rappelé que cette qualité lui avait été reconnue le 9 juin 2011 au motif qu’elle avait fui une situation de persécutions du fait des activités politiques de son mari, et au motif qu’il existait un risque de mutilation génitale féminine dans le chef de leur fille en cas de retour en Guinée, à cause de sa belle-mère et suite à la disparition de son époux. Les considérations qui précèdent suffisent à démontrer que de telles affirmations étaient dénuées de fondement et procédaient d’une présentation significativement altérée, voire mensongère, de la réalité, qu’il s’agisse des antécédents politiques de son mari (prétendument disparu dans le cadre d’événements du 28 septembre 2009 auxquels il n’a manifestement pas participé) ou qu’il s’agisse de la situation d’isolement familial alléguée face aux menaces d’excision de sa belle-mère (son époux est à ses côtés pour la soutenir face à leur (belle-) mère, laquelle n’a par ailleurs jamais fait exciser ses propres filles, contrairement à ce que la requérante a soutenu lors de sa demande d’asile).

Il y a dès lors lieu de conclure que la qualité de réfugiée reconnue à la requérante le 9 juin 2011 doit lui être retirée. » (C.C.E., 28 octobre 2015, n° 155 559 pt 6.3.3.2. Dans le même sens, voy. C.C.E., 11 mars 2016, n° 163 912 pt 5.5.2)

Seule une fraude portant sur des éléments ayant réellement été déterminants dans l’appréciation d’une demande d’asile peut donc être de nature à remettre en cause le statut de réfugié. Si la jurisprudence du CCE semble claire et constante, son application peut toutefois poser question dans le sens où il est parfois difficile de déterminer quels sont les éléments qui ont justifié la reconnaissance du statut. En effet, si le CGRA motive les décisions refusant de reconnaître le statut, il indique rarement les motifs qui l’ont amené à la reconnaissance. Les conséquences de cette pratique apparaissent dans une décision prise par la CPRR (N. Marquet, « La cessation et le retrait du statut de réfugié », J.T., 2000/39, n° 5989, pp. 804-805). En l’espèce, le CGRA avait motivé le retrait du statut de la requérante par la découverte des contradictions émaillant son récit et celui de son époux, arrivé ultérieurement en Belgique. En raison de ces contradictions, sa propre demande d’asile avait été rejetée tant par le CGRA que par la CPRR. Le CGRA en avait conclu que la requérante, « reconnue réfugiée en raison des poursuites et arrestations, qui selon elle aurait été subies par son mari resté au Congo », avait fait de fausses déclarations et, partant, avait fait application de l’article 57/6, al. 1er, 2bis de la loi organique. Saisie d’un recours à l’encontre de cette décision, la CPRR a constaté que :

« en l’absence de toute motivation formelle, la décision prise le 12 mars 1998 par le commissaire général aux réfugiés et aux apatrides n’offre aucun élément d’ appréciation utile; que malgré cette carence, la décision entreprise soutient que la requérante s’est vue reconnaître la qualité de réfugiée en raison des poursuites et arrestations qui, selon elle, auraient été subies par son mari resté au Congo; que ce faisant le commissaire [...] effectue dans le cadre de sa compétence de retrait de la qualité de réfugié une reconstruction a posteriori des motifs qui ont fondé sa décision originelle; qu’un tel exercice qui vise en fin de compte à pallier l’ absence de motivation formelle de l’ acte administratif par lequel le commissaire a reconnu la qualité de réfugiée à la requérante, doit être accompli avec la plus grande prudence; qu’ il ressort des éléments soumis à l’ appréciation de la commission que les contradictions et incohérences relevées entre les déclarations de la requérante et celle de son mari permettent de mettre en doute plusieurs aspects du récit de ce dernier, mais ne suffisent pas à démontrer la fausseté des déclarations initiales de la requérante à son sujet. » (C.P.R.R., 26 septembre 2000, 00-588/F1038).

H.G.

C. Pour en savoir plus

Lire l’arrêt :

C.C.E., 11 mars 2016, n° 163 942.

Jurisprudence :

C.C.E., 11 mars 2016, n° 163 941.

Doctrine :

N. Marquet, « La cessation et le retrait du statut de réfugié », J.T., 2000/39, n° 5989, pp. 797-805 ;

UNHCR, Section du conseil juridique et de la politique de protection, Département de la protection internationale, « Note sur l’annulation du statut de réfugié », 22 novembre 2004.

Sur le refus, l’exclusion et le retrait de la protection internationale :

F. Bernard, « De nouvelles causes de refus, d’exclusion et de retrait de la protection internationale – La loi du 10 août 2015 "tendant à une meilleure prise en compte des menaces contre la société et la sécurité nationale" dans l’asile », R.D.E., 2015, n° 184, pp. 347-362 ;

S. Saroléa (dir.), L. Leboeuf, La réception du droit européen de l’asile en droit belge. La directive qualification, CeDIE, Louvain-la-Neuve, 2014, pp. 142-149

Pour citer cette note : H. Gribomont, « Retrait du statut de réfugié : la fraude doit véritablement avoir porté sur les éléments constitutifs de la crainte », Newsletter EDEM, mai 2016.

Publié le 09 juin 2017