C.C.E., arrêts n°157.161 du 26 novembre 2015 et n°162.162 du 16 février 2016

Louvain-La-Neuve

Le Conseil du contentieux des étrangers confirme le changement d’approche du C.G.R.A. en refusant aux demandeurs d’asile originaires de Bagdad le bénéfice de la protection subsidiaire.

Dans les deux arrêts commentés, le Conseil du contentieux des étrangers, tant dans sa section néerlandophone (arrêt n°157.161 du 26 novembre 2015) que francophone (arrêt n°162.162 du 16 février 2016), considère que la situation sécuritaire actuelle dans la ville de Bagdad n’atteint pas un niveau de violence aveugle telle qu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu’un civil renvoyé dans cette ville y courrait, du seul fait de sa présence, un risque réel de subir les atteintes graves visées à l’article 48/4, §2, c) de la loi du 15 décembre 1980.

Art. 15, c) de la Directive Qualification – Art. 48/4, §2, c) de la loi du 15 décembre 1980 – Protection subsidiaire – Atteintes graves – Menaces graves contre la vie ou la personne d'un civil en raison d'une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international – Situation sécuritaire à Bagdad (Irak) – Refus du statut de protection subsidiaire.

A. Les arrêts commentés

Les deux arrêts commentés concernent tous deux des demandes de protection internationale introduites en Belgique par des ressortissants irakiens de Bagdad.

Le premier (arrêt n°157.161 du 26 novembre 2015) est rendu par une chambre à trois juges de la section néerlandophone du Conseil du contentieux des étrangers (ci-après : C.C.E.) ; le second (arrêt n°162.162 du 16 février 2016) est rendu par une chambre à trois juge de la section francophone du Conseil. A quelques nuances près, ils vont tous deux dans le même sens.

Pour les besoins de ce bref commentaire, nous nous centrons uniquement sur l’analyse faite par le C.C.E. de la demande de protection subsidiaire introduite par les ressortissants irakiens de Bagdad, et nous ne nous arrêtons pas sur les motifs de refus de la qualité de réfugié, qui sont trop conjoncturels pour en tirer un quelconque enseignement.

Les deux décisions du C.G.R.A. ayant mené à l’introduction des recours en l’espèce sont toutes deux motivées de la même manière quant aux motifs du refus de protection subsidiaire. En substance, la motivation de ces décisions peut être résumée comme suit :

  1. Le C.G.R.A. reconnaît que la situation sécuritaire à Bagdad présente un caractère complexe, problématique et grave, mais rappelle que « plusieurs éléments objectifs doivent être pris en considération pour évaluer le risque réel visé dans l’article 48/4, §2, c) de la loi du 15 décembre 1980 », parmi lesquels figurent « le nombre de victimes civiles de la violence aveugle ; le nombre et l’intensité des incidents liés au conflit ; la nature des violences infligées, l’impact de ces violences sur la vie des civils, et la mesure dans laquelle ces violences forcent les civils à quitter leur pays ou, en l’espèce, leur région d’origine ».
  2. Les violences à Bagdad prennent la forme d’attentats, d’une part, et de brutalités, d’enlèvements et de meurtres, d’autre part.
  3. La plupart des attentats sont le fait de l’Etat islamique, et le C.G.R.A. reconnaît que les civils sont principalement visés par cette organisation terroriste. A cet égard, le C.G.R.A. reconnaît que la population chiite de Bagdad est particulièrement ciblée. Toutefois, le C.G.R.A. affirme que le nombre d’attentats en 2015 à Bagdad est moins élevé qu’en 2013, lors de la campagne « Breaking the Walls » menée par Al Qaida. Le C.G.R.A. déduit des sources d’informations objectives en sa possession que la nature, l’intensité et la fréquence des actions de l’Etat Islamique à Bagdad ont changé : des opérations militaires combinées avec des attentats suicide et des attaques de type guérilla n’auraient plus lieu, mais uniquement des attentats plus fréquents mais « moins meurtriers ». Il ne serait pas question, à Bagdad, de combats réguliers ou permanents entre l’Etat islamique et l’armée régulière.
  4. Bagdad n’est pas assiégée par l’Etat islamique.
  5. L’offensive menée en Irak par l’Etat islamique a suscité la mobilisation de milices chiites qui sont responsables de formes individuelles de violence du type enlèvements ou meurtres, dont les victimes sont le plus souvent sunnites.
  6. Si le C.G.R.A. reconnaît que les violences à Bagdad font des « centaines de morts et de blessés chaque mois », il souligne, dans le même temps, que la vie n’a pas déserté dans les lieux publics à Bagdad, que le nombre de victimes par rapport à la taille de la ville (7 millions d’habitants et 4555 km²) montre que celle-ci continue de fonctionner, que les autorités irakiennes ont toujours le contrôle sur Bagdad.
  7. Le C.G.R.A. se base enfin sur le « nombre relativement élevé de demandeurs d’asile qui demandent leur rapatriement vers Bagdad auprès de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) », élément qui permettrait d’être « considéré comme une indication que la situation à Bagdad n’est pas de nature à permettre d’affirmer (…) que toute personne originaire de la capitale court un risque d’être victime de violence aveugle ».

Cette motivation a été entièrement confirmée par le C.C.E., tant du côté néerlandophone que du côté francophone (avec toutefois une petite nuance pour la jurisprudence francophone, voy. infra).

C’est une chambre néerlandophone du C.C.E., composée de trois juges, qui a rendu le premier arrêt en la matière, le 26 novembre 2015 (arrêt n°157.161). En ce qui concerne l’analyse de la situation sécuritaire à Bagdad, le C.C.E., dans cet arrêt, cite in extenso les §§28, 32 à 40, 43 et 44 de l’arrêt Elgafaji c. Staatssecretaris van Justitie de la Cour de Justice de l’Union européenne (ci-après : C.J.U.E.) du 17 février 2009[1]. Le C.C.E. tire de cet arrêt que l’article 15, c) de la Directive Qualification offre une protection « in de uitzonderlijke situatie dat de mate van willekeurig geweld in het aan de gang zijnde gewapend conflict dermate hoog is dat zwaarwegende gronden bestaan om aan te nemen dat en burger die terugkeert naar het betrokken land of, in voorkomend geval, naar het betrokken gebied, louter door zijn aanwezigheid aldaar en reëel risico loopt op de in artikel 15, c) van de richtlijn bedoelde ernstige bedreiging » (3.7.2, p 11 de l’arrêt). Il tire également de l’arrêt Sufi et Elmi c. Royaume-Uni de la Cour européenne des droits de l’homme du 28 juin 2011 qu’une telle situation, au regard de la jurisprudence de la Cour quant à la portée de l’article 3 de la C.E.D.H., ne se présente que « in de meest extreme gevallen van veralgemeend geweld ».

Rappelant la définition de la notion de « conflit armé interne » telle qu’elle résulte de la jurisprudence Diakité[2] de la C.J.U.E., le C.C.E. considère que la situation de conflit en Irak relève bien de la notion de « conflit armé interne ».  Cependant, il affirme que le niveau de violence aveugle envers les civils n’est pas suffisamment haut que pour que l’on puisse considérer qu’il existe un risque réel d’une menace grave et individuelle sur la personne ou la vie des civils, dans le cadre de ce conflit armé interne. En d’autres termes, le C.C.E. considère que la situation sécuritaire à Bagdad ne présente pas un degré de violence aveugle si haut que l’on puisse considérer que tout civil renvoyé dans cette ville y courrait, du seul fait de sa présence, un risque réel de subir les atteintes graves visées à l’article 48/4, §2, c) de la loi du 15 décembre 1980.

Pour asseoir cette argumentation, le C.C.E. reprend entièrement à son compte le raisonnement tenu par le C.G.R.A. dans la décision attaquée. L’arrêt de la chambre néerlandophone du C.C.E. (arrêt n°157.161 du 26 novembre 2015) reprend également l’argument selon lequel l’augmentation du nombre de rapatriements volontaires de Bagdadis depuis la Belgique peut être vue comme une indication d’absence d’atteintes graves en cas de retour. Il faut saluer le fait que, contrairement à son jumeau néerlandophone, l’arrêt francophone rendu sur ce sujet le 16 février 2016 (arrêt n°162.162) refuse d’asseoir sa motivation sur l’augmentation du nombre de retours volontaires à Bagdad. Les praticiens du droit d’asile le savent bien : une telle augmentation du nombre de retours volontaires n’a rien à voir avec une amélioration de la situation sécuritaire à Bagdad, mais bien avec l’instauration par l’Office des étrangers et toute son administration de pratiques dissuasives et décourageantes pour les demandeurs d’asile irakiens en Belgique.

La motivation de l’arrêt néerlandophone se termine par une analyse de la pratique administrative et jurisprudentielle d’autres Etats membres de l’Union européenne quant à l’octroi de la protection subsidiaire aux ressortissants irakiens de Bagdad, et conclut que l’Autriche n’offre pas de protection subsidiaire aux Bagdadis ; que la Suède considère qu’il n’y a pas de conflit armée interne à Bagdad, si bien que l’article 15, c) de la Directive Procédure de s’applique pas ; que la Hongrie considère qu’il n’y a pas de menaces individuelles et systématiques contre les civils du seul fait de la violence à Bagdad ; que l’Allemagne, si elle octroie bien la protection subsidiaire aux ressortissants de la province de Bagdad, mène cependant une autre politique pour les ressortissants de la ville de Bagdad et impose la démonstration de l’existence d’un risque individuel ; et que la Finlande a décidé de geler temporairement la prise de décision pour les Irakiens, comme les Pays-Bas l’ont fait pour les seuls Bagdadis. L’arrêt constate en outre que le « Upper Tribunal » (Immigration and Asylum Chamber) du Royaume-Uni a également considéré qu’on ne pouvait parler pour Bagdad d’une situation rentrant dans le champ d’application de l’article 15, c) de la Directive Qualification.

Dans ce premier arrêt n°157.161 du 26 novembre 2015, le C.C.E. refuse donc l’octroi du statut de protection subsidiaire au requérant, originaire de Bagdad.

L’arrêt n°162.162 rendu le 16 février 2016 dernier par une chambre francophone à trois juges du C.C.E., s’il arrive au même résultat que son pendant néerlandophone, adopte une motivation quelque peu différente, outre la nuance déjà pointée plus haut concernant le refus de prise en compte de l’augmentation des retours volontaires à Bagdad pour asseoir un refus de protection subsidiaire pour les Bagdadis.

Davantage que l’arrêt néerlandophone commenté, l’arrêt francophone inscrit sa motivation au cœur de la question du lien entre l’interprétation par la CJUE de l’article 15, c) de la Directive Qualification et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative à l’article 3 de la C.E.D.H. en cas de renvoi d’un demandeur d’asile dans une région où la situation sécuritaire est préoccupante.

Partant du constat qu’aucune des parties ne conteste le fait que l’Irak connaît actuellement une situation de conflit armé et que, dans le cadre de ce conflit, Bagdad reste le théâtre de très nombreux attentats, attaques, enlèvements, et autres formes de violence frappant une nombre élevé de civils, le C.C.E centre sa motivation sur la question de savoir si l’on peut qualifier d’« aveugle » cette situation de violence.

Constatant que l’article 48/4, §2, c) de la loi du 15 décembre 1980 ne fournit aucune définition de la notion de « violence aveugle », la chambre francophone du C.C.E. ayant rendu l’arrêt commenté rappelle l’enseignement des arrêts Elgafaji et Diakité de la C.J.U.E. Elle rappelle également la « nécessaire compatibilité » de l’interprétation de l’article 15, c) de la Directive Qualification avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative à l’article 3 de la C.E.D.H., compatibilité imposée par la jurisprudence Elgafaji. Se référant aux arrêts NA[3] et Sufi et Elmi[4] de la Cour européenne des droits de l’homme, elle rappelle dans ce cadre que, si la Cour européenne des droits de l’homme n’a « jamais écarté la possibilité qu’une situation générale de violence dans un autre pays de destination puisse atteindre un niveau de gravité tel qu’e toute expulsion vers ce pays violerait nécessairement l’article 3 de la C.E.D.H. », une « telle interprétation ne serait adoptée que dans les cas extrêmes de violence généralisée, lorsque le risque réel de mauvais traitement existe du simple fait que l’individu serait exposé à cette violence en cas d’expulsion » (6.3.3.3., p. 12 de l’arrêt).

S’appuyant sur ces prémisses, le C.C.E. s’appuie sur la diminution de l’intensité des violences à Bagdad en 2015 (31 attentats contre 59 en 2014 et 48 en 2013), sur le fait que Bagdad n’est pas assiégée par l’Etat islamique ni le théâtre de combats réguliers et permanentes entre l’EI et l’armée régulière, et sur le fait que « [s]i le nombre de victimes civiles à Bagdad (…) reste certes très élevé – environ 300 morts et 700 blessés en moyenne par mois en 2015 - , il n’en demeure pas moins que les données chiffrées disponibles doivent être évaluées à l’échelle de cette ville et à la lumière de l’impact des violences sur le mode de vie de ces résidents » (6.3.4.1., p. 13 de l’arrêt).

Comme son jumeau néerlandophone, l’arrêt francophone commenté refuse au requérant, irakien originaire de Bagdad, le statut de protection subsidiaire..

B. Éclairage

Le commentaire de ces deux arrêts présente un double intérêt, pratique et théorique.

I.

L’intérêt du présent commentaire pour le praticien est de faire le point sur un sujet d’actualité brûlant en droit d’asile, à savoir la qualification de la situation sécuritaire Bagdad du point de vue de la protection subsidiaire. Les arrêts commentés fixent la jurisprudence du C.C.E. sur la question, jurisprudence qui avalise la lecture faite par le C.G.R.A. de la situation sécuritaire à Bagdad, singulièrement en minimisant le nombre de victimes civiles du conflit irakien à Bagdad et en ne tenant pas suffisamment compte du fait que les actes de violence commis par les milices chiites aggravent encore davantage une situation sécuritaire extrêmement complexe caractérisée par la présence de nombreuses parties au conflit (l’armée régulière irakienne, l’Etat islamique (EI), les milices chiites, …) qui n’ont ni les mêmes objectifs, ni les mêmes intérêts, ni les mêmes modes de nuisance.

On pourrait également arguer que cette jurisprudence entraîne une certaine confusion entre les notions de « conflit armé » et celle de « violence aveugle à l’encontre des civils ». En effet, les deux arrêts reconnaissent qu’il existe bien un conflit armé en Irak et à Bagdad, mais, pour asseoir leur argument selon lequel il n’existe pas de violence aveugle envers les civils, ils affirment tous les deux que Bagdad n’est pas assiégée par l’EI et n’est pas davantage le théâtre de combats réguliers ou permanents opposants l’EI à l’armée régulière irakienne. Outre qu’une telle affirmation met totalement de côté les nombreux actes de violence commis par les milices chiites à Bagdad, elle relève peut-être davantage de la qualification d’une situation en « conflit armé » que de celle de « violence aveugle contre les civils », notion qui n’est pas réductible à des situations de combats.

Quoiqu’il en soit, cette jurisprudence doit pouvoir continuer à être contestée devant le Conseil du contentieux des étrangers par l’apport de nouvelles sources d’informations objectives et par une lecture fidèle des sources d’informations se trouvant déjà dans les dossiers administratifs des demandeurs d’asile irakiens. Dans l’immédiat, le praticien sera bien inspiré de démontrer que le demandeur d’asile présente un profil particulier et individualisé ainsi que des éléments propres à sa situation personnelle pour que, conformément à l’arrêt Elgafaji (confirmé par Diakité sur ce point), le degré d’exigence sur la violence aveugle soit moins élevé. Selon cette jurisprudence, en effet, dans des cas exceptionnels, le niveau de violence aveugle est tellement élevé que la seule présence d’un demandeur dans le pays concerné ou, le cas échéant, dans la région concernée, entraine, pour ce dernier, un risque réel de subir des menaces graves et individuelles contre sa vie ou sa personne (Elgafaji, §43 ; Diakité, §30). Dans les autres cas, le principe suivant s’applique : « plus le demandeur est éventuellement apte à démontrer qu’il est affecté spécifiquement en raison d’éléments propres à sa situation personnelle, moins sera élevé le degré de violence aveugle requis pour qu’il puisse bénéficier de la protection subsidiaire » (Elgafaji, §39 ; Diakité, §31).

En outre, cette jurisprudence commentée du C.C.E. peut bien évidemment évoluer si la situation à Bagdad venait à s’aggraver dans les prochaines semaines ou les prochains mois.

II.

L’intérêt théorique des arrêts rendus par les chambres néerlandophone et francophone du C.C.E. relativement au refus d’octroi de protection subsidiaire aux demandeurs d’asile originaires de Bagdad tient au fait que ces décisions mettent en lumière les lacunes et carences de la jurisprudence européenne sur la question de la protection subsidiaire.

La C.J.U.E. n’a en effet pas donné aux autorités nationales d’orientations ni de critères spécifiques afin de les aider à évaluer le niveau de violence dans des situations concrètes. Certes, si depuis l’arrêt Diakité, « les autorités ne peuvent plus soutenir que l’existence d’un conflit armé tel que défini par le droit international humanitaire reste une condition nécessaire pour l’application du régime de la protection subsidiaire »[5], l’évaluation du degré de violence aveugle reste le critère central. Sur ce point, l’arrêt Diakité n’a pas précisé la jurisprudence Elgafaji, laissant les juridictions nationales décider avec une marge de manœuvre tellement grande qu’elle entraîne un double risque : d’abord, celui d’une contradiction entre les pratiques des différents Etats membres de l’Union européenne ; ensuite, comme en l’espèce, le risque d’une définition a minima des situations de violence aveugle envers les civils dans le cadre d’un conflit armé interne ou international pour asseoir une politique d’immigration dissuasive ou restrictive, jouant entre Etats européens la carte de la concurrence nivelée par le bas quant à la protection des droits fondamentaux.

Il serait souhaitable que la C.J.U.E. place des garde-fous à l’interprétation de la notion de « violence aveugle envers les civils » pour que les Etats membres respectent un standard plus élevé de protection. Cette nécessité est d’autant plus criante lorsque, comme en l’espèce, l’analyse faite par le C.G.R.A. et confirmée par le C.C.E est éminemment contestable sur la base-même des informations objectives utilisées par ces mêmes instances. En effet, tant la position du HCR (« UNHCR Position on Returns to Iraq » d’octobre 2014[6]) que le COI Focus Irak (document rédigé par le centre d’études du C.G.R.A. compilant plusieurs sources relatives à la situation sécuritaire à Bagdad, daté du 5 octobre 2015 et intitulé « De actuele veiligheidssituatie in Bagdad »), les deux sources principales sur lesquelles se basent les instances belges d’asile pour refuser la protection subsidiaire aux ressortissants de Bagdad, mettent en évidence les faits suivants :

  • l’existence-même d’un conflit armé à Bagdad n’est pas mise en cause ;
  • l’existence de combats violents, d’attentats, de meurtres, d’enlèvements, … n’est pas mise en doute ;
  • il n’est pas mis en doute non plus que les civils sont les premières victimes de cette violence ;
  • les sources d’informations objectives mettent en évidence le fait que la violence exercée envers les populations civiles concerne tous les quartiers de la ville de Bagdad, en dehors de la zone internationale.

Ce commentaire n’est pas le lieu d’une analyse approfondie de la situation sécuritaire à Bagdad, mais de nombreuses sources d’informations objectives contredisent les chiffres du C.G.R.A. et montrent que de nombreux civils restent massivement touchés, à Bagdad, par cette situation de violence[7].

Une clarification par la juridiction de Luxembourg de la notion de « violence aveugle » serait bienvenue d’une part dans un souci de sécurité juridique, et d’autre part pour que les demandeurs d’asile, singulièrement les Irakiens de Bagdad, puissent comprendre sur quels critères précis les instances d’asile des Etats membres peuvent se baser pour considérer que, alors que la situation de violence à Bagdad est mise en évidence par de nombreuses sources d’information, le seuil n’est pas atteint pour que l’on puisse considérer qu’il s’agisse d’une « violence aveugle ». La jurisprudence commentée du C.C.E. par rapport aux Irakiens de Bagdad sera peut-être l’occasion d’une nouvelle question préjudicielle à la C.J.U.E. à ce sujet.

Outre la C.J.U.E., il faut également se tourner vers la Cour européenne des droits de l’homme, qui pourrait également avoir son mot à dire dans le débat. En effet, dans son arrêt Sufi et Elmi c/ Royaume-Uni du 28 novembre 2011, la Cour a affirmé que, s’il n’était pas opportun qu’elle se prononce sur le champ d’application de l’article 15, c ) de la Directive Qualification, au vu de sa juridiction limitée à l’interprétation de la C.E.D.H., il n’en demeurait pas moins qu’elle n’est pas persuadée que l’article 3 de la C.E.D.H, « as interpreted in NA, does not offer comparable protection to that afforded under the Directive » (§226).

Certes, la Cour européenne des droits de l’homme procède à une individualisation du risque de violation de l’article 3 de la C.E.D.H. et considère qu’une situation générale de violence n’entraîne pas en soi la violation de l’article 3 de la C.E.D.H. en cas de renvoi d’une personne dans son pays d’origine. Mais, dans son arrêt Sufi et Elmi, la Cour de Strasbourg avait jugé que la situation généralisée et étendue de la violence à Mogadiscio avait atteint un tel niveau extrême que chaque personne s’y trouvant encourait un danger sérieux de traitement inhumain. Elle était arrivée à cette conclusion en prenant en considération différents facteurs, tels que le grand nombre des victimes parmi les civils et les expatriés internes, ainsi que la nature du conflit en Somalie (§248 : « In reaching this conclusion the Court has had regard to the indiscriminate bombardments and military offensives carried out by all parties to the conflict, the unacceptable number of civilian casualties, the substantial number of persons displaced within and from the city, and the unpredictable and widespread nature of the conflict. »).

Jusque là, les jurisprudences de la C.J.U.E. et de la Cour européenne des droits de l’homme avancent dans le même sens.

Mais, dans la droite ligne des observations de Lilian Tsourdi[8], on peut remarquer que dans son arrêt Sufi et Elmi, la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas fondé son raisonnement uniquement sur un calcul mathématique du nombre de victimes civiles d’un conflit armé, et n’a pris en considération les chiffres objectifs que comme un élément parmi d’autres de son analyse. Elle a ouvert la porte à une argumentation également basée sur des principes inspirés du droit international humanitaire et du « human security paradigm ». Ce « human security paradigm suggests that the severity of armed conflict needs to be assessed in the context of broader social impacts, especially for sustainable living »[9] (nous soulignons). Comme l’explique Lilian Tsourdi, « [t]his perspective points to two possible metrics: first, the number of people displaced including both refugees and IDPs, and secondly, chronic state failure leading to the collapse of infrastructure and basic services », cette seconde unité de mesure du degré de violence étant aussi importante que la première car « there is a strong correlation between armed conflict, underdevelopment, and State failure »[10].

Même si la Cour de Strasbourg n’a pas explicitement cité le droit international humanitaire ou le human security paradigm dans le texte de son arrêt Sufi et Elmi, et même si cette approche a pu paraître quelque peu relativisée dans les arrêts ultérieurs SHH c. Royaume-Uni[11] et KAB c. Suède[12], on ne peut que l’encourager. En effet, à défaut pour la C.J.U.E., dans ses arrêts Elgafaji et Diakité, d’avoir donné des indications claires destinées à encadrer la notion de violence aveugle envers les civils, il apparaît nécessaire d’affiner l’analyse des situations de conflits armés dans lesquelles se pose la question de l’existence d’une telle violence en prenant en considération davantage de critères que les seuls chiffres des victimes ou le seul nombre d’attentats, et en intégrant des considérations dérivées du droit international humanitaire et du human security paradigm.

M.L.

C. Pour en savoir plus

Lire l’arrêt :

C.C.E., arrêt n°157.161 du 26 novembre 2015

C.C.E., arrêt n°162.162 du 16 février 2016

Jurisprudence :

C.J.U.E., Elgafaji c. Staatssecretaris van Justitie, 17 février 2009, aff. C-465/07

Cour eur. D.H., Sufi et Elmi c. Royaume-Uni, 28 juin 2011, n°11449/07.

C.J.U.E., arrêt Diakité c. Commissariat Général aux Réfugiés et aux Apatrides, 30 janvier 2014, aff. C 258/12.

Pour aller plus loin :

E. (L.) Tsourdi, « What Protection for Persons Fleeing Indiscriminate Violence ? The Impact of the European Courts on the EU Subsidiary Protection Regime », in Refugee from Inhumanity? War Refugees and International Humanitarian Law, D.J. Cantor et J.-F. Durieux (éd.), Bril Nijhoff, Leiden, Boston, 2014, pp. 270 à 294.

Pour citer cette note : M. Lys, « Le Conseil du contentieux des étrangers confirme le changement d’approche du C.G.R.A. en refusant aux demandeurs d’asile originaires de Bagdad le bénéfice de la protection subsidiaire », Newsletter EDEM, Février 2016.


[1] C.J.U.E., Elgafaji c. Staatssecretaris van Justitie, 17 février 2009, aff. C-465/07.

[2] C.J.U.E., Diakité c. Commissariat Général aux Réfugiés et aux Apatrides, 30 janvier 2014, aff. C 258/12.

[3] Cour eur. D.H., NA c. Royaume-Uni, 17 juillet 2008, n°25904/07.

[4] Cour eur. D.H., Sufi et Elmi c. Royaume-Uni, 28 juin 2011, n°11449/07.

[5] L. TSOURDI, « C.J.U.E., 30 janvier 2014, Aboubacar Diakité c. Commissaire général aux réfugiés et aux apatrides, C-285/12 : Une réponse suffisante aux lacunes laissées par l’arrêt Elgafaji ? » Newsletter EDEM, février 2014, p. 6.

[7] Pour plus d’informations, voy. entre autres : Bloomberg Business, Secretive Militia’s Challenge Risks Eroding Abadi Power in Iraq, 29 septembre 2015 ; N. Cigar, Iraq’s Shia Warlords and their militias : Political and Security Challenges and Options, Strategic Studies Institute, juin 2015; AOAV, Country Profile : Iraq ; Al ARABIYA NEWS, Clashes between Iraqi Kurds and Shiite fighters kill seven, 13 novembre 2015; J. Spyer (Centre for the New Middle East), Tehran’s Servants : Iraq’s Shia Militias Emerge as the Key Armed Force Facing Islamic Stat in Iraq, Octobre 2015; P.  Iddon, The menace of Shia Militia to Kurds and Iraq itself, 30 novembre 2015 ; S. Oakford (Vice News), Militias Fighting the Islamic State in Iraq Ara Accused of Terrorizing Civilians, 14 octobre 2014 ; Amnesty International, Absolute Impunity, Militia Rule in Iraq, octobre 2014; N. Parker (Reuters), Power failiure in Iraq as militias outgun state, 21 octobre 2015 ; UNICEF, Violence denies millions of children across Iras access to education, 30 octobre 2015.

[8] E. (L.) Tsourdi, « What Protection for Persons Fleeing Indiscriminate Violence ? The Impact of the European Courts on the EU Subsidiary Protection Regime », in Refugee from Inhumanity? War Refugees and International Humanitarian Law, D.J. Cantor et J.-F. Durieux (éd.), Bril Nijhoff, Leiden, Boston, 2014, pp. 291-293.

[9] H. Lambert et T. Farrell, « The Changing Character of Armed Conflict and the Implications for Refugee Protection Jurisprudence », 22 IJRL 237, pp. 260 à 263, cité par E. (L.) Tsourdi, op. cit., p. 292.

[10] E. (L.) Tsourdi, ibid.

[11] Cour eur. D.H., arrêt SHH c. Royaume-Uni du 29 janvier 2013.

[12] Cour eur. D.H., arrêt K.A.B. c. Suède du 17 février 2014, dans lequel elle analyse différemment la situation en Somalie vu l’évolution de la situation.

Publié le 09 juin 2017