Cour eur. D. H. (décision d’irrecevabilité), 15 avril 2014, N. & autres c. Royaume-Uni, req. n°16458/12

Louvain-La-Neuve

Les garanties du procès équitable visées à l’article 6 CEDH et le contentieux des étrangers.

La Cour européenne des droits de l’homme considère ne pas devoir examiner le grief fondé sur l’article 6 C.E.D.H., tiré de l’absence d’audition de la requérante lors de l’adoption d’une décision d’irrecevabilité de sa seconde demande d’asile, au motif qu’il correspond en substance à celui fondé sur l’article 13 C.E.D.H. conjugué à l’article 3 C.E.D.H. Ce dernier est jugé non défendable et la requête est déclarée irrecevable.

Art. 6 C.E.D.H – Nouvelle demande d’asile – Applicabilité de l’art. 6 C.E.D.H. – Sans objet – Applicabilité de l’article 13 C.E.D.H.

A. Décision d’irrecevabilité

La première requérante est de nationalité srilankaise, d’origine ethnique tamoule. La seconde requérante, également de nationalité srilankaise, est la mère de la première requérante et vit au Royaume-Uni avec son fils, le troisième requérant, de nationalité britannique.

Le recours introduit devant la Cour eur. D.H. fait suite à l’expulsion de la première requérante du Royaume-Uni vers le Sri Lanka le 28 septembre 2011 après que sa demande d’asile ait été rejetée par les autorités.

Elle avait introduit une demande d’asile le 27 avril 2009, au motif qu’elle craint d’être persécutée en cas de retour dans son pays d’origine en raison de ses opinions politiques et de son origine ethnique tamoule. Elle invoque notamment les persécutions passées qu’elle aurait subies. Elle soutient avoir été détenue et torturée par les autorités sri lankaises et être enregistrée comme sympathisante du groupuscule de libération du Sri Lanka « LTTE ». 

Le 20 janvier 2011, sa demande d’asile est rejetée pour défaut de crédibilité de son récit. Le juge d’appel confirme la décision négative.

Le 14 septembre 2011, l’administration l’informe que son expulsion est prévue le 28 septembre. Elle introduit le lendemain une nouvelle demande d’asile auprès du Secrétaire d’Etat britannique compétent en se fondant notamment sur son état de santé mentale en déclin et le fait que les violences sexuelles subies durant sa détention n’ont pas été prises en compte par les instances d’asile.

Le 23 septembre 2011, le Secrétaire d’État refuse de considérer sa demande comme une nouvelle demande d’asile. Le jour suivant, elle est examinée par un psychiatre indépendant masculin et donne plus de détails sur les violences sexuelles subies et ses envies de suicide.

Le 27 septembre 2011, sur la base du rapport psychiatrique et de nouvelles preuves relative à sa détention, la première requérante soumet en extrême urgence ces éléments au Secrétaire d’Etat afin de compléter sa nouvelle demande du 15 septembre 2011.

Le 28 septembre 2011, le Secrétaire d’État refuse de prendre en compte ces nouveaux éléments et un recours est introduit à l’encontre de cette décision devant la « High Court ». Aucune mesure ne fut prise pour suspendre son expulsion et le juge ne se prononce qu’après l’exécution de la mesure d’éloignement.

Plusieurs moyens sont invoqués devant la Cour eur. D.H. Ils sont tirés d’une violation des articles 2, 3, 6, 8, 13 et 14 C.E.D.H. Seuls les moyens tirés d’une violation des articles 6 et 13 C.E.D.H. sont analysés dans la présente contribution.

La première requérante invoque que l’absence d’audition quant à la recevabilité de sa seconde demande d’asile viole le droit à un procès équitable au sens de l’article 6 C.E.D.H. 

La Cour eur. D.H. estime qu’elle peut se limiter à examiner le dossier sous l’angle de l’article 13 C.E.D.H., après avoir relevé que le grief tiré de l’article 6 C.E.D.H. correspond en substance à celui tiré de l’article 13 C.E.D.H. : “the first applicant alleged that where a failed asylum seeker made a new claim with information which showed that there were serious grounds for believing there was a real risk that her expulsion would expose her to treatment contrary to Article 3, Article 6 required that she be allowed a hearing prior to her removal and Article 13 required that the refusal of the claim be accompanied by a remedy with automatic suspensive effect. It is clear that the applicant’s Article 6 complaint is, essentially, a reformulation of her complaint under Article 13 that the holding of a hearing only after her removal did not allow proper consideration of her Article 3 complaint”.

Afin de déterminer si l’article 13 C.E.D.H., lu en combinaison avec l’article 3 C.E.D.H., s’applique dans l’affaire qui lui est soumise, elle vérifie si les éléments nouveaux invoqués (le fait d’avoir été violée durant sa détention et le risque de suicide) pour appuyer le risque de violation de l’article 3, constituent « un grief défendable ».

Puisqu’elle a estimé, dans un premier temps, que le moyen tiré de la violation de l’article 3 était manifestement non fondé et donc irrecevable, elle rejette dès lors le moyen tiré de la violation de l’article 13 C.E.D.H. et prononce l’irrecevabilité de la requête.

B. Éclairage

On peut regretter que la Cour eur. D.H. n’examine pas le moyen tiré de la violation de l’article 6 C.E.D.H.  La question n’est pas que théorique dans le cas d’espèce parce que l’article 6 C.E.D.H. est un droit autonome, contrairement à l’article 13 C.E.D.H. qui est un droit accessoire, et parce que le moyen tiré de la violation de l’article 13 C.E.D.H. a été déclaré irrecevable à défaut de « grief défendable » invoqué à son appui.

La Cour eur. D.H. a été invitée à plusieurs reprises à se prononcer sur le champ d’application de l’article 6 C.E.D.H. en matière d’asile et immigration[1].

Pour rappel, l’article 6 C.E.D.H. consacre le droit d’accès à un tribunal indépendant et impartial à toute personne faisant l’objet d’une accusation en matière pénale ou d’une contestation de ses droits et obligations de nature civiles. Cet article garantit le droit de chacun à ce que « sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial établi par la loi »[2]

La Grande chambre de la Cour eur. D.H. a jugé à deux reprises[3] que l’article 6 C.E.D.H. ne s’applique pas aux cas d’expulsion car ce contentieux porte sur des droits politiques et ne concerne pas une contestation de droits et obligations à caractère civil ou une accusation en matière pénale.

En revanche, dans l’arrêt Ismoilov c. Russie[4], la Cour eur. D.H. examine si, dans les circonstances de l'espèce, les requérants étaient accusés d'une infraction, au sens de l'article 6, § 2, C.E.D.H. lorsque les décisions d'extradition ont été prises à leur encontre.[5] Elle conclut que l’article 6, § 2, C.E.D.H. s’applique après avoir observé que : « L’extradition des requérants a été ordonnée aux fins des poursuites pénales dirigées contre eux. Elle était donc tout à la fois la conséquence directe et le corollaire de l'enquête pénale en cours contre les intéressés en Ouzbékistan. La Cour considère donc qu'il y avait entre la procédure pénale menée en Ouzbékistan et la procédure d'extradition un lien étroit justifiant que la portée de l'article 6 § 2 s'étende à ladite procédure d'extradition. De surcroît, la formulation des décisions d'extradition montre à l'évidence que le procureur considérait que les requérants étaient « accusés d'une infraction », ce qui est suffisant en soi pour que s'applique l'article 6 § 2 de la Convention ».[6]

Dans l’arrêt commenté, juger que le moyen fondé sur l’article 6 C.E.D.H. n’était en réalité qu’une reformulation du moyen tiré de la violation de l’article 13 C.E.D.H. lu en combinaison avec l’article 3 C.E.D.H. nous parait réducteur. 

En effet, la première requérante considère que l’absence de débat devant un juge indépendant et impartial sur la qualification de la deuxième demande la prive d’un procès équitable. Elle expose dans sa requête qu’elle ne conteste pas que les décisions relatives à l’entrée, le séjour et l’expulsion des étrangers ne sont pas des décisions relatives à des droits et obligations à caractère civil, mais elle estime que lorsque l’Etat garantit un droit protégé par un contrôle judiciaire, il devrait être considéré comme un droit civil.[7]

Elle précise que la directive procédures[8] accorde le droit au demandeur d’asile débouté d’introduire une nouvelle demande d’asile si, à l’issue d’un examen préliminaire, il existe des nouveaux éléments qui augmentent significativement les chances du demandeur d’obtenir le statut de réfugié. En l’espèce, les éléments nouveaux sont les violences sexuelles subies durant la détention et la preuve de troubles psychologiques.

Il aurait été intéressant de connaître le point de vue de la Cour sur ce point. Si elle considère que le contentieux des étrangers ne se rapporte pas en général à une contestation de droits et obligations à caractère civil ou une accusation en matière pénale, dans Ismoilov c. Russie, elle n’arrête pas son raisonnement au fait que les requérants étrangers sont extradés mais examine si leur extradition n’est pas en lien avec une infraction pénale. Ici, et comme pour la plupart des demandeurs d’asile, sa requête s’appuie sur une atteinte à son intégrité physique et aux séquelles de celles-ci. Les droits liés au respect de l’intégrité physique ne devraient-ils pas être qualifiés de « civils » ?

Outre l’intérêt de la question dans l’affaire en cause, la Cour eur. D.H. devra clarifier à terme la question du champ d’application de l’article 6 C.E.D.H. en matière d’asile et immigration. En effet, l’adhésion de l’Union européenne à la C.E.D.H., voulue par le traité de Lisbonne, a pour but, entre autres, de mettre en cohérence les deux ordres juridiques afin d’éviter que ne se dessinent deux types de droits fondamentaux européens.[9] Or, l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (qui garantit le droit à une protection juridictionnelle effective) contient au moins les garanties de l’article 13 C.E.D.H. et de l’article 6 C.E.D.H., si l’on suit les conclusions de l’Avocat général dans l’arrêt Samba Diouf[10]. Cela signifierait que les garanties de l’article 6 C.E.D.H. s’appliquent en matière d’asile et immigration en droit de l’Union, puisque les droits garantis dans la Charte doivent être respectés par les Etats lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union[11].

Cette question a également été abordée par la Cour constitutionnelle belge. Là aussi, les droits européens précités pourraient faire évoluer l’approche qui a été retenue. La Cour constitutionnelle de Belgique, à l’époque Cour d’arbitrage, avait été amenée en 1997 à qualifier la nature du contentieux migratoire[12]. Selon qu’il traite de droits civils ou de droits politiques, il est soumis à l’article 144 ou à l’article 145 de la Constitution. Le premier prévoit une compétence exclusive des tribunaux de l’ordre judiciaire tandis que le second autorise que des exceptions soient prévues par le législateur. L’arrêt du 18 mars 1997 souligne que « lorsqu’une autorité étatique statue sur une demande de reconnaissance de la qualité de réfugié, avec les effets liés à cette décision en ce qui concerne l’admission au séjour et à l’établissement, cette autorité agit dans l’exercice d’une fonction qui se trouve dans un rapport tel avec les prérogatives de puissance publique de l’État qu’elle se situe en dehors de la sphère des litiges de nature civile au sens de l’article 144 de la Constitution. Il s’ensuit qu’une contestation portant sur la qualité de réfugié est une contestation portant sur un droit politique. »[13].

S.D.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter la décision d’irrecevabilité :

Cour eur. D. H., 15 avril 2014,  N. et autres c. Royaume-Uni, req. n° 16458/12.

 Jurisprudence

- Cour eur. D.H., 11 juillet 2000, Jabari c. Turquie, req. n° 40035/98.

- Cour eur. D.H., 5 octobre 2000, Maaouia c. France, req. n° 39652/98.

- Cour eur. D. H., 4 février 2005, Mamatkulov and Askarov c. Turquie, req. n° 46827/99.

- Cour eur. D.H., 24 avril 2008, Ismoilov c. Russie, req. n° 2947/06.

- C.A., 18 mars 1997, n° 14/97.

Doctrine

- N. MOLE, Asylum and the European Convention on Human Rights, Strasbourg, ed. du Conseil de l’Europe, 2010.

- J. CALLEWAERT, L’adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de l’homme, Strasbourg, ed. du Conseil de l’Europe, 2013.

- S. SAROLEA, « La nature civile du droit des réfugiés en droit belge et au sens de la Convention européenne des droits de l'homme. Essai de définition et analyse des enjeux. L'arrêt de la Cour d'Arbitrage du 18 mars 1997 », R.B.D.I., 1996, p. 633 et s.

- B. BLERO, « Les droits subjectifs, les droits civils et les droits politiques dans la Constitution. Observations relatives à l’arrêt de la Cour d’arbitrage n°14/97 du 18 mars 1997 », A.P.T., 1997, pp. 233-279.

Pour citer cette note : S. DATOUSSAID, « Les garanties du procès équitable visées à l’article 6 CEDH et le contentieux des étrangers », Newsletter EDEM, octobre 2014.


[1] N. MOLE, Asylum and the European convention on human rights, Strasbourg, ed. du Conseil de l’Europe, 2010, p. 124.

[2] Article 6, § 1er, C.E.D.H.

[3] Cour eur. D.H., 5 octobre 2000, Maaouia c. France, req. n° 39652/98 ; Cour eur. D. H., 4 février 2005, Mamatkulov and Askarov c. Turquie, req. n°46827/99.

[4] Cour eur. D.H., 24 avril 2008, Ismoilov c. Russie, req. n° 2947/06, §§ 163, 164, 169.

[5] Ibid., § 162.

[6] Ibid., § 164.

[7] Req. n° 16458/12 du 15 mars 2012, § 81.

[8] Directive 2005/85 du 1er décembre 2005 relative à des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les États membres.

[9] J. CALLEWAERT, L’adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de l’homme, Strasbourg, ed. du Conseil de l’Europe, 2013, pp. 9-10.

[10] Conclusions de l’avocat général Cruz-Villalon présentées dans C.J., 28 juillet 2011, Samba Diouf, aff. C-69/10, non encore publiée au Rec., § 39.

[11] Article 51, § 1er, de la Charte.

[12] C.A., 18 mars 1997, n° 14/97.

[13] La même phrase a été utilisée par la Cour constitutionnelle dans l’arrêt n° 81/2008 du 27 mai 2008, B.18.2, M.B., 2 juillet 2008, p. 33532.

Publié le 14 juin 2017