Bruxelles (mis. acc.), arrêt du 20 décembre 2013

Louvain-La-Neuve

Un pouvoir d’appréciation laissé aux États quant aux mesures coercitives adéquates à appliquer et aux hypothèses de détention ?

L’article 15 de la directive « retour » laisse un pouvoir d’appréciation aux États membres quant aux mesures coercitives adéquates à appliquer. La possibilité de rétention n’est pas limitée aux deux hypothèses visées par l’article 15 de la directive précitée. Sous réserve de certaines limites.

Éloignement – Pouvoir d’appréciation – Mesures coercitives adéquates – Hypothèses non limitées de recours à la détention – Art. 15 directive « retour ».

A. Arrêt

La requérante de nationalité congolaise fait l’objet d’une décision d’éloignement assortie d’une interdiction d’entrée de trois ans. La mesure privative de liberté prise à son encontre est notamment motivée par le fait qu’elle ne possède aucun document d’identité au moment de son arrestation, de sorte qu’elle doit être écrouée pour permettre l’octroi par ses autorités nationales d’un titre de voyage. En outre, bien qu’ayant antérieurement reçu notification d’une mesure d’éloignement, il est peu probable qu’elle obtempère volontairement à cette nouvelle mesure, l’intéressée ayant de nouveau été contrôlée en séjour illégal.

La Chambre des mises en accusation considère que le rapatriement peut encore s’effectuer dans un délai raisonnable. Elle ajoute qu’il ressort en l’espèce d’un contrôle externe et interne de la légalité tant de la mesure privative d’éloignement du territoire que ces mesures ont été prises à l’égard de l’étrangère conformément à la loi. Aucune illégalité ne saurait se déduire du seul fait que l’autorité administrative impose à l’étranger une mesure de détention prévue par la loi, alors même que d’autres mesures moins contraignantes pourraient être prises.

Elle avance enfin une considération relativement inédite dans sa jurisprudence :

« La mesure privative de liberté dont le but n’est que de garantir le rapatriement effectif de l’intéressée vers son d’origine, est non seulement conforme à l’article 74/14 de la loi du 15 décembre 1980 mais aussi aux dispositions de la directive 2008/115/CE. L’article 15 de cette directive laisse un pouvoir d’appréciation aux États membres quant aux mesures coercitives adéquates à appliquer et la possibilité de rétention n’est pas limitée aux deux hypothèses visées par l’article 15 de la directive précitée. »

Sur la base de ces éléments, la Chambre des mises en accusation confirme la légalité de la mesure de détention entreprise.

B. Éclairage

Deux idées sont succinctement formulées dans ce considérant inédit retenu par la Chambre des mises en accusation. La première veut que l’article 15 de la directive « retour » laisse aux États le pouvoir d’apprécier les mesures coercitives qu’il convient d’appliquer afin de préparer le retour ou de procéder à l’éloignement. La seconde dispose que la possibilité de rétention prévue au même article 15 n’est pas limitée aux seuls risques de fuite ou d’entrave à la procédure d’éloignement qu’elle mentionne. Cette motivation s’appuie sur un arrêt de la Cour de cassation datant de 2011[1].

  • Quant au pouvoir d’appréciation des États

Le pouvoir d’appréciation dont disposent les États membres quant aux mesures coercitives adéquates à appliquer est en réalité assez limité. Il porte exclusivement sur le choix du type de mesures moins contraignantes auquel l’État peut avoir recours avant d’envisager la détention. Il ressort des travaux préparatoires de la directive que les États se sont obligés de mettre en place des mesures moins coercitives que la détention ; seul le type de mesure moins coercitive à mettre en place ne leur a pas été imposé[2]. La proposition initiale de la Commission contenait d’ailleurs une liste de mesures alternatives à la détention à mettre en place, telles que le dépôt d’une garantie financière, la reddition des documents d’identité et l’obligation de rester à un emplacement déterminé[3]. Cette liste a finalement été remplacée par une référence générale, laissant aux États le soin de mettre en place le type d’alternatives à la détention de leur choix. Ainsi, l’affirmation de la Chambre des mises en accusation et de la Cour de cassation selon laquelle l’article 15 de la directive « retour » laisse aux États le pouvoir d’apprécier les mesures coercitives qu’il convient d’appliquer afin de préparer le retour ou de procéder à l’éloignement concerne en réalité seulement les mesures moins contraignantes à prendre en amont d’une éventuelle détention. Le recours à la détention lui-même demeure toujours soumis au principe de subsidiarité[4].

Pour l’heure, à l’exception des maisons de retour, le droit belge ne dispose d’aucune mesure moins contraignante que la détention.

  • Quant aux hypothèses de détention

La deuxième idée concerne l’absence de limitation de la possibilité de rétention aux deux hypothèses visées par l’article 15 de la directive « retour ». Le texte de l’article 15, paragraphe 1, de la directive n’exclut en effet pas une détention afin d’éloignement dans d’autres hypothèses que celles y énumérées. Cela ressort de l’usage des mots « en particulier »[5]. Il convient toutefois de rappeler que toute détention n’en demeure pas moins soumise à plusieurs limites strictement définies par le droit européen et le droit belge. Premièrement, le principe est la liberté et la privation de celle-ci est une exception ; à ce titre, elle doit être envisagée de manière restrictive (article 5 CEDH). Deuxièmement, la détention doit être nécessaire afin de préparer le retour et/ou de procéder à l’éloignement[6], être proportionnée[7], intervenir en dernier recours et à défaut de pouvoir en appliquer efficacement d’autres, moins coercitives, mais suffisantes pour reconduire l’étranger à la frontière[8].

En outre, il faut distinguer la période initiale de détention et sa prolongation. Si les motifs pour fixer la période initiale de détention ne sont pas limitativement énumérés par la directive, il n’en va pas de même de la prolongation. Conformément à l’article 15, paragraphe 6, de la directive[9], la prolongation de la période initiale de détention fixée par le droit national peut seulement avoir lieu dans deux hypothèses limitativement énumérées, à savoir le manque de coopération du ressortissant concerné et les retards dans l’obtention des documents. Cela signifie qu’au-delà de la période initiale de détention de deux mois prévue par le droit belge, il n’est normalement plus possible de détenir sur la base d’autres motifs que le manque de coopération du ressortissant concerné et les retards dans l’obtention des documents. À cet égard, la pratique belge liée à l’article 27 de la loi du 15 décembre 1980 et au réquisitoire de réécrou pris en cas de résistance de l’étranger à l’éloignement doit, une fois encore, être critiquée[10].

P.dH.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter l’arrêt : Bruxelles (mis. acc.), arrêt du 20 décembre 2013.

Jurisprudence

Cass. (vac.), arrêt no P.12.1028.F, 27 juin 2012 ;

Cass. (2e ch.), arrêt no P.11.0609.F, 20 avril 2011 ;

Cour eur. D.H., arrêt Saadi c. Royaume-Uni, 29 janvier 2008, req. no 13229/03 ;

C.J.U.E., 28 avril 2011, El Dridi c. Italie, C-61/11,EU:C:2011:268 ;

C.J.U.E., 30 novembre 2009, Kadzoev c. Bulgarie, C-357/09, Rec. C.J.U.E., p. I-11189.

Doctrine

P. De Bruycker, S. Mananashvili et G. Renaudière, “The Extent of Judicial Control of Pre-Removal Detention in the EU: Conceptual Framework for the Project CONTENTION”, CONTENTION RR 2014/01, Robert Schuman Centre for Advanced Studies, San Domenico di Fiesole (FI): European University Institute, 2014, p. 26.

Pour citer cette note : P. d’HUART, « Un pouvoir d’appréciation laissé aux États quant aux mesures coercitives adéquates à appliquer et aux hypothèses de détention ?», Newsletter EDEM, mars 2014.


[1] Cass. (2e ch.), arrêt no P.11.0609.F, 20 avril 2011.

[2] P. De Bruycker, S. Mananashvili et G. Renaudière, “The Extent of Judicial Control of Pre-Removal Detention in the EU: Conceptual Framework for the Project CONTENTION”, CONTENTION RR 2014/01, Robert Schuman Centre for Advanced Studies, San Domenico di Fiesole (FI): European University Institute, 2014, p. 26.

[3] Ibid.

[4] C.J.U.E., 28 avril 2011, El Dridi c. Italie, C-61/11,EU:C:2011:268, § 41 ; article 7, alinéa 3, de la loi du 15 décembre 1980 ; Cass. (vac.), arrêt no P.12.1028.F, 27 juin 2012.

[5] L’article 15, paragraphe 1, de la directive 2008/115/CE : « À moins que d’autres mesures suffisantes, mais moins coercitives, puissent être appliquées efficacement dans un cas particulier, les États membres peuvent uniquement placer en rétention le ressortissant d’un pays tiers qui fait l’objet de procédures de retour afin de préparer le retour et/ou de procéder à l’éloignement, en particulier lorsque : a) il existe un risque de fuite, ou b) le ressortissant concerné d’un pays tiers évite ou empêche la préparation du retour ou de la procédure d’éloignement. »

 

[6] C.J.U.E., 30 novembre 2009, Kadzoev c. Bulgarie, C-357/09, Rec. C.J.U.E., p. I-11189, § 64 ; article 7, alinéa 3, de la loi du 15 décembre 1980 : « A moins que d’autres mesures suffisantes mais moins coercitives puissent être appliquées efficacement, l’étranger peut être maintenu à cette fin, pendant le temps strictement nécessaire à l’exécution de la mesure, en particulier […] ».

[7] C.J.U.E., 28 avril 2011, El Dridi c. Italie, C-61/11,EU:C:2011:268, §§ 41 et 43 ; Cass. (vac.), arrêt no P.12.1028.F, 27 juin 2012.

[8] Cass. (vac.), arrêt no P.12.1028.F, 27 juin 2012 ; Cour eur. D.H., arrêt Saadi c. Royaume-Uni, 29 janvier 2008, req. no 13229/03, § 70 ; Cour eur. D.H., arrêt Witold Litwa c. Pologne, 4 avril 2000, req. no 26629/95, § 78 ; Cour eur. D.H., arrêt Hilda Hafsteinsdóttir c. Islande, 8 juin 2004, req. no 40905/98, § 51 ; Cour eur. D.H., arrêt Enhorn c. Suède, 25 janvier 2005, req. no 56529/00, § 44.

[9] « Les États membres ne peuvent pas prolonger la période visée au paragraphe 5, sauf pour une période déterminée n’excédant pas douze mois supplémentaires, conformément au droit national, lorsque, malgré tous leurs efforts raisonnables, il est probable que l’opération d’éloignement dure plus longtemps en raison : a) du manque de coopération du ressortissant concerné d’un pays tiers, ou b) des retards subis pour obtenir de pays tiers les documents nécessaires. »

[10] Sur cette question, voy. P. d’Huart, "Bruxelles (mis. acc.), 17 octobre 2012, n° 3554", Newsletter EDEM, novembre 2012.

Publié le 16 juin 2017