C.J.U.E. (Grande chambre), 10 décembre 2013, Shamso Abdullahi (C-394/12)

Louvain-La-Neuve

L’étendue du contrôle du juge national sur la décision de transfert Dublin II réduite comme peau de chagrin ?

La requérante somalienne est entrée irrégulièrement dans l’Union européenne (UE) d’abord par la Grèce, puis sortie du territoire de l’UE moins de trois mois, pour y entrer à nouveau par la Hongrie. Elle introduit la demande en Autriche qui décide de transférer vers la Hongrie qui a accepté la prise en charge, en tant que premier pays d’entrée. La juridiction de renvoi se demande si elle doit constater une mauvaise application des critères Dublin et désigner le pays effectivement responsable (Grèce), ainsi qu’en tirer les conséquences sur le plan des droits fondamentaux. La Cour juge que dès lors que la Hongrie a accepté la prise en charge de la demande d’asile, en qualité de « premier pays d’entrée », la requérante ne peut remettre en cause le « choix du critère » à moins de démontrer des défaillances systémiques en Hongrie, portant atteinte à l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE (CDFUE).

Règlement n° 343/2003 dit Règlement « Dublin II » (RDII) – Articles 19, § 2, et 10, § 1, RDII – Critère de « première entrée » – Acceptation de la prise en charge par l’Etat requis – Présomption de pays sûr – Recours unique contre la décision de transfert – Étendue du contrôle de légalité Pas de remise en cause possible du critère de « premier pays d’entrée » sauf défaillance systémique du régime d’asile (article 4 de la Charte de l’UE).

A. Arrêt

Madame Abdullahi, de nationalité somalienne et âgé de 22 ans, arrive en Syrie au mois d’avril 2011. Elle transite par la Turquie et entre illégalement en Grèce par bateau. Elle n’introduit pas de demande d’asile et rejoint, en compagnie d’autres personnes, l’Autriche via la Macédoine, la Serbie et la Hongrie. La requérante est arrêtée en Autriche où elle introduit une demande d’asile en août 2011. Les autorités autrichiennes retracent son parcours sur la base de son récit et de celui des autres personnes et font une demande de prise en charge auprès de la Hongrie sur le fondement de l’article 10, § 1, du Règlement « Dublin II »[1] (ci-après « RDII ») c’est-à-dire le premier pays franchi irrégulièrement. La Hongrie accepte la prise en charge de la demande, le 29 septembre 2011, considérant que les preuves d’entrée en Hongrie, après la Serbie, sont suffisantes dans les récits.

Une décision de transfert vers la Hongrie est prise et la requérante introduit un recours, invoquant notamment l’article 3 CEDH. Le juge y fait droit car les sources des autorités autrichiennes sont obsolètes au regard de la situation en Hongrie. Après actualisation des données, l’Autriche prend une nouvelle décision de transfert vers la Hongrie et la requérante introduit un recours le 13 février 2012. Elle invoque pour la première fois que la Grèce est responsable de sa demande comme premier Etat de l’UE par lequel elle est effectivement entrée irrégulièrement, sollicitant que l’Autriche reconnaisse sa responsabilité (défaillances systémiques). Le juge considère ce recours comme non-fondé. La requérante saisit la Cour constitutionnelle qui annule le jugement des premiers juges le 27 juin 2012, qualifiant de « douteuse » l’argumentation des autorités autrichiennes selon laquelle la responsabilité du premier pays d’entrée cesse alors que le demandeur a quitté le territoire de l’UE pour une période de moins de trois mois. Elle souligne d’ailleurs que la question aurait dû faire l’objet d’une procédure préjudicielle devant la Cour de Justice de l’UE (CJUE).

La procédure revient devant les premiers juges qui sursoient à statuer et posent trois questions à la CJUE :

  1. L’article 19, § 2, du RDII doit-il être interprété en ce sens que le fait pour un Etat d’accepter la prise en charge de la demande fait de lui l’Etat responsable ou est-ce que le juge national doit, lorsqu’il arrive à la conclusion qu’un autre Etat est responsable dans le cadre d’un recours, constater de manière contraignante cette responsabilité ?
  2. L’article 10, § 1, du RDII doit-il être interprété en ce sens que la responsabilité de l’Etat où le demandeur est entré irrégulièrement doit admettre sa responsabilité même si ce dernier a quitté le territoire de l’UE moins de trois mois pour entrer de nouveau irrégulièrement par un second État de l’UE, dans un délai total de moins de douze mois ?
  3. Lorsque le premier État membre, au sens de l’article 10, § 1, du RDII, connaît un système d’asile qui présente des défaillances structurelles (Cour eur. D.H., M.S.S.), une autre appréciation de la responsabilité s’impose-t-elle, indépendamment de l’arrêt N.S.[2] (CJUE) ?

En réponse, la Cour précise que la question centrale porte sur l’interprétation du RDII et sur les droits que les demandeurs d’asile en tirent. Elle rappelle que le RDII est obligatoire en tous ses éléments et directement applicable. En ce sens, le règlement confère aux particuliers des droits que les juridictions nationales ont l’obligation de protéger. Il convient de vérifier dans quelle mesure le Chapitre III du RDII (critères de détermination) confère effectivement des droits subjectifs.

La Cour rappelle le contexte du système Dublin. Elle fait référence au caractère unique du recours prévu à l’article 19, § 2, du RDII qui permet de contester la décision de ne pas examiner la demande et de transfert vers un État responsable. Sur l’étendue du recours prévu par le RDII, la Cour s’en remet aux principes qui sous-tendent le système d’asile commun et du mécanisme Dublin (confiance mutuelle, présomption de respect les droits fondamentaux, accès rapide à la procédure, éviter l’ « asylum shopping »). Elle ajoute que les règles applicables au demandeur d’asile sont « dans une large mesure, harmonisées au niveau de l’Union » et que l’intention du législateur a été de mettre en place des « règles organisationnelles » entre États membres.  La Cour déduit de ce contexte que lorsque le « premier pays d’entrée » (Hongrie) désigné comme tel par l’Etat requérant (Autriche) a accepté la prise en charge de la demande d’asile, le requérant n’est pas fondé à remettre en cause cet examen des critères de détermination, sauf à invoquer l’existence de défaillances systémiques du système d’asile du pays de renvoi risquant une atteinte à l’article 4 de la Charte de l’UE. Elle considère que les deux autres n’ont pas à être traitées (§ 63).

B. Éclairage

Cet arrêt de Grande chambre de la CJUE, du 10 décembre 2013, intervient dans les derniers jours d’existence du RDII puisque le texte de refonte du Règlement Dublin (n° 604/2013) s’applique pour les demandes d’asile introduites à partir du 1er janvier 2014[3]. Rappelons que la CJUE a interprété à plusieurs reprises le RDII ces dernières années, tout comme la Cour eur. D.H., tâchant de trouver un certain équilibre entre la logique interétatique qui sous-tend le système Dublin et le respect des droits fondamentaux du demandeur d’asile qui sont en jeu.

En l’espèce, la Cour donne une interprétation restrictive du recours prévu par l’ancien texte (RDII), au fil d’une motivation ramassée qui laisse des questions en suspens. Compte tenu de l’application du nouveau texte, entre-temps, cet arrêt incite à s’interroger sur sa portée en substance et dans le temps : est-il limité au cas d’espèce et à l’ancien texte ou donne-t-il un signal pour l’avenir ?

Une interprétation restrictive du recours prévu à l’article 19, § 2, du RDII

La Cour focalise son attention sur la possibilité pour le demandeur d’asile de contester ou non le critère de détermination retenu par les États dans le cadre de son recours contre la décision de transfert Dublin II. Elle se demande aussi si le Chapitre III du RDII, qui définit la liste des critères objectifs et hiérarchiques à observer pour déterminer l’Etat responsable de l’examen d’une demande d’asile, confère « effectivement aux demandeurs d’asile des droits que les juridictions nationales ont l’obligation de protéger » (§ 49). Plutôt que de répondre expressément à ces deux aspects complémentaires de la première question, la Cour se limite au premier soit examiner si la requérante, en l’espèce, pouvait remettre en cause en cours de procédure la responsabilité de la Hongrie, qui avait déjà accepté la prise en charge de sa demande d’asile.

La Cour commence par une référence à la lettre du RDII. Il s’agit du seul recours prévu qui permet de contester la décision de ne pas examiner une demande et de transférer le demandeur vers l’Etat membre responsable (§ 50). Ensuite, elle souligne le fait que le recours du RDII serait hors du champ d’application de la Directive « procédure » (Considérant 29 de la Directive 2005/85). Se fondant ensuite sur les grands principes ayant présidé au système Dublin, elle semble vouloir justifier un caractère spécifique au recours prévu par le RDII. Elle souligne que l’intention du législateur a été de mettre en place des « règles organisationnelles » entre États qui conservent une large marge de manœuvre (clauses dérogatoires, arrangements administratifs ou conciliation). La portée du contrôle du juge national s’en trouverait alors amoindrie ? Insistant sur le principe de confiance mutuelle entre États, la Cour affirme que dès qu’un Etat requis a accepté sa qualité de « premier pays » d’entrée du demandeur d’asile, seules des défaillances systémiques peuvent être invoquées devant la juridiction nationale dans le cadre du recours prévu par le RDII. Il en résulte qu’une mauvaise application des critères hiérarchiques par les États, après acceptation par l’Etat requis de sa qualité de « premier pays d’entrée », ne peut être contestée devant le juge national. La phase de détermination est une procédure « entre États » durant laquelle ils doivent établir, sur la base des critères objectifs et hiérarchiques du Chapitre III, celui qui est responsable de la demande d’asile. Il n’en demeure pas moins que les États sont tenus par le respect des règles du Règlement, mais aussi par les droits fondamentaux du demandeur d’asile et/ou les droits subjectifs qui peuvent être en jeu.

En ne se prononçant pas sur le second aspect de la question, à savoir l’existence de droits dont le demandeur peut se prévaloir ou non devant sa juridiction nationale au titre du Chapitre III, la Cour ne donne pas toutes les clefs de son interprétation. L’avocat général, Monsieur Pedro Cruz Villalon, qui a aussi proposé « une interprétation restrictive » de la portée du recours prévu au RDII dans ses conclusions[4], a été pour sa part plus explicite sur cette question des droits subjectifs du demandeur. Il indiquait en effet que : « dans le cadre du recours du RDII, le demandeur d’asile peut contester soit une application des critères qui mène à une responsabilité qui n’est pas compatible avec ses droits fondamentaux, soit l’inapplication de critères fondés sur des droits subjectifs spécifiquement reconnus par le RDII ». Ce silence traduirait-il une certaine tension entre logique interétatique du système Dublin et reconnaissance des droits subjectifs des demandeurs d’asile ? La Cour fait pencher la balance, en l’espèce, en faveur de la dimension interétatique avec des conséquences sur le contrôle du juge. En effet, le contrôle du juge semble se heurter à un « choix » de critère par l’Etat, qui ne pourrait quasiment pas être remis en cause dès acceptation d’un Etat en qualité de premier pays d’entrée. Dans pareille hypothèse, l’étendue du contrôle de légalité du juge national se trouve réduite comme peau de chagrin, à savoir aux seules défaillances systémiques dans le pays de transfert. Elle se trouve encore diminuée dans l’arrêt commenté puisque la Cour apprécie par elle-même la situation en Hongrie. Pourtant, dans son arrêt PUID, elle avait jugé que cet examen revenait à la juridiction de renvoi (§ 31). Dans la présente affaire, l’avocat général concluait également que « c’est, en tout état de cause, à la juridiction de renvoi qu’il appartient de se prononcer » (pt 50).

Les jurisprudences européennes se sont prononcées en faveur du contrôle du juge national sur les transferts Dublin, dès lors que des droits fondamentaux sont en jeu. La Cour eur. D.H., dans son arrêt M.S.S., avait condamné le défaut d’effectivité du recours ouvert contre le transfert Dublin, incitant les instances nationales à un examen plus rigoureux du risque avant renvoi. Le législateur de l’UE, notamment sous l’effet de ces jurisprudences et en application de la Charte des droits fondamentaux de l’UE (CDFUE), a aussi intégré le droit au recours effectif dans les textes de seconde génération du RAEC, comme dans le Règlement Dublin III. Cette décision de la CJUE, dont on peut regretter une motivation restreinte, intervient à l’aube de la mise en oeuvre de ce nouveau texte et suscite de nombreuses questions.

Des questions laissées en suspens ou suscitées par l’arrêt de la CJUE

- Motifs avancés et état actuel d’avancement du RAEC

Comme déjà évoqué, la Cour fonde son raisonnement sur les principes fondateurs du système de répartition Dublin (présomption de pays sûr, règles organisationnelles interétatiques, objectif d’accès rapide à la procédure). Or, sans remettre en cause ces principes, le contrôle des juridictions nationales et européennes a eu pour effet de les relativiser à la lumière des droits des demandeurs d’asile. Sur la présomption de pays de transfert « sûr », socle initial du système Dublin, les cours européennes ont finalement affirmé qu’elle est réfragable et ne saurait être absolue[5]. La jurisprudence M.S.S. de la Cour eur. D.H. a explicitement reproché aux États : une application automatique du RDII, l’impossibilité pour le demandeur de renverser la présomption de pays sûr ou l’absence de garanties en cas de transfert (notamment en cas d’acceptation tacite). D’ailleurs, la refonte du Règlement « Dublin III » codifie certaines de ces jurisprudences européennes (Cour eur. D.H., M.S.S. ; CJUE, N.S., M.A., K.) et apporte des clarifications conséquentes (garanties procédurales et recours effectif). La CJUE donne l’impression, cette fois, de laisser ces évolutions significatives en second plan.

En outre, certains arguments présentés par la Cour au soutien de son interprétation peuvent être questionnés en l’état actuel de l’avancement du régime d’asile européen commun (RAEC). D’abord, l’idée est avancée que le mécanisme Dublin n’impacterait pas le droit fondamental de demander l’asile (article 18 CDFUE) car tous les États membres de l’UE sont des pays « sûrs » et les règles applicables en matière d’asile sont « dans une large mesure harmonisées ». Les études, notamment du HCR ou de l’Agence pour les droits fondamentaux, font encore état d’une « large divergence de structure et de contenu des décisions en matière d’asile en premier ressort »[6] et d’un taux de reconnaissance par Etat membre encore très variable[7]. A ce titre, l’Etat désigné responsable, en l’espèce, est la Hongrie dont la fiabilité du système d’asile est remise en cause par plusieurs ONG, y compris après les changements législatifs intervenus courant 2013[8]. Certaines juridictions nationales, quoique ne qualifiant pas ces difficultés de « défaillances systémiques », ont suspendu ou annulé des procédures Dublin vers la Hongrie[9]. Sur l’examen du risque avant transfert, l’Etat requérant doit tenir compte de possibles « craintes individuelles » contraires à l’article 3 CEDH, la Cour en l’espèce n’en fait nullement mention. La CJUE ne fait référence qu’au risque de « défaillances systémiques » qu’elle n’a, à ce jour, reconnu que dans des circonstances très particulières pour la Grèce. Dès lors que l’UE ne forme pas un « territoire sûr » en tous points ni n’assure les mêmes garanties pour tout demandeur d’asile, les principes de présomption de sécurité et de confiance mutuelle ne peuvent légitimer pour l’heure un contrôle du juge national restreint au seul cas extrême des « défaillances systémiques ».

- Respect de la hiérarchie des critères et droits fondamentaux

Les critères objectifs de détermination du RDII se présentent sous forme hiérarchique et doivent être examinés dans leur ordre de présentation (article 5 RDII). Cette hiérarchie n’est pas anodine, elle a pour effet de protéger certains droits fondamentaux du demandeur d’asile (mineur, famille, …). L’application des critères dans cet ordre de présentation peut ainsi avoir des incidences réelles. En l’espèce, la Cour semble opposer le choix du demandeur à celui de l’Etat. D’un côté, la Cour rappelle que le demandeur n’a pas le choix du pays qui va examiner sa demande (éviter l’ « asylum shopping »). De l’autre côté, la Cour semble indiquer qu’au titre du RDII l’Etat aurait le « choix » du critère (dispositif de l’arrêt). Pourtant, par delà cette terminologie du « choix », la véritable question qui se pose est celle du respect de la hiérarchie des critères par les États et du contrôle de ce respect par le juge national. Sur ce point, l’arrêt commenté suscite questionnement.

En effet, la requérante somalienne a toujours indiqué être entrée dans l’UE par la Grèce. Ensuite, elle a fait valoir en cours de procédure que son premier pays d’entrée dans l’UE n’était pas la Hongrie mais bien la Grèce. Elle a finalement invoqué son droit à une bonne application du RDII (hiérarchie des critères) et de la jurisprudence de la Cour qui fait référence à cette hiérarchie (N.S. et PUID). La CJUE se prévaut elle-même de cette hiérarchie, et de son respect par les États, dans ses arrêts N.S. et PUID. Cette jurisprudence est intégrée dans le RDIII qui prévoit qu’en cas de défaillances systémiques de l’État responsable, l’État requérant poursuit l’examen des critères selon le Chapitre III (article 3, § 2, al. 2, RDIII). En réponse, la Cour ne se place pas sur le terrain du respect de l’application desdits critères, ce que la juridiction de renvoi attendait. Elle coupe court à la réflexion sur la bonne ou mauvaise application des règles fixées au Chapitre III sans autre justification que l’acceptation par la Hongrie.

L’occasion est donnée de souligner une nouvelle fois l’importance de la phase de détermination de la procédure Dublin, qui a pour effet de sceller certaines situations lorsque les demandeurs n’ont pas ou n’ont pu rapporter la preuve de leur récit ou faire valoir des éléments essentiels de leur situation très en amont. Le Règlement Dublin III prévoit que les États prennent en considération « tout élément de preuve disponible » pour les critères « mineurs, membres de la famille et personnes à charge » avant qu’un autre Etat n’accepte la responsabilité de la demande (article 7, § 3, RDIII). L’incidence étant de mobiliser l’attention du demandeur d’asile, et des personnes qui l’accompagnent, à produire « tout élément de preuve disponible », avant l’acceptation par le pays requis soit dans un délai très court. Cela ne sera rendu possible que si la procédure de détermination est suffisamment accessible au demandeur, qu’il est informé de son importance et qu’il lui est possible de faire valoir les éléments et preuves de son parcours, de sa vie familiale, de ses craintes éventuelles. Il faut souhaiter que les garanties procédurales renforcées du nouveau texte le permettent d’autant plus au regard du statut « vulnérable » du demandeur d’asile, notamment à l’égard de la preuve (Cour eur. D.H., M.S.S.).

Pourtant, en l’espèce, il n’est pas reproché à la requérante une information tardive de sa première entrée dans l’UE par la Grèce. C’est le moment où elle l’invoque devant le juge national qui intervient après acceptation par la Hongrie. Or, la Cour ne répond pas explicitement à la juridiction de renvoi qui constatait cette mauvaise application des critères, avec des incidences sur les droits fondamentaux de la requérante (transfert vers la Grèce). À ce titre, il reste l’objectif de fond rappelé par la Cour, à savoir un accès rapide à la procédure d’asile. Si les critères avaient été appliqués comme le RDII le prévoit, la Grèce aurait été reconnue responsable comme « premier pays d’entrée » irrégulière dans l’UE[10]. En application des arrêts CJUE N.S. et PUID, l’Etat autrichien aurait poursuivi l’examen des critères dans leur ordre pour en arriver à constater sa propre responsabilité[11] (premier pays d’asile). Partant, la requérante somalienne serait déjà en procédure d’asile en Autriche.

- Droit au recours effectif et RDIII

Enfin, la Cour ne fait pas de mention à l’article 47 de la CDFUE qui prévoit un droit à un recours effectif, alors même qu’elle centre son analyse en l’espèce sur l’étendue du contrôle juridictionnel et alors que le RDII vise la Charte (considérant 15). Or, précisément, le droit à un recours effectif est un des acquis des textes de seconde génération du RAEC, dont le Règlement « Dublin III » (article 27, § 1, RDIII). Le considérant 19 du RDIII précise même que : « Afin de garantir le respect du droit international, un recours effectif contre de telles décisions devrait porter à la fois sur l’examen de l’application du présent règlement et sur l’examen de la situation en fait et en droit dans l’État membre vers lequel le demandeur est transféré » (nous soulignons). Le contrôle du juge devrait alors porter sur la manière dont les États appliquent les critères de détermination, cœur du mécanisme Dublin. Comme évoqué, la hiérarchie des critères vient conforter l’idée selon laquelle l’Etat n’a pas un « choix » dans l’ordre dans lequel il doit les examiner.

En tout état de cause, les décisions prises sur le fondement du RDII sont soumises aux principes et obligations rappelés par la Cour eur. D.H. Si la jurisprudence de la CJUE sur l’effectivité des recours est en devenir (conclusions de l’avocat général dans CJUE, Samba Diouf, CJUE, H.I.D.), les États sont tenus par la jurisprudence de la Cour eur. D.H.[12]. Elle a dégagé des principes fondamentaux attachés à l’effectivité des recours au sens de l’article 13 CEDH combiné à l’article 3 CEDH[13]. En l’espèce, la CJUE n’a fait référence ni à la Charte, ni à la CEDH.

Conclusion

Avec la prudence requise, la portée de cet arrêt pourrait être limitée dans le temps (RDII)[14] et/ou à la situation spécifique du cas d’espèce (acceptation du premier pays d’entrée). Il n’en demeure pas moins qu’un signal en faveur de la dimension interétatique du mécanisme Dublin semble donné au détriment de l’étendue du contrôle du juge national, à un moment où les États se sont entendus sur la reconnaissance d’un droit à un recours effectif et sur des avancées procédurales dans la phase de détermination (RDIII). Gageons que ce nouveau texte donne le cadre d’une meilleure lisibilité des droits subjectifs du demandeur d’asile dans lequel le juge national, « rouage essentiel du RAEC »[15], exerce pleinement son contrôle.

E.N.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter l’arrêt et les conclusions de l’avocat général :

- C.J.U.E., 10 décembre 2013, Shamso Abdullahi, C-394/12.

- Conclusions de l’avocat général, M. Pedro Cruz Villalon, présentées le 11 juillet 2013, affaire C-394/12.

Pour un commentaire :

- European Database of Asylum Law (EDAL), The Dublin system and the Right to an Effective Remedy – The case of C-394/12 Abdullahi, Maria Hennessy, ECRE’s Senior Legal Officer, 13 December 2013.

Pour citer cette note : E. NERAUDAU, « L’étendue du contrôle du juge national sur la décision de transfert Dublin II réduite comme peau de chagrin ? », Newsletter EDEM, janvier 2014.


[1] Le règlement n° 343/2003 du Conseil du 18 février 2003 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres par un ressortissant d’un pays tiers, J.O., L50, 25 février 2003, p. 1.

[2] C.J.U.E., 21 décembre 2011, N.S. c. Secretary of State for the Home Department, C-411/10.

[3] Règlement (UE) n° 604/2013 (REFONTE) du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride (JOUE, 29 juin 2013, L180/31).

[4] Conclusions de M. Pedro Cruz Villalon, présentées le 11 juillet 2013, affaire C-394/12.

[5] En conséquence, il n’est plus possible d’affirmer qu’un transfert Dublin ne peut engendrer, sur la base de cette présomption, un risque pour les droits fondamentaux des demandeurs d’asile (Voy. Cour eur. D.H., KRS et MSS ; CJUE, N.S.).

[6] Agence des droits fondamentaux de l’UE, Accès à des recours efficaces : la perspective des demandeurs d’asile, Rapport thématique, 2010, p. 13.

[7] Agence des droits fondamentaux de l’UE, Accès à des recours efficaces : la perspective des demandeurs d’asile, Rapport thématique, 2010, p. 41.

[9] E. NERAUDAU, « Le Conseil d’Etat français suspend une procédure de transfert Dublin vers la Hongrie en raison d’un risque sérieux que les demandes d’asile des requérants ne soient pas traitées par les autorités dans le respect des garanties exigées par le droit d’asile », Newsletter EDEM (UCL), septembre 2013.

[10] L’avocat général, dans cette affaire, considère que la réponse à la première question n’appelle pas de réponse aux deux autres, mais il propose un subsidiaire où il désigne la Grèce comme pays de première entrée dans l’UE : « A titre subsidiaire, dans l’hypothèse où la CJUE estimerait que le redit recours permet de contester toute infraction au RDII, l’article 10 § 1 du RDII doit être interprété en ce sens que, dans les circonstances de la cause, la responsabilité incombe au premier pays dont la frontière a été irrégulièrement franchie (Grèce) ; la constatation par la juridiction nationale de déficiences systémiques du pays responsable n’implique pas son exclusion du champ d’application du RDII mais sa responsabilité avec poursuite des critères ultérieurs » (nous soulignons) (Conclusions de M. Pedro Cruz Villalon, présentées le 11 juillet 2013, affaire C-394/12).

[11] La CJUE, dans son arrêt PUID, a précisé en outre que si la poursuite de l’examen des critères aboutit à étendre la procédure de détermination dans un « délai déraisonnable », alors l’Etat requérant doit « au besoin » se reconnaître responsable de ladite demande (pt 35).

[12] Le considérant 32 du RDIII rappelle expressément que « Pour ce qui concerne le traitement des personnes qui relèvent du présent règlement, les États membres sont liés par les obligations qui leur incombent en vertu des instruments de droit international, y compris par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en la matière ».

[13] La Cour EDH fait référence à son arrêt M.S.S. au moment de rappeler les principes généraux relatifs à l’effectivité des recours (article 13 combiné à l’article 3 CEDH) : un contrôle attentif, indépendant, rigoureux opéré ex tunc du contenu de tout grief défendable, la possibilité d’offrir un redressement approprié par l’instance de contrôle, un recours suspensif de plein droit de la mesure d’éloignement (Cour eur. D.H., Singh et autres c. Belgique, 2 octobre 2012, n° 33210/11. Voy. E. NERAUDAU, « La Cour européenne des droits de l’homme condamne l’examen mené par les instances d’asile en Belgique sous l’angle du recours effectif », R.D.E., n° 170, 2012).

[14] « The Court’s ruling un Abdullahi comes at a time when the recast of the Dublin system has entered into force and will apply from 1 january 2014. Therefore, this ruling will have a limited effect as the recast Regulation 604/2013 contains fundamental changes in respect of the remedies available within the Dublin system », M. HENNESSY, « The Dublin system and the Right to an Effective Remedy – The case of C-394/12 Abdullahi », EDAL 13 December 2013.

[15] Le juge national « se trouve au cœur du processus de garantie et de protection des droits fondamentaux des demandeurs d’asile. Par son contrôle, il s’assure de la légalité de la décision de transfert Dublin et du respect des droits fondamentaux qui sont en jeu. Il participe donc concrètement à leur application effective et adéquate. Compte tenu des incidences relevées du transfert Dublin sur les droits fondamentaux des demandeurs, le juge national doit se trouver en possession des moyens suffisants pour un contrôle efficace de l’application du Règlement Dublin par les États membres. Ainsi, dans le respect d’une certaine marge de manœuvre aux États, les recours contre les transferts « Dublin » ne devraient plus échapper aux exigences du droit à un « recours effectif » devant une instance nationale », F. MAIANI et E. NERAUDAU, « L’arrêt M.S.S./Grèce et Belgique de la Cour EDH du 21 janvier 2011 : De la détermination de l’État responsable selon Dublin à la responsabilité des États membres en matière de protection des droits fondamentaux », R.D.E., 2011.

Publié le 16 juin 2017