Cour eur. D. H., 19 septembre 2013, R.J. c. France, req. n°10466/11

Louvain-La-Neuve

Le renvoi d’un demandeur d’asile sri lankais portant des cicatrices compatibles avec la torture relatée entraîne une violation de l’article 3 C.E.D.H.

Art. 3 CEDH – Demandeur d’asile sri lankais – Évaluation du risque à la date de l’examen de la requête – Certificat médical constatant des cicatrices compatibles avec les tortures alléguées (violation).

A. Arrêt

Le requérant est un ressortissant sri-lankais, d’origine ethnique tamoule. Il expose avoir été persécuté par les autorités sri-lankaises en raison de son engagement en faveur du mouvement des Tigres de Libération de l’Eelan Tamoul (ci-après LTTE). Trésorier d’un syndicat du bâtiment, il soutenait financièrement le LTTE. Il a été dénoncé par l’un de ses collègues et a été interpellé par les autorités en janvier 2011. Il a été arrêté et torturé pendant sept jours avant d’être libéré sous caution. Craignant pour sa vie, il fuit le pays et arrive en France via la Syrie ; il introduit une demande d’asile à l’aéroport. Alors qu’il est placé en zone d’attente, il est examiné par un médecin de l’unité médicale. Le certificat médical constate de nombreuses plaies qui occasionnent des douleurs importantes. Le requérant est entendu par téléphone par un agent de l’Office français de protection des réfugiés. Une décision négative est prise intimant un renvoi vers la Syrie ou vers tout pays où il serait admissible. Les déclarations du requérant auraient été lacunaires. Le requérant n’est pas jugé crédible. Il a introduit un recours qui est également rejeté. Le requérant résiste au renvoi vers la Syrie et saisit la Cour européenne d’une demande de mesures provisoires. La Cour y fait droit demandant au gouvernement français de ne procéder au renvoi ni vers la Syrie ni vers le Sri Lanka. Il est finalement autorisé à quitter la zone d’attente. L’Ofpra rejette sa demande d’asile pour les mêmes motifs que précédemment, à savoir des déclarations évasives.

La Cour examine le risque de violation de l’article 3 en cas d’éloignement vers le Sri Lanka. L’arrêt marque par sa brièveté puisqu’en quelques paragraphes, la Cour rappelle les principes suivants :

  • Elle n’a pas à substituer sa propre appréciation à celle des juridictions internes ;
  • Il y a lieu d’analyser le risque au regard de la situation générale dans le pays d’origine et des circonstances propres à l’intéressé ;
  • La date à prendre en compte est celle de l’examen de l’affaire par la Cour ;
  • En ce qui concerne la preuve, la Cour rappelle sa jurisprudence bien établie selon laquelle :
    • Le demandeur d’asile doit établir le risque qu’il invoque ;
    • Il convient de lui accorder le bénéfice du doute en raison de sa vulnérabilité ;
    • S’il y a de sérieux doutes, le demandeur d’asile doit fournir une explication satisfaisante aux incohérences de son récit ; la charge de la preuve lui en incombe ;
    • S’il rapporte les preuves requises, il incombe au gouvernement de dissiper les doutes éventuels.

Ensuite, la Cour souligne qu’il n’est pas contesté que le requérant appartient à l’ethnie tamoule. Cet élément n’est pas en soi suffisant ; il faut également établir que le profil individuel le désigne comme cible aux yeux des autorités sri lankaises. Ici, ce qui individualise le risque invoqué par le requérant, c’est son engagement en faveur des LTTE. La Cour n’analyse toutefois pas le risque général de tout membre des LTTE face aux autorités sri-lankaises. Elle souligne par contre que le certificat médical produit a été établi par un médecin de l’Etat français et qu’il décrit de façon précise quatorze plaies par brulure datant de quelques semaines occasionnant des douleurs importantes nécessitant un traitement local et oral. Cette pièce est décrite comme étant « particulièrement importante ». La Cour souligne que « la nature, la gravité et le caractère récent des blessures constituent une forte présomption de traitement contraire à l’article 3 ». La Cour regrette qu’à aucun moment, les autorités n’ont pris en compte cette preuve et n’ont cherché à établir d’où provenaient les plaies et à évaluer les risques qu’elles révélaient. Elle estime que la motivation des autorités françaises pour écarter la pertinence du certificat médical ne convainc pas. Le caractère lacunaire du récit n’est pas suffisant pour dissiper « les fortes suspicions quant à l’origine des blessures du requérant ».

La Cour conclut dès lors à la violation de l’article 3 en cas de retour au Sri Lanka.

B. Éclairage

L’arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme dénote par sa brièveté, aux côtés des nombreux autres où l’argumentation prend plusieurs pages. Ses enseignements gagnent en netteté. La Cour semble vouloir une fois pour toutes indiquer aux États qu’ils doivent prendre en compte de manière sérieuse les certificats médicaux produits par les demandeurs d’asile. Avant  le constat de fond de l’existence d’un risque de violation de l’article 3, c’est ici la leçon de « méthode » qui intéresse, comme dans plusieurs arrêts récents, tel l’arrêt Singh. Lorsqu’un certificat médical fait état de cicatrices compatibles avec le récit d’un demandeur d’asile, ce certificat est une preuve qui vaut présomption de l’existence d’un risque futur. Cette présomption renverse la charge de la preuve qui retombe normalement sur le demandeur d’asile. Si l’Etat entend s’écarter de cette preuve, il doit s’en expliquer.

La Cour européenne des droits de l'homme a eu l’occasion à plusieurs reprises ces derniers mois de souligner l’importance qu’elle accorde aux certificats médicaux. Ainsi, par un arrêt du 5 septembre 2013, dans une affaire I. c. Suède, la Cour avait également conclu à l’existence d’un risque de violation de l’article 3 en cas d’expulsion du requérant, originaire de Tchétchénie, vers la Russie. Malgré un récit laissant substituer de sérieux doutes, la Cour soulignait que le requérant portait des traces visibles de torture pouvant indiquer qu’il avait participé activement à la deuxième guerre en Tchétchénie. Si le requérant ne parvenait pas à prouver avec suffisamment de certitudes les raisons pour lesquelles il avait été torturé et par qui il l’avait été, la Cour relève que l’on ne peut pas nécessairement attendre des victimes de torture qu’elles fournissent des explications totalement cohérentes. En tout état de cause, dès lors que le demandeur d’asile prouve qu’il a été torturé, c’est à l’Etat qu’il appartient de dissiper les doutes quant au risque qu’il le soit à nouveau (voy. également en ce sens l’affaire R.C. c. Suède). La Cour de Strasbourg soulignait également qu’en cas de fouille corporelle du requérant à son retour, l’on constaterait immédiatement qu’il a été sujet à des mauvais traitements récemment, ce qui en soi lui fait courir un risque vis-à-vis des autorités russes.

Parmi les précédents utiles à la compréhension de cette jurisprudence aujourd’hui très nette, l’on peut également citer l’affaire MO. M. c. France dans lequel la Cour avait également souligné que les certificats médicaux attestaient de la présence de nombreuses cicatrices sur le corps du requérant et qu’ils étaient autant d’éléments suffisants pour rendre vraisemblables les tortures dénoncées. Là aussi, la Cour avait rejeté la position des juridictions nationales qui, au terme d’une motivation très succincte, s’étaient bornées à relever l’absence d’éléments probants.

Cette position de la Cour européenne des droits de l'homme est à mettre en relation avec la jurisprudence encore hésitante du Conseil du contentieux des étrangers relative à la portée à réserver aux certificats médicaux. Ainsi, le Conseil du contentieux des étrangers, par un arrêt du 21 mars 2013 (voy. la newsletter de juin 2013) a sanctionné la motivation du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides qui rejetait un document rédigé par un professionnel de la santé mentale au motif qu’il n’avait pas été le témoin direct des évènements. Le Conseil du contentieux avait souligné qu’il semblait logique et légitime pour un professionnel de la santé mentale de s’appuyer sur le récit des souffrances d’une personne pour tenter de décrire les symptômes de cette souffrance. Le Conseil du contentieux adopte dans cet arrêt la même attitude que la Cour européenne des droits de l'homme indiquant que si les instances d’asile veulent contester la valeur d’une attestation, elles doivent le faire sur la base d’éléments sérieux tels un autre avis médical.

Il se déduit de la conjugaison de ces jurisprudences européennes et internes que l’existence d’un certificat médical a bien pour effet de renverser la charge de la preuve en matière d’asile. S’il incombe au demandeur d’asile de prouver le risque de persécution et d’établir la vraisemblance de son récit, il bénéficie d’une présomption en ce sens dès lors qu’il produit un certificat médical établissant des traces physiques ou des séquelles psychologiques de persécutions passées. Il incombe alors aux autorités de renverser cette présomption de manière sérieuse, le cas échéant en faisant appel à un expert ou en démontrant que la réalité du risque passé ne permet pas de conclure à l’actualité du risque.

S.S.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter l’arrêt : Cour eur. D.H., 19 septembre 2013, R.J. c. France, req. n° 10466/11.

Cour eur. D.H., 5 septembre 2013, I. c. Suède, req. n° 61204/09.

Pour citer cette note : S. Sarolea, « Le renvoi d’un demandeur d’asile sri lankais portant des cicatrices compatibles avec la torture relatée entraîne une violation de l’article 3. Note sous Cour eur. D.H., 19 septembre 2013, R.J. c. France, req. n° 10466/11 », Newsletter EDEM, septembre 2013.

Publié le 16 juin 2017