C.J.U.E., 7 décembre 2017, López Pastuzano, aff. C-636/16, ECLI:EU:C:2017:949

Louvain-La-Neuve

L’objectif d’intégration des étrangers installés durablement : une limite au pouvoir des États d’expulser un étranger condamné pénalement.

Les titulaires du statut de résident de longue durée, en vertu de la Directive 2003/109/CE, jouissent d’une protection renforcée contre l’éloignement. L’objectif principal de cet instrument européen étant l’intégration des ressortissants de pays tiers installés durablement dans un État membre, un État ne peut adopter une décision d’éloignement à l’encontre d’un bénéficiaire de ce statut, au seul titre que ce dernier a fait l’objet d’une condamnation pénale assortie d’une peine d’emprisonnement supérieure à douze mois.

Directive 2003/109/CE – Statut des ressortissants de pays tiers résidents de longue durée – Condamnation pénale – Décision d’éloignement – Protection renforcée – Éléments à prendre en considération.

A. Faits et décision de la Cour

En octobre 2013, le requérant, M. López Pastuzano, obtient un permis de séjour de longue durée en Espagne sur base de la directive 2003/109, dite « résidents de longue durée ». En avril 2014, il est condamné à deux peines d’emprisonnement de douze et trois mois, respectivement, suite à quoi les autorités espagnoles décident de lui retirer son permis de séjour de longue durée. Le requérant se voit également notifier une décision d’éloignement du territoire, laquelle est assortie d’une interdiction d’entrée en Espagne pendant cinq ans. Le requérant saisit alors les juridictions espagnoles, estimant que la décision de retour dont il fait l’objet est contraire à l’article 12 de la directive 2003/109 qui encadre et limite les possibilités d’éloignement des bénéficiaires du statut de résident de longue durée.

En raison de particularités juridiques locales régissant l’éloignement de ressortissants étrangers, la juridiction espagnole saisie pose une question préjudicielle à la Cour de Luxembourg au sujet de la portée de la protection contre l’éloignement des résidents de longue durée. En effet, d’après la législation espagnole et la jurisprudence majoritaire, le requérant ne peut bénéficier de la protection accrue tirée de la directive 2003/109 car la décision d’éloignement fait suite à une condamnation pénale ayant donné lieu à une peine privative de liberté supérieure à un an. La question posée à la Cour de justice est donc de savoir si l’inapplicabilité des conditions de protection contre l’éloignement d’un ressortissant étranger bénéficiaire du statut de résident de longue durée à l’égard de certaines décisions administratives d’éloignement est compatible avec l’article 12 de la Directive 2003/109.

Sans surprise, la juridiction européenne répond par la négative. Ainsi que le rappelle la Cour, la disposition en cause prévoit précisément qu’un résident de longue durée au sens de la Directive ne peut faire l’objet d’une mesure d’éloignement au seul motif qu’il a été condamné à une peine privative de liberté supérieure à un an. De plus, une telle mesure d’éloignement ne peut être, dans tous les cas, adoptée que lorsque la personne concernée représente une menace réelle et suffisamment grave pour l’ordre public ou la sécurité publique. Le paragraphe 3 de l’article 12 de la directive énonce, en outre, une série d’éléments qui doivent être pris en considération avant qu’une mesure d’éloignement ne soit adoptée à l’encontre d’un résident de longue durée au sens de ladite directive. Une appréciation au cas par cas est ainsi nécessaire, de manière à tenir compte de la durée de la résidence sur le territoire de l’État en question, de l’âge de la personne concernée, des conséquences d’une éventuelle expulsion pour elle et pour les membres de sa famille ainsi que des liens qu’entretient cette personne avec le pays de résidence et son pays d’origine.

B. Éclairage

Bien que l’affaire en cause n’appelle pas de longs développements de la part de la Cour (les motifs tiennent en quelques paragraphes), la question soulevée par la juridiction espagnole n’étant pas réellement sujette à controverse, cet arrêt offre néanmoins l’opportunité de s’attarder quelque peu sur la directive « résidents de longue durée », rarement discutée dans les pages de ces Cahiers. Le statut créé par ladite directive offre effectivement une protection à ses bénéficiaires contre l’éloignement (I). Une appréciation au cas par cas étant requise avant l’adoption de toute mesure d’éloignement, le droit de l’Union européenne se fonde sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (Cour eur. D.H.) (II).

I. Le statut de résident de longue durée

Bien que peu utilisée en Belgique, la directive « résidents de longue durée » est déjà ancienne puisqu’elle a été adoptée en 2003[1]. Elle fait suite au Conseil européen de Tampere d’octobre 1999 lors duquel les chefs d’États et de gouvernements ont affirmé l’importance de garantir un traitement équitable aux ressortissants de pays tiers qui résident légalement sur le territoire des États membres. Parmi les objectifs fixés par le Conseil européen se retrouve ainsi celui de rapprocher le statut juridique des ressortissants de pays tiers de celui des ressortissants des États membres. Ce rapprochement doit toutefois se faire en tenant compte de la durée de résidence dans un État membre dès lors que les conclusions du Conseil de Tampere énoncent que l’octroi de « droits uniformes aussi proches que possible de ceux dont jouissent les citoyens de l’Union européenne » devrait être modulé en fonction de la durée du séjour (§ 21). Un tel statut ne devrait effectivement être garanti qu’aux personnes résidant légalement dans un État membre pendant une période à déterminer. Selon la Commission européenne, ce principe, que l’on peut appeler d’ « intégration progressive », est l’expression d’une longue tradition dans les États membres et a ainsi été repris dans la proposition de directive européenne[2]. L’intégration des ressortissants de pays tiers est donc, à la fois, une condition et un objectif de la directive puisque l’octroi de droits, censé favoriser l’intégration, est fonction d’une intégration initiale manifestée par une durée de résidence minimale de cinq ans[3].

Le statut créé par la directive est donc ouvert aux personnes ressortissantes d’un pays tiers ayant vécu sur le territoire d’un État membre durant cinq ans. Outre la condition de résidence, la directive exige également que la personne étrangère atteste de ressources stables, régulières et suffisantes ainsi que d’une assurance maladie[4]. Le statut de séjour obtenu est comparable à celui de résident permanent existant dans plusieurs États membres (autorisation d’établissement, en Belgique), en ce que le droit de séjour de son titulaire est illimité[5]. Les circonstances dans lesquelles le statut de résident de longue durée peut être retiré ou perdu sont, par conséquent, limitées. Outre la fraude, l’article 9 de la directive stipule qu’un ressortissant de pays tiers perd ce statut en cas d’absence du territoire de l’Union européenne pendant une période de douze mois consécutifs, ou lorsque cette personne représente une menace réelle et suffisamment grave pour l’ordre public ou la sécurité publique, conformément à l’article 12 de la directive, disposition en cause dans l’affaire commentée. Ainsi que le rappelle la Cour de justice au paragraphe 24 de l’arrêt, le législateur européen a ainsi considéré que les résidents de longue durée devaient bénéficier d’une protection renforcée contre l’expulsion. Par conséquent, l’intérêt d’un État à expulser une personne étrangère ayant fait l’objet d’une condamnation pénale s’atténue à mesure que cette personne réside sur son territoire. La directive reconnait ainsi qu’avec le temps l’intérêt individuel de la personne étrangère de demeurer sur le territoire doit primer sur l’intérêt public de renvoyer cette même personne, sauf circonstances particulières.

Une décision d’éloignement ne peut effectivement être prise à l’encontre d’un résident de longue durée que lorsqu’il représente une menace réelle et suffisamment grave pour l’ordre public ou la sécurité publique, sans que la directive « résidents de longue durée » ne définisse plus amplement ces termes. Dans une affaire relative à la directive 2008/115, dite « retour », contenant également une référence au « danger pour l’ordre public », la Cour de justice a énoncé que, pour l’essentiel, « les États membres restent libres de déterminer les exigences de l’ordre public, conformément à leurs besoins nationaux pouvant varier d’un État membre à l’autre et d’une époque à l’autre », mais que ces exigences doivent faire l’objet d’une interprétation restrictive, et dont la portée peut être contrôlée par les institutions européennes[6]. Si la Cour de justice reconnait un certain pouvoir discrétionnaire aux États, elle encadre néanmoins les possibilités de recours à l’exception d’ordre public. La Cour vérifie ainsi que la menace, outre son individualisation, soit réelle et suffisamment grave. La loi du 15 décembre 1980 ayant récemment été modifiée, notamment, en ce qui concerne les dispositions relatives à l’éloignement, y compris d’étrangers établis ou bénéficiant du statut de résident de longue durée, afin « de renforcer la protection de l’ordre public et de la sécurité nationale »[7], l’importance de ce contrôle européen doit être rappelé.

II. La nécessité d’une appréciation au cas par cas

Ainsi que le rappelle la Cour dans l’arrêt commenté (§ 27), une mesure d’éloignement « ne saurait être ordonnée automatiquement à la suite d’une condamnation pénale ». Une appréciation au cas par cas est, en effet, nécessaire de manière à vérifier que la menace réelle et suffisamment grave découle du comportement de la personne visée, et soit ainsi individualisée. Dans l’affaire Z. Zh., relative à la directive « retour », la Cour de justice a alors jugé qu’un État ne pouvait considérer qu’un danger pour l’ordre public était avéré du seul fait qu’une personne a fait l’objet d’une condamnation pénale et, a fortiori, une « quelconque présomption » n’est pas suffisante non plus (§ 50). En réponse aux inquiétudes soulevées par la dernière réforme belge en la matière, une condamnation pénale, bien que non suffisante, apparait ainsi comme un préalable nécessaire à l’éloignement d’un étranger établi[8].

D’après l’article 12, paragraphe 3, de la directive « résidents de longue durée », la durée de la résidence sur le territoire de l’État membre concerné, l’âge de la personne, les conséquences de l’éloignement pour cette dernière et les membres de sa famille, ainsi que les liens avec le pays de résidence et le pays d’origine doivent être pris en considération préalablement à l’adoption d’une mesure d’éloignement. Ce faisant, la Directive fait siens, du moins en partie, les critères développés par la Cour eur. D.H. dans sa jurisprudence relative à l’expulsion d’étrangers en séjour légal et ayant fait l’objet d’une condamnation pénale[9]. Afin de vérifier la conformité d’une mesure d’éloignement avec l’article 8 de la Convention garantissant le droit au respect de la vie privée et familiale, la juridiction strasbourgeoise a ainsi clarifié les éléments à mettre en balance dans le cadre du test de proportionnalité[10]. Malgré l’établissement de ces « principes directeurs », la jurisprudence de la Cour eur. D.H. en la matière n’est pas à l’abri d’incohérences. Surtout, la Cour semble, dans des affaires récentes, effectuer une évaluation souple de ces critères, bénéficiant ainsi aux États[11]. Au contraire de sa consœur strasbourgeoise, la Cour de Luxembourg ne fait pas, dans sa jurisprudence, application de ces critères au cas d’espèce. Il est vrai, la question préjudicielle ne l’invitait pas à la faire mais, à l’avenir, il pourrait être intéressant que la Cour de justice applique elle-même les critères énoncés à l’article 12, paragraphe 3, de la directive « résidents de longue durée », et ne se contente pas de les rappeler.

J.-B.F.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt

C.J.U.E., 7 décembre 2017, López Pastuzano, aff. C-636/16.

Jurisprudence

- C.J.U.E., 11 juin 2015, Z. Zh., C-554/13.

- C.J.U.E., 8 décembre 2011, Ziebell, C-371/08.

- Cour eur. D. H. (Grande Chambre), 18 octobre 2006, Uner c. Pays-Bas.

- Cour eur. D. H., 2 août 2001, Boultif c. Suisse.

Doctrine

E. Neraudau, Ordre public et droit des étrangers en Europe, Bruxelles, Bruylant, 2006.

Pour citer cette note : J.-B. Farcy, « L’objectif d’intégration des étrangers installés durablement : une limite au pouvoir des Etats d’expulser un étranger condamné pénalement », Cahiers de l’EDEM, décembre 2017.

 


[1] D’après les chiffres de l’Office des étrangers, en 2016, le statut de résident de longue durée a été octroyé à 324 personnes. En comparaison, sur la même période, 2484 personnes étrangères ont obtenu une autorisation d’établissement.

[2] Commission européenne, Une politique communautaire en matière d’immigration, 22 novembre 2000, COM(2000) 757, p. 19.

[3] Directive 2009/109/CE du 25 novembre 2003 relative au statut des ressortissants de pays tiers résidents de longue durée, J.O., L 16/44, art. 4.

[4] Des conditions d’intégration peuvent également être imposées, conformément au droit national (article 5 de la directive).

[5] À la différence de l’autorisation d’établissement, le statut de résident de longue durée est ouvert aux personnes titulaires d’un statut de séjour limité. G. Aussems, « Acquérir le statut de résident de longue durée en Belgique ? Possible, même en séjour limité ! », Newsletter ADDE, n° 116, janvier 2016, p. 2.

[6] C.J.U.E., 11 juin 2015, Z. Zh., C-554/13, § 48. Pour un commentaire de cet arrêt : P. d’Huart, « Le danger pour l’ordre public comme motif de refus d’octroi d’un délai de départ volontaire : un concept à l’autonomie encadrée », Newsletter EDEM, juin 2015.

[7] Loi du 24 février 2017 modifiant la loi du 15 décembre 1980 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers afin de renforcer la protection de l'ordre public et de la sécurité nationale, M.B., 19 avril 2017.

[8] C.J.U.E., 8 décembre 2011, Ziebell, C-371/08, § 83 : « De telles mesures [d’éloignement] ne sauraient, dès lors, être ordonnées automatiquement à la suite d’une condamnation pénale ou dans un but de prévention générale destiné à dissuader d’autres étrangers de commettre des infractions. » ; V. Henkinbrant, « Nouvelle politique d’éloignement du gouvernement ou comment être considéré comme criminel sans avoir été condamné », Newsletter ADDE, n° 129, mars 2017, p. 2.

[9] Le considérant 16 de la directive 2003/109 admet que la protection garantie aux résidents de longue durée s’inspire des critères fixés par la jurisprudence de la juridiction strasbourgeoise.

[10] Cour eur. D.H. (Grande Chambre), 18 octobre 2006, Uner c. Pays-Bas, §§ 57-58 ; 2 août 2001, Boultif c. Suisse, § 48.

[11] S. Sarolea, « Éloignement pour motifs d’ordre public : un étranger averti en vaut deux, note sous C.E.D.H., 14 septembre 2017, Ndidi c. Royaume-Uni », Cahiers de l’EDEM, septembre 2017 ; J.-B. Farcy, « L’expulsion d’un étranger intégré suite à une condamnation pénale: jusqu’où une différence de traitement est-elle raisonnable pour maintenir l’ordre public ? », Cahiers de l’EDEM, janvier 2017.

Photo : https://www.designingbuildings.co.uk/wiki/Buildings_of_the_EU

Publié le 04 janvier 2018