Quant au droit d’accès effectif aux procédures d’asile, tel que découlant de l’article 3 de la CEDH et l’article 4 du Protocole no. 4, des demandeurs d’asile bloqués aux frontières de la Pologne et de la Lettonie.
Art.3 CEDH – Art. 4 protocole 4 CEDH – droit d’accès aux procédures d’asile – non-refoulement – expulsions collectives.
Dans le cadre des affaires R.A. et autres c. Pologne et Ahmed et autres c. Lettonie, la Cour européenne des droits de l’homme a, le 25 août 2021, indiqué des mesures provisoires en demandant aux autorités de fournir de la nourriture, de l’eau, des vêtements, des soins médicaux adéquats et, si possible, un abri temporaire aux dizaines de migrants et demandeurs d’asile bloqués aux frontières de la Pologne et de la Lettonie avec la Biélorussie. La Cour a pourtant décidé dans sa jurisprudence antérieure que de telles pratiques de renvoi et d’interdiction d’entrée, violent l’article 3 de la Convention et l’article 4 du protocole no. 4 à la Convention, en déniant aux requérant tout accès effectif aux procédures d’asile et toute sécurité le temps de l’examen de leurs demandes. Ces événements récents survenus aux frontières de l’est de l’Union européenne témoignent d’une réelle contestation du droit international et européen des droits fondamentaux, et illustrent à nouveau l’importance de développer considérablement les voies d’accès légales et sûres à la protection internationale.
Eugénie Delval
A. Les mesures provisoires
Tandis que des milliers de personnes ont franchi les frontières européennes ces derniers mois, de nombreuses autres se sont retrouvées bloquées aux frontières polonaise, lettones et lituaniennes avec la Biélorussie, sans possibilité de rentrer sur ces territoires ni de retourner en Biélorussie. Face aux conditions désastreuses dans lesquelles se sont trouvées ces personnes bloquées aux frontières, la Cour européenne des droits de l’homme a décidé d’indiquer, le 25 août 2021, des mesures provisoires à l’égard de la Pologne et de la Lettonie, en demandant à leurs autorités de fournir aux personnes bloquées de la nourriture, de l’eau, des vêtements, des soins médicaux et un abri temporaire. Le 15 septembre, la Cour a décidé de lever les mesures provisoires ordonnées contre la Lettonie, tandis que le 27 septembre elle les a prolongées à l’égard de la Pologne, en ajoutant que les autorités polonaises ne pouvaient renvoyer les requérants vers la Biélorussie.
1. Les faits : manipulation d’un côté, refoulement de l’autre
C’est une véritable politique d’instrumentalisation de milliers de migrants que le président Biélorusse, Alexandre Loukachenko, a mis en place ces derniers mois aux frontières avec la Lituanie, la Pologne et la Lettonie. En réaction aux différentes sanctions et mesures adoptées par plusieurs États européens, et par l’Union européenne, condamnant la Biélorussie pour le détournement d’un avion de Ryanair afin d’arrêter un de ses opposants, Roman Protasevich, Loukachenko entend faire pression sur l’Union européenne en mettant à exécution sa menace « d’inonder l’Europe de migrants », ceux-ci étant devenus les armes de son combat politique cynique contre l’Europe. Ce jeu « politique » exercé par le dirigeant biélorusse est en réalité également rendu possible, et facilité, par l’absence de voies d’accès légales et sûres à la protection internationale sur le territoire de l’Union européenne. Ainsi, Loukachenko semble délibérément vouloir attirer des migrants et demandeurs d’asile, pour la plupart originaires d’Afghanistan, d’Irak, de Syrie, mais aussi de pays africains, à Minsk en leur fournissant des visas de types ‘touristes’, voire en n’en exigeant aucun. Depuis Minsk, il semblerait que des agents biélorusses organisent, et facilitent, ensuite leur transport et leur passage aux frontières avec la Pologne, la Lituanie et la Lettonie. Par exemple, selon les autorités polonaises, plus de 8000 tentatives de traversées depuis la Biélorussie ont été comptabilisées en 2021 dont 3800 depuis le 1er septembre. Toutefois, ces milliers de personnes qui arrivent sur le territoire de l’Union européenne se retrouvent dans des centres de réception surpeuplés, voire sont détenues, et sont sujettes à une législation nationale sur l’asile qui pose grandement question et qui se veut extrêmement restrictive des possibilités de demander une protection internationale. Effectivement, la Pologne, la Lituanie et la Lettonie ont procédé à des modifications législatives qui réduisent drastiquement le droit à l’asile, dans le but de dissuader les arrivées. Par exemple, la Lituanie a procédé à une modification législative de sa loi relative à l’asile et qui autorise à présent notamment la détention automatique et indéfinie de toute personne qui aurait franchi les frontières ‘illégalement’ et qui intègre des limitations au droit d’appel des décisions de refus prises dans le cadre des procédures d’asile. De même, la Pologne a introduit une proposition d’amendement de sa loi nationale sur les étrangers et sur l’octroi de la protection aux étrangers selon laquelle toute personne ayant franchi la frontière irrégulièrement se verra refuser l’accès au territoire et recevra un ordre d’expulsion, sans possibilité de demander l’asile.
En plus de ces modifications législatives qui impliquent des conséquences désastreuses pour les personnes qui sont parvenues à pénétrer sur le territoire de l’Union européenne, la Lettonie, la Pologne et la Lituanie ont aussi déclaré un état d’urgence aux frontières, face à l’augmentation significative d’arrivées de personnes à partir de la Biélorussie, et refusent l’entrée sur leur territoire en érigeant des clôtures frontalières, en plaçant de façon permanente un nombre important de gardes-frontières et de soldats, et en renvoyant de nombreuses personnes en Biélorussie – ou du moins à sa frontière. Par exemple, en Lettonie, les gardes-frontières sont autorisés à renvoyer les personnes de force de l’autre côté de la frontière, tandis que de très nombreuses personnes allèguent avoir été empêchées, souvent physiquement, de pénétrer sur le territoire polonais et/ou d’avoir été directement renvoyées à la frontière une fois être parvenues sur le territoire polonais. Toutefois, la Biélorussie refuse que les migrants ainsi renvoyés retournent en Biélorussie et procède, dans ce but, également à une surveillance accrue de ses frontières, en usant aussi de violence physique. Par conséquent, des dizaines de personnes se sont retrouvées bloquées aux frontières entre la Biélorussie d’une part, et la Pologne, la Lituanie et la Lettonie d’autre part, surveillées de près par les gardes-frontières biélorusses et par les forces polonaises, lituaniennes et lettones. Ces personnes se retrouvent piégées dans une sorte de ‘no man’s land’ entre la Biélorussie et ces trois pays.
C’est précisément dans ce contexte d’interdiction d’entrée que sont intervenues les mesures provisoires indiquées par la Cour européenne des droits de l’homme (« Cour EDH ») – et dans lequel le présent commentaire s’inscrit. Dans les deux affaires, non seulement de nombreux requérants allèguent 1) avoir été renvoyés de force en Biélorussie par les agents polonais et lettons après avoir pénétré le territoire de l’Union européenne une première fois – voire plusieurs fois pour certains – mais, en plus, 2) toutes ces personnes se sont constamment et systématiquement vues refuser l’entrée sur les territoires lettons et polonais sans que leurs multiples demandes de protection internationale ne soient enregistrées et sans, par conséquent, que leur demande d’asile et leur situation individuelle ne soient examinées.
- L’affaire R.A. et autres c. Pologne
Dans l’affaire R.A. et autres c. Pologne, les requérants sont 32 ressortissants afghans, en ce compris une enfant de 15 ans, qui se trouvent actuellement à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie. Les requérants cherchent à entrer en Pologne en vue d’y demander une protection internationale, mais sont empêchés de pénétrer sur le territoire de l’Union européenne, et ne peuvent retourner en Biélorussie. A l’heure actuelle, ces 32 personnes sont toujours bloquées dans la zone frontalière entre la Pologne et la Biélorussie – depuis plus de deux mois donc – en n’ayant eu aucune opportunité de demander une protection internationale et dans des conditions de vie déplorables. Dans l’affaire R.A. et autres, les requérants allèguent que le risque de refoulement en chaîne depuis la Biélorussie vers l’Afghanistan où ils courent un risque réel de traitements inhumains et dégradants n’a aucunement été pris en compte alors qu’ils l’ont exprimé à maintes reprises.
- L’affaire Ahmed et autres c. Lettonie
Dans l’affaire Ahmed et autres c. Lettonie, les requérants sont 41 ressortissants irakiens d’ethnie kurde qui se sont retrouvés bloqués plusieurs semaines à la frontière entre la Biélorussie et la Lettonie, sans possibilité ni d’entrer sur le territoire letton en vue d’y demander une protection internationale, ni de retourner en Biélorussie. Ces personnes se trouvaient dans les mêmes conditions de vie déplorables qu’à la frontière polonaise. Toutefois, depuis le 15 septembre, il semblerait que 11 personnes de ce groupe aient été admises sur le territoire letton pour des raisons humanitaires, tandis que les autres ne semblent plus se trouver dans la zone frontalière ou à proximité. En outre, les requérants d’origine ethnique kurde allèguent que le risque de refoulement en chaîne depuis la Biélorussie vers l’Iraq, où ils courent un risque réel de traitements inhumains et dégradants, n’a pas été pris en compte par les agents lettons qui les ont simplement et sommairement renvoyés en Biélorussie.
En d’autres termes, les autorités polonaises et lettones se sont contentées, automatiquement, de renvoyer les demandeurs en Biélorussie en leur refusant l’entrée, sans examen ni des demandes de protection au fond qui ont complètement été ignorées, ni des procédures d’asile existantes en Biélorussie et du risque allégué de refoulement en chaîne. Les personnes bloquées dans les zones frontalières ont, dès lors, été privées de tout accès à une procédure d’asile effective. La situation perdure pour les migrants bloqués à la frontière polonaise.
- Les demandes de mesures provisoires
Dans ce contexte, les requérants dans les deux affaires ont introduit deux requêtes auprès de la Cour EDH le 20 août 2021, accompagnées de demandes de mesures provisoires au titre de l’article 39 du règlement de la Cour. Dans les deux affaires, les requérants invoquent la violation des articles 2 (droit à la vie) et 3 (interdiction des traitements inhumains et dégradants) de la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après, CEDH), ainsi que la violation de l’article 4 du protocole no. 4. à la CEDH (interdiction des expulsions collectives d’étrangers). Dans l’affaire Ahmed et autres c. Lettonie, les requérants invoquent également la violation des article 5 (droit à la liberté et à la sûreté) et 6 (droit à un procès équitable), 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) et 13 (droit à un recours effectif). Dans les deux affaires, les requérants demandent aussi une assistance juridique, une aide pour améliorer leurs conditions matérielles (notamment en matière de subsistance et d'hygiène), à ne pas être renvoyés en Biélorussie, et une protection internationale dans l'État concerné.
2. Les mesures provisoires indiquées par la Cour
Le 25 août 2021, la Cour EDH a décidé d’indiquer des mesures provisoires concernant les ressortissants irakiens et afghans bloqués à la frontière biélorusse avec la Lettonie et la Pologne.[1] Elle a ainsi demandé aux autorités polonaises et lettones « de fournir à tous les requérants de la nourriture, de l’eau, des vêtements, des soins médicaux adéquats et, si possible, un abri temporaire. » La Cour a précisé que les mesures s’appliqueront pendant une période de trois semaines à compter du 25 août jusqu’au 15 septembre 2021 inclus. Dans son ordonnance, la Cour a toutefois spécifié que « cette mesure ne devait pas être comprise comme exigeant que la Pologne ou la Lettonie laissent les requérants entrer sur leur territoire » et que « cette décision a été prise en conformité avec le fait que les États contractants ont le droit, en vertu du droit international bien établi et sous réserve de leurs obligations conventionnelles, y compris la CEDH, de contrôler l’entrée, le séjour et l’expulsion des étrangers. »
- L’affaire Ahmed et autres c. Lettonie : levée des mesures provisoires
Quelques heures avant que ces mesures ne deviennent caduques, la Cour a décidé de les lever dans l’affaire Ahmed et autres c. Lettonie considérant qu’« [a]u total, 11 personnes du groupe (six adultes et cinq enfants) ont été admises sur le territoire letton pour des raisons humanitaires, principalement en raison de problèmes de santé et du fait que certaines sont mineures. Les autres requérants ne semblent plus se trouver dans la zone frontalière ou à proximité. »
- L’affaire R.A. et autres c. Pologne : prolongement des mesures provisoires
Par contre, dans l’affaire R.A. c. Pologne, la Cour a décidé le 27 septembre 2021 de prolonger les mesures provisoires, et ce jusqu'à nouvel ordre. En outre, la Cour a décidé de demander au gouvernement polonais, aux fins de la procédure devant la Cour, de permettre aux avocats des requérants d'établir les contacts nécessaires avec eux, soit en autorisant un contact direct entre les requérants et leurs avocats (si les requérants se trouvent sur le territoire polonais) soit en permettant aux avocats d'accéder à la frontière polonaise à côté du lieu où se trouvent les requérants. La Cour a également indiqué au gouvernement polonais que les requérants qui se trouvaient à la frontière au niveau du village polonais Usnarz Górny ne pouvaient être renvoyés vers la Biélorussie.
Le présent commentaire entend apporter un éclairage quant à la situation des migrants et demandeurs d’asile qui se sont retrouvés bloqués aux frontières polonaises et lettones avec la Biélorussie – et qui le sont d’ailleurs toujours dans le cas de la Pologne – à la lumière de la CEDH. Il s’agit ainsi d’examiner les mesures provisoires qui ont été ordonnées par la Cour dans les affaires contre la Pologne et la Lettonie (B.1), et de clarifier le droit d’accès à une procédure d’asile effective, même aux frontières, tel qu’il découle de l’article 3 de la Convention et de l’article 4 du protocole no. 4 à la Convention (B.2).
B. Éclairage
1. Quant aux mesures provisoires indiquées par la Cour dans les affaires R.A. et autres c. Pologne et Ahmed et autres c. Lettonie
Les mesures provisoires, telles que prévues à l’article 39 para. 1 du règlement de la Cour EDH, sont des mesures d’urgence qui, selon la pratique de la Cour, ne s’appliquent à titre exceptionnel que, lorsque les requérants seraient exposés – en l’absence de telles mesures – à un risque réel de dommages graves et irréversibles. La décision d’ordonner des mesures provisoires dans les affaires R.A. et autres c. Pologne et Ahmed et autres c. Lettonie vise à garantir le droit à la vie, couvert par l’article 2 de la Convention, et le droit à ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants, couvert par l’article 3. Effectivement, sans aucun accès à de l’eau potable, à de la nourriture, à un abri suffisant ni à aucune assistance médicale, il est certain que des mesures urgentes étaient nécessaires pour garantir la vie, la dignité et l’intégrité des personnes qui se trouvaient – et qui se trouvent toujours – aux frontières entre l’Union européenne et la Biélorussie depuis plusieurs semaines, et qui se trouvaient alors exposées à un risque réel de dommage grave et irréversible pour leur vie.
Comme il sera développé infra, la Cour européenne des droits de l’homme avait déjà eu l’occasion de se pencher sur la situation de personnes qui se voyaient systématiquement refuser l’accès au territoire polonais depuis la Biélorussie, en dépit de leurs nombreuses demandes de protection internationale, et qui étaient donc de facto automatiquement renvoyées en Biélorussie. Toutefois, dans ces affaires – dont les faits remontent à l’été 2017 – (M.K. et autres c. Pologne d’une part, et D.A. et autres c. Pologne d’autre part), la Cour n’a pas ordonné à la Pologne de fournir aux requérants de la nourriture, de l’eau, des vêtements, des soins médicaux adéquats ou un abri temporaire.[2] La Cour avait par contre indiqué – à trois reprises – au gouvernement polonais de ne pas renvoyer les requérants en Biélorussie. Les mesures provisoires ordonnées par la Cour contre la Pologne et la Lettonie dans les affaires R.A. et autres et Ahmed et autres témoignent donc de l’urgence de la situation. Selon l’IOM, ces personnes vivaient dans des conditions totalement désastreuses et nombreuses d’entre elles nécessitaient une assistance médicale urgente.
En ce qui concerne la Pologne, les autorités avaient indiqué dans un premier temps qu’elles refusaient de fournir de l’aide aux migrants, et il n’est pour le reste pas certain que les mesures provisoires aient bien été appliquées par la suite. La situation à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie est en effet identique à ce jour, voire s’est détériorée avec l’hiver qui approche. Les 20 et 24 septembre 2021, soit la veille de l’expiration des mesures provisoires, les corps sans vie de 5 migrants ont été retrouvés à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie. Ces personnes sont mortes d’hypothermie et de fatigue extrême. Ceci a révélé une fois de plus la situation catastrophique dans laquelle se trouvent les migrants bloqués aux frontières et qui nécessite d’amples mesures urgentes. Par conséquent, le 27 septembre, la Cour a décidé de prolonger les mesures à l’égard de la Pologne, jusqu’à nouvel ordre, en ajoutant que les autorités polonaises devaient autoriser les avocats des requérants bloquées aux frontières à avoir les contacts nécessaires avec ces derniers aux fins du bon déroulement de la procédure devant la Cour.
2. Interdiction des « pushbacks » et des expulsions collectives
Les pratiques actuelles de la Pologne (et qui ont similairement été exercées dans un premier temps par la Lettonie dans le contexte de l’affaire Ahmed et autres, bien qu’à présent les requérants aient été admis sur le territoire letton) à l’égard des migrants bloqués aux frontières avec la Biélorussie constituent une énième illustration de la politique constante et systématique de “pushbacks” et de non-admission exercée à ses frontières extérieures. Dans un rapport sur les moyens de répondre aux conséquences pour les droits de l’homme des mesures de renvoi de migrants sur terre et en mer, le rapporteur spécial sur les droits humains des migrants, Felipe González Morales, définit le terme « pushback » (en l’absence d’une définition internationalement reconnue) comme visant :
« les diverses mesures prises par les États, parfois avec la participation de pays tiers ou d’acteurs non étatiques, qui font que les migrants, y compris les demandeurs d’asile, sont sommairement contraints de retourner, sans que leurs besoins individuels en matière de protection des droits de l’homme soient évalués, dans le pays ou le territoire, ou dans les zones maritimes, qu’il s’agisse d’eaux territoriales ou d’eaux internationales, depuis lequel ou lesquelles ils ont tenté de traverser une frontière internationale ou l’ont effectivement franchie. »
Le rapporteur explique que ces mesures de renvoi ont pour effet d’éloigner des migrants du territoire d’un État, individuellement ou collectivement, sans qu’il ne soit procédé à une évaluation de la situation de chacun, et visent à sommairement « refuser aux migrants l’accès à un territoire ou une zone de juridiction, empêcher leur débarquement, entraver la poursuite de leur voyage ou les expulser hors d’un territoire. » Autrement dit, ces mesures recouvrent les pratiques qui peuvent être employées à la fois avant et après l’entrée sur le territoire d’un État. Ces mesures dénient aux migrants leurs droits fondamentaux en les privant de l’accès à la protection prévue par le droit international et le droit national ainsi que des garanties procédurales. En particulier, le rapporteur mentionne (para. 61) l’exemple de la Pologne comme État procédant, de manière constante, à des « pushbacks » à ses frontières avec la Biélorussie. Pendant plusieurs années, la Pologne a effectivement constamment refusé l’entrée sur son territoire de non-ressortissants en provenance de Biélorussie, en ignorant tout simplement les craintes de persécution dans leur pays d’origine exprimées par ces personnes. La Cour EDH a d’ailleurs indiqué l’existence d’une politique généralisée de la Pologne consistant à ne pas examiner les demandes de protection et à renvoyer en Biélorussie les demandeurs (M.K. et autres c. Pologne, paras. 208-209 ; D.A. et autres c. Pologne, para. 81). La Cour a en effet déjà eu, à plusieurs reprises, l’occasion de statuer sur des affaires liées à ces pratiques de « pushbacks » et a, à chaque fois, condamné le gouvernement polonais pour violation la Convention.
- L’affaire M.K. c. Pologne
Premièrement, dans son arrêt du 23 juillet 2020, M.K. et autres c. Pologne, la Cour a en effet rappelé qu’en cas de renvoi de demandeurs d’asile vers un pays tiers, les autorités de l’État contractant ont le choix soit d’examiner la demande de protection internationale, soit de s’assurer qu’il y a un accès effectif à une procédure d’asile adéquate dans la pays tiers (paras. 171-173). En d’autres termes, d’une façon ou d’une autre, les demandeurs doivent avoir accès une procédure d’asile effective. En l’espèce, de très nombreuses sources et preuves soutenaient que les requérants demandaient une protection internationale à la Pologne et alléguaient que leurs demandes de protection ne seraient pas adéquatement examinées par la Biélorussie de sorte qu’un renvoi vers la Biélorussie les exposerait à un risque de refoulement en chaîne vers la Russie. Or, les autorités polonaises n’ont aucunement examiné ni les demandes de protection quant au fond, ni les procédures d’asile existantes en Biélorussie – laquelle n’a ratifié ni la Convention européenne des droits de l’homme ni la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés. La Pologne se contentait simplement et automatiquement de renvoyer les demandeurs en Biélorussie. La Cour a décidé que la Pologne devait examiner ces demandes de protection en vertu de son obligation procédurale découlant de l’article 3 de la Convention, et que le gouvernement polonais était dans l’obligation d’assurer la sécurité des requérants, en particulier en les autorisant à rester sous la juridiction polonaise, le temps de l’examen de leurs demandes (para. 178). Concernant l’accès au territoire, la Cour a précisé qu’un État contractant ne peut refuser l’accès à son territoire à une personne se présentant à sa frontière lorsque celle-ci allègue un risque réel de traitements inhumains ou dégradants si elle devait rester sur le territoire de l’État voisin (para. 179). Dès lors, découle de l’article 3 et de son obligation de non-refoulement, non seulement une obligation positive d’accepter les demandes de protection et de les examiner (soit quant au fond, soit quant aux procédures d’asile existantes dans le pays tiers et quant aux risques de refoulement allégués), ainsi que de laisser entrer les demandeurs sur son territoire le temps de l’examen de la demande, mais aussi une obligation négative de ne pas les renvoyer.
Qui plus est, la Cour a décidé dans M.K. et autres que le gouvernement polonais a aussi violé l’article 4 du protocole no. 4 qui interdit les expulsions collectives d’étrangers. Clarifiant le fait que le refus de laisser entrer un non-ressortissant sur son territoire en le renvoyant dans le pays voisin constitue bien une expulsion (para. 204), la Cour a précisé que l’expulsion ne peut être collective en ce sens que la demande de la personne doit faire l’objet d’un examen suffisamment individualisé (voy. Khlaifia et autres c. Italie). Or, les décisions de refus d’entrée à l’encontre des ressortissants russes ont été prises dans le cadre d’une politique généralisée consistant à systématiquement refuser les demandes de protection à la frontière avec la Biélorussie et à renvoyer les requérants, sans aucun examen individualisé de leur situation. Il découle donc de l’article 4 du protocole no. 4 à la Convention un droit d’accès aux procédures d’asile.
- L’affaire D.A. et autres c. Pologne
Deuxièmement, l’arrêt de la Cour D.A. et autres c. Pologne, rendu le 8 juillet 2021, concerne les mêmes pratiques de « pushbacks » à l’encontre, cette fois, de ressortissants syriens à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie. Les requérants alléguaient s’être présentés à de très nombreuses reprises à la frontière polonaise en exprimant leur souhait de déposer une demande d’asile sur base des risques de persécution en Syrie, et invoquant un risque de refoulement en chaîne depuis la Biélorussie. A chaque fois pourtant, ils se voyaient refuser l’entrée par les gardes-frontières polonais et étaient renvoyés en Biélorussie, sans examen de leur demande. Tout comme dans son arrêt M.K. c. Pologne, sur base duquel le raisonnement de la Cour se fonde largement, la Cour a décidé que la Pologne a violé l’article 3 de la Convention en ce que ses autorités ne pouvaient ignorer les demandes de protection internationale que voulaient déposer les requérants, lesquels avaient apporté de nombreuses preuves qu’ils encourraient un risque réel de traitements inhumains et dégradants en Syrie ainsi qu’un risque de refoulement en chaîne en Biélorussie. Par conséquent, les autorités polonaises devaient examiner les demandes des requérants en vertu de leur obligation procédurale découlant de l’article 3 de la Convention (i.e. examiner les demandes quant au fond, ou à tout le moins l’effectivité des procédures d’asile en Biélorussie). En outre, les autorités polonaises avaient l’obligation de s’assurer de la sécurité des requérants, en particulier en les autorisant à rester sous la juridiction polonaise le temps de l’examen de leurs demandes (para. 64). Dans le même arrêt, la Cour a décidé que le gouvernement polonais a également violé l’article 4 du protocole no. 4 en refusant de prendre en compte les demandes de protection internationale des requérants et en refusant de les examiner individuellement avant de les renvoyer en Biélorussie (paras. 81-84).
Dès lors, il émerge clairement de ces arrêts que les pratiques de « pushbacks » aux frontières de migrants qui expriment leur souhait de demander l’asile, sans examen de leur situation individuelle et des risques invoqués, violent l’article 3 de la Convention, ainsi que l’article 4 du protocole no. 4 à la Convention. Il en découle effectivement un droit de demander l’asile aux frontières, qui implique donc un droit d’accès aux procédures d’asile, un droit de rester sous la juridiction de l’État contractant le temps de l’examen des demandes, voire un droit d’entrée sur le territoire s’il y a un risque de traitements inhumains ou dégradants dans la pays voisin notamment en cas de refoulement en chaîne – en particulier lorsque ce pays voisin n’est ni partie à la Convention européenne des droits de l’homme, ni partie à la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés et ne peut être considéré comme « pays sûr » de destination pour les demandeurs d’asile.
Les affaires Ahmed et autres c. Lettonie et R.A. et autres c. Pologne, ainsi que la situation de la grande majorité des migrants et demandeurs d’asile se trouvant bloqués aux frontières polonaises et lettones avec la Biélorussie, présentent le même enchaînement de faits imputables aux autorités polonaises et lettones que dans les affaires M.K. et autres c. Pologne et D.A. et autres c. Pologne. Effectivement, comme il a été expliqué supra (A.1), outre les renvois forcés des requérants vers la frontière avec la Biélorussie, les requérants n’ont eu – et n’ont toujours pas dans le cas de la Pologne – aucun accès effectif à des procédures d’asile adéquates : les autorités refusent d’enregistrer leurs demandes de protection internationale, et refusent donc corrélativement d’examiner d’une part leur situation individuelle et les risques allégués de traitements inhumains et dégradants en Afghanistan et en Irak en cas de refoulement en chaîne, d’autre part l’effectivité des procédures d’asile en Biélorussie. Or, et tout comme dans les affaires M.K. et autres c. Pologne et D.A. et autres c. Pologne, les autorités polonaises et lettones ne pouvaient ignorer le souhait des requérants de demander une protection internationale, lesquels l’ont formulé à plusieurs reprises (à cet égard, même des déclarations orales et verbales doivent être prises en compte et examinées, voy. M.A. et autres c. Lituanie), ni les allégations formulées par les requérants selon lesquelles la Biélorussie ne constitue pas un pays sûr pour eux et qu’il existe un risque de refoulement en chaîne vers l’Afghanistan et l’Iraq.
La Lettonie et la Pologne ont donc violé leur obligation procédurale découlant de l’Article 3 ainsi que l’article 4 du protocole no. 4, en refusant de donner un accès effectif aux procédures d’asile et en procédant, de la sorte, à des « pushbacks » collectifs. En outre, les autorités polonaises et lettones étaient dans l’obligation d’assurer la sécurité des requérants le temps de l’examen de leurs demandes ; et il découle de l’arrêt M.K. et autres qu’elles devaient également leur accorder l’accès au territoire en raison du risque réel allégué de traitements inhumains ou dégradants si les requérants devaient rester sur le territoire biélorusse. A cet égard, l’argument avancé par le gouvernement polonais selon lequel ses autorités se doivent de protéger les frontières extérieures de l’Union européenne et les frontières de l’espace Schengen ne tient pas la route. Dans son arrêt M.K. et autres c. Pologne, face au même argument invoqué par la Pologne, la Cour strasbourgeoise avait effectivement souligné que le droit de l’Union européenne, en ce compris le Code frontières Schengen (en particulier son article 4) et la directive 2013/32 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (en particulier ses articles 6 et 8), comprend de manière claire le principe de non-refoulement, tel que garanti par la Convention de 1951, et vise à offrir à tous les demandeurs d'asile un accès effectif à une procédure appropriée permettant l'examen de leurs demandes de protection.
Par conséquent, à la lumière de cette jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, il est fort à parier (ou à espérer ?) que la Cour constatera la violation de l’article 3 de la Convention et de l’article 4 du protocole no. 4 dans l’examen des affaires R.A. et autres c. Pologne et Ahmed et autres c. Lettonie quant au fond. Il est toutefois regrettable que dans ses premières mesures provisoires indiquées vis-à-vis de la Pologne et de la Lettonie, la Cour ait précisé que « cette mesure ne devait pas être comprise comme exigeant que la Pologne ou la Lettonie laissent les requérants entrer sur leur territoire » et que « cette décision a été prise en conformité avec le fait que les États contractants ont le droit, en vertu du droit international bien établi et sous réserve de leurs obligations conventionnelles, y compris la Convention, de contrôler l’entrée, le séjour et l’expulsion des étrangers. » Alors que dans les affaires M.K. et autres, et D.A. et autres, la Cour avait ordonné à la Pologne de recevoir et d’enregistrer les demandes d’asile présentées aux frontières, la Cour s’est donc cette fois montrée plus prudente en rappelant son – ô combien sacré – ‘Strasbourg reversal’ selon lequel les États ont prioritairement le droit de contrôler l’entrée sur leur territoire.
3. Conclusion
La situation de nombreux migrants et demandeurs d’asile bloqués aux frontières entre la Biélorussie d’une part, et la Pologne et la Lettonie d’autre part, sans examen aucun de leurs demandes de protection internationale, constitue une nouvelle illustration de la politique constante et systématique de “pushbacks” exercée non seulement par la Pologne, mais aussi par d’autres États européens tels que la Lettonie ici, aux frontières extérieures de l’Union européenne. La Cour européenne des droits de l’homme a pourtant décidé dans sa jurisprudence antérieure que de telles pratiques de renvoi (dites de « pushbacks ») violent l’article 3 de la Convention et l’article 4 du protocole no. 4 à la Convention, en déniant aux requérant tout accès effectif aux procédures d’asile et toute sécurité le temps de l’examen de leurs demandes. À cet égard, la proposition législative introduite par le gouvernement polonais qui autoriserait ses autorités à refuser les demandes de protection introduites par des personnes arrivées irrégulièrement sur le territoire et à les renvoyer sans examen de leur situation inquiète en ce qu’elle donnerait un vernis de légalité aux pratiques de « pushbacks » et faciliterait les expulsions collectives, et ce en pleine violation du droit international et européen.
La jurisprudence antérieure de la Cour EDH – notamment ses arrêts M.K. et autres c Pologne et D.A. et autres c. Pologne – quant au traitement de demandeurs d’asile aux frontières extérieures terrestres de l’Union européenne est pourtant relativement claire : toute personne qui se présente aux frontières extérieures et qui exprime un souhait de demander une protection internationale doit disposer d’un accès effectif et individuel à une procédure d’asile. Ainsi, les événements récents survenus aux frontières de l’est de l’Union européenne témoignent d’une réelle contestation – voire négation – du droit international et européen des droits fondamentaux et de l’asile. L’effectivité du droit européen et international des droits fondamentaux est clairement remis en question. Qui plus est, ces événements illustrent à nouveau l’importance de développer considérablement les voies d’accès légales et sûres à la protection internationale, sans lesquelles le sort des personnes en quête de protection risque d’être constamment subordonné aux considérations politiques et géopolitiques – comme l’avait déjà démontré l’affaire dite « des visas humanitaires » en Belgique il y a quelques années. Ceci vaut non seulement quant au nombre de places offertes qui est pour l’instant très largement inférieur au nombre de personnes en quête d’une protection, mais surtout quant à la clarification du cadre juridique et des garanties procédures et substantielles, telles que découlant du droit international et européen des droits humains, qui entourent les modalités de soumission, de sélection et d’octroi de ces voies légales.
C. Pour aller plus loin
Lire l’arrêt :
Cour eur. D.H., 25 août 2021, R.A. et autres c. Pologne, req. n° 42120/21.
Cour eur. D.H., 25 août 2021, Ahmed et autres c. Lettonie, req. n° 42165/21.
Cour eur. D.H., 15 septembre 2021, Ahmed et autres c. Lettonie, req. n° 42165/21.
Cour eur. D.H., 27 septembre 2021, R.A. et autres c. Pologne, req. n° 42120/21.
Jurisprudence :
Cour eur. D.H, 8 septembre 2021, A.S et autres c. Lituanie, req. n° 44205/21.
Cour eur. D.H, 29 septembre 2021, A.S et autres c. Lituanie, req. n° 44205/21.
Doctrine :
U. Brandl, “A human right to seek refuge at Europe’s external borders: The ECtHR adjusts its case law in M.K. vs Poland”, Eumigrationlawblog, 11 septembre 2020.
F. Gatta, “Systematic push back of ‘well behaving’ asylum seekers at the Polish border: M.K. and Others v. Poland”, Strasbourg Observer, 7 octobre 2020.
I. Goldner Lang, B. Nagy, “External border control techniques in the EU as a challenge to the principle of non-refoulement”, European Constitutional Law Review, vol. 17, 2021/2, pp. 1-29.
S. Carrera, M. Stefan (eds.), Fundamental Rights Challenges in Border Controls and Expulsion of Irregular Immigrants in the European Union: Complaint Mechanisms and Access to Justice, Routledge, London, 2020.
Pour citer cette note : Eugénie Delval, « Quant au droit d’accès effectif aux procédures d’asile, tel que découlant de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 du protocole no. 4, des demandeurs d’asile bloqués aux frontières de la Pologne et de la Lettonie », Cahiers de l’EDEM, octobre 2021.
[1] La Cour a aussi indiqué des mesures provisoires dans une affaire contre la Lituanie. L’affaire S.A. et autres c. Lituanie concerne un groupe de 5 requérants de nationalité afghane qui sont arrivés en Biélorussie en août 2021 et qui ont ensuite à plusieurs reprises tenté de pénétrer le territoire lituanien en vue d’y demander l’asile, mais se sont à chaque fois vus refuser l’accès sans possibilité de retourner en Biélorussie. Toutefois, depuis le 5 septembre, les requérants sont parvenus à entrer sur le territoire lituanien. Les requérants ont introduit une requête auprès de la Cour, le 7 septembre 2021, accompagnée d’une demande de mesures provisoires, demandant à la Cour de suspendre leur renvoi vers la Biélorussie sur base des articles 2, 3 et 13 (droit à un recours effectif) de la Convention, et sur base de l’article 4 du protocole no. 4 à la Convention. Le 8 septembre 2021, la Cour a indiqué au gouvernement lituanien que les requérants ne pouvaient être renvoyés en Biélorussie. Le 28 septembre, la Cour a décidé de lever ces mesures, compte tenu du fait que les requérants se trouvent toujours sur le territoire lituanien et que le gouvernement Lituanien a assuré la Cour que ces personnes ne seraient pas renvoyées le temps de l’examen de leur demandes d’asile.
[2] Toutefois, la Cour Strasbourgeoise a déjà ordonné aux États contractants de fournir de la nourriture et autres besoins de première nécessité aux requérants. Ainsi, entre 2018 et 2020, la Cour a appliqué une vingtaine de fois l’article 39 contre la Hongrie, indiquant que ses autorités devaient s’assurer que les migrants détenus en zone de transit reçoivent de la nourriture, tandis que la commission européenne et de nombreux acteurs de la société civile dénonçaient une tactique de famine dans les zones de transit.