Conseil du contentieux des étrangers, 24 août 2021, n° 259 533

Louvain-La-Neuve

Mutilations génitales féminines, crainte exacerbée, vulnérabilités : prudence et mesure du juge du Conseil du contentieux des étrangers.

C.C.E. – ressortissante guinéenne – mutilations génitales féminines – caractère continu de la crainte – crainte exacerbée – vulnérabilités – annulation – renvoi au C.G.R.A.

Le Conseil du contentieux des étrangers (ci-après, C.C.E.) annule une décision du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides s’agissant d’une ressortissante guinéenne ayant fui la guinée après avoir été mariée de force et excisée. Il estime que la gravite extrême d’un tel type de mutilation invite à s’interroger sur les conséquences (physiques et psychologiques) permanentes que cela peut engendrer ainsi qu’au caractère continu de la crainte. Il soulève également la question de la reproduction de la persécution en cas de retour au pays d’origine. Le C.C.E. annule la décision attaquée et renvoie l’affaire pour réexamen au Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (ci-après, C.G.R.A.).

Zoé Crine

A. Arrêt

La requérante est de nationalité guinéenne, d’ethnie malinké et est née le 1er décembre 1999.

Elle introduit un recours devant le Conseil du contentieux des étrangers contre une décision de refus d’octroi du statut de réfugié et du statut de protection subsidiaire. À l’appui de son recours, la requérante fait valoir ses craintes de retourner en Guinée en raison de l’excision et du mariage forcé qu’elle y a subi. Elle mentionne également nourrir des craintes en raison de la naissance de son fils [M.K.], né hors mariage, et de sa désinfibulation en Belgique. Au vu de cette opération, elle fait également valoir son risque de réexcision en cas de retour en Guinée.

La requérante expose avoir perdu son père en 2017 avant de passer sous l’autorité de son oncle, venu s’installer chez elle. Rapidement, ce dernier lui interdit de faire des études et la contraint à réaliser toutes les tâches ménagères du foyer. Le 16 juin 2017, alors que la femme de son oncle lui demande d’aller chercher un seau aux toilettes de son domicile, la requérante se trouve confrontée à une exciseuse, accompagnée d’une autre femme. Maintenue contre son gré par la femme de son oncle et sa co-épouse, la requérante est excisée de force.

En 2019, la requérante est contrainte d’épouser un homme qu’elle ne connait pas, dénommé [E.H.S.D.]. Pour avoir marqué son refus et son opposition à cette union, elle est violentée par son oncle. Le 16 août 2019, la requérante est informée que son mariage a eu lieu et qu’il a été célébré à son domicile, en son absence. Elle est ensuite conduite chez son époux. Durant la nuit, ce dernier insiste pour avoir des relations sexuelles avec la requérante. Celle-ci refuse et se fait menacer par son époux qui lui arrache ses vêtements et lui rappelle qu’il a investi beaucoup dans leur mariage. La requérante finit par céder. Le lendemain, son époux fait remarquer qu’elle n’est pas correctement excisée et qu’il souhaite qu’elle soit soumise à nouvelle excision.

Après deux semaines, la requérante profite d’un baptême auquel elle accompagne son mari pour s’enfuir. Prétextant son besoin d’aller aux toilettes pendant la cérémonie, elle quitte les lieux de la fête et part rejoindre un ami de son père défunt. Celui-ci est rapidement menacé par le mari de la requérante et ne peut la garder cachée chez lui. Il l’emmène donc à Conakry chez un ami dénommé [A.S.] chez qui la requérante reste jusqu’à son départ pour l’Europe. Le 22 septembre 2019, elle quitte définitivement la Guinée pour rejoindre la Belgique. Elle introduit une demande de protection internationale auprès des instances d’asile le 27 novembre 2019. À l’appui de celle-ci, la requérante dépose une attestation de séquelles, deux attestations médicales qui établissent son excision de type II, divers rapports au sujet de son suivi de grossesse et d’une désinfibulation, un rapport psychologique ainsi qu’une copie de sa carte du GAMS et de l’acte de naissance de son fils [M.K.].

Le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides estime que la requérante n’apporte pas d’éléments suffisants permettant de considérer qu’il existe dans son chef une crainte fondée de persécution au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951. 

D’une part, il estime que le « contexte de vie » qui aurait favorisé le mariage forcé de la requérante n’est pas établi. Le C.G.R.A. relève que les connaissances de la requérante au sujet de son oncle sont si limitées qu’elles ne permettent pas de croire que la requérante ait vécu dans le foyer de son oncle durant deux années. D’autre part, le Commissariat Général soutient que les propos de la requérante sont « sommaires et dénués de vécu » (point B) lorsque celle-ci vient à s’exprimer sur son mari forcé et les semaines vécues à ses côtés. Confronté aux déclarations insuffisantes de la requérante quant à la description physique de son mari et son âge, le C.G.R.A. considère qu’il n’est pas établi que la requérante ait effectivement subi un mariage forcé. Partant, il met aussi en doute le risque de réexcision par son mari forcé, sa situation maritale n’étant pas établie. Enfin, s’il ne remet pas en cause le certificat attestant l’excision de type II, il doute des circonstances dans lesquelles cette dernière serait survenue, rappelant que les faits à la base de la demande de protection de la requérante ne sont pas jugés comme crédibles. Concernant la crainte évoquée quant à l’enfant né hors mariage, le Commissariat général rappelle qu’il reste dans l’ignorance de la « véritable situation maritale » de la requérante et qu’il ne peut donc apprécier le bien-fondé de cette crainte. Le C.G.R.A. estime dès lors qu’il ne peut tenir pour établi « aucune circonstance et aucun autre persécuteur potentiel » (point B) qui menacerait la requérante d’être à nouveau excisée. Il conclut qu’il n’existe pas de risque qu’elle subisse une nouvelle forme de mutilation génitale féminine.

Dans son appréciation des documents déposés à l’appui de la demande, le C.G.R.A. ne remet pas en cause les difficultés psychologiques de la requérante.  Si celles-ci peuvent expliquer certains besoins procéduraux spéciaux que le C.G.R.A. a reconnus, il souligne néanmoins que ces besoins ne peuvent justifier « un manque général de consistance […] tout au long de l’entretien » (point B) sur différents aspects du récit de la requérante.  Sur base de ces éléments, le Commissariat général conclut que la requérante ne peut pas être reconnue comme réfugiée au sens de l'article 48/3 de la loi sur les étrangers.

En degré d’appel, la partie requérante reproche au C.G.R.A. de ne pas avoir pris suffisamment au sérieux le profil spécifique de la requérante, lequel témoigne d’une vulnérabilité extrême, comme justifié par l’attestation psychologique du 24 février 2021. Elle rappelle dans ce sens que la requérante a elle-même été « formatée par son entourage à ne plus penser et à ne plus s’exprimer » (point 2.3). Elle souligne qu’à tout le moins, des éléments d’instruction complémentaires sont nécessaires. À l’audience, la partie requérante dépose une note complémentaire concernant la procédure de reconnaissance de paternité introduite par le père biologique de son enfant né sur le territoire belge.

Le C.C.E., saisi d’un recours contre la décision de refus du C.G.R.A., estime qu’il ne peut se rallier aux motifs de la décision attaquée. Au regard de la mutilation génitale féminine subie par la requérante en particulier, le C.C.E. observe que la requérante a déposé des attestations médicales probantes, visant à démontrer qu’elle a subi une excision de type II et une infibulation (à tout le moins partielle), dans tous les cas, une « mutilation génitale très sévère » (point 4.4). Le Conseil estime qu’il ne peut se prononcer sur l’affaire sans qu’il soit procédé à des mesures d’instruction complémentaires visant à répondre à deux questions qui se posent : d’une part, la question des « conséquences permanentes » (tant physiques que psychologiques) que ce type de mutilation peut provoquer, lesquelles donnent alors un « caractère continu » à la persécution subie (point 4.4). D’autre part, la question du risque de la reproduction de la persécution initiale.

Le Conseil estime que la motivation de l’acte ne permet pas de répondre à ces questions. Il annule la décision attaquée et renvoie l’affaire au C.G.R.A.

B. Éclairage

Cet arrêt met en lumière divers éléments qui méritent d’être soulignés. D’abord, il soulève la question du caractère potentiellement « continu » de certains types de persécutions, dont les conséquences sont permanentes. Ensuite, il questionne l’impact que la vulnérabilité d’un profil particulier peut avoir non seulement sur les capacités de restitution de la crainte mais aussi dans l’établissement d’un risque de persécution. Cet arrêt souligne également les questions délicates qui émergent de la reconnaissance (ou non) de la vulnérabilité d’une requérante victime de mutilations génitales féminines, liée à son besoin de protection.

1. Un caractère « continu », une potentielle crainte exacerbée ? Hésitations du juge, fluctuations de la jurisprudence

Dans cet arrêt, le C.C.E. questionne les effets potentiellement « continus » de la persécution, en s’interrogeant sur les conséquences physiques et psychologiques permanentes qui peuvent résulter des mutilations génitales féminines. Conscient de l’impact que ces conséquences peuvent avoir sur la capacité de restitution du demandeur, le juge dispose donc d’un pouvoir de discrétion dans l’appréciation de ce qui peut ou non « discréditer » un récit d’asile et en excuser les imprécisions. Dans l’arrêt, l’expression des « effets continus » de la persécution utilisée par le juge rappelle une autre notion mobilisée par le juge du C.C.E. : la crainte exacerbée.

La notion de crainte exacerbée est une construction jurisprudentielle belge qui tend à tenir compte de la vulnérabilité de la personne (notamment, dans la manière dont les événements subis continuent de fragiliser la personne et de lui faire craindre un retour) pour évaluer sa crainte de persécution. La crainte exacerbée établit un risque en raison d’une persécution extrêmement grave ayant eu lieu par le passé. Elle admet que l’intensité des persécutions passées suffit en tant que tel à fonder une crainte de persécution pour l’avenir. Il s’agit donc de raisonner sur une crainte subjective qui découle d’un risque passé dont la gravité a été objectivement élevée. Dans cette optique, la vulnérabilité du profil du requérant joue un rôle tout particulier en ce qu’elle peut être décisive (si celle-ci est attestée) dans l’octroi d’une protection internationale.  Si la crainte exacerbée est avant tout une construction jurisprudentielle belge, elle est aussi un raisonnement juridique qui fonctionne par analogie avec la clause de cessation prévue à l’article 1er, section C, 5 de la Convention de Genève, laquelle permet au réfugié de refuser de réclamer la protection d’un pays dont il a la nationalité et au motif de « raisons  impérieuses », même si la situation du pays d’origine a connu une évolution objective. Le demandeur peut donc invoquer dans ce sens des persécutions antérieures objectives qui justifient l’octroi d’une protection. Le législateur belge a également consacré cette possibilité en l’article 48/7 de la loi des étrangers, qui permet d’octroyer une protection et d’apprécier la crainte subjective dans le cas où le traumatisme a été particulièrement élevé.

L’usage de la crainte exacerbée par le juge du C.C.E. est illustré dans différents arrêts. Plusieurs d’entre eux soulignent cet usage au regard de femmes victimes de violences dites de genre[1], dans le cas de mariage forcé (voir par exemple, C.C.E., n° 213 357 du 30 novembre 2018) mais aussi dans le cas de mutilations génitales féminines ( C.C.E., n° 242 577 du 20 octobre 2020)[2]. Dans ces arrêts, le juge estime que la gravité des faits subis par les requérantes est telle que les ressortissantes ne peuvent légitimement pas bénéficier de la protection de leur pays d’origine[3].

La jurisprudence du Conseil n’est néanmoins pas constante à cet égard. À titre d’exemple, dans un arrêt n° 259 841 du 31 août 2021 aux faits similaires, le juge du C.C.E. se montrait beaucoup plus prudent dans l’usage de la notion de crainte exacerbée, en précisant étroitement ses contours. Aussi, s’il mentionne qu’il reste pertinent de reconnaître la qualité de réfugié même en l’absence de crainte future, il souligne « qu’il faut réserver les cas dans lesquels, en raison du caractère particulièrement atroce de la persécution subie - eu égard à sa nature intrinsèque, aux circonstances dans lesquelles elle s’est déroulée, et à l’importance des conséquences psychologiques et physiques engendrées -, la crainte de l’intéressée est exacerbée à un point tel, qu’un retour dans le pays d’origine où cette persécution a été rendue possible est inenvisageable » (point 5.6.3). Dans cet arrêt, le C.C.E. estime que les conditions de vie de la requérante dans son pays d’origine (Guinée) ne permettent pas de démontrer qu’il existe dans son chef un état de crainte exacerbée liée à l’excision subie. Le Conseil souligne encore que « la protection internationale offerte par cette Convention a pour objectif de fournir à un demandeur une protection contre de possibles persécutions, et non de permettre la réparation des dommages inhérents à une persécution antérieurement subie » (point 5.6.3) précisant que la Convention de Genève « reste totalement inopérant[e] pour mettre fin aux souffrances physiques et psychiques liées aux persécutions subies, dès lors que l’existence de ces souffrances est indépendante du statut juridique de l’intéressée » (point 5.6.3).  Ce raisonnement se retrouve également dans un arrêt n° 259 650 du 30 août 2021, dans lequel le juge du C.C.E. souligne que le caractère de la crainte de la requérante (guinéenne) ne permet pas de penser qu’un retour au pays d’origine est impossible. Il précise à nouveau que l’octroi d’une protection à la requérante, victime d’excision de type II, ne permettra pas de réparer les dommages découlant des pratiques traditionnelles néfastes subies antérieurement (point 5.13).

On peut être surpris des propos tenus par le Conseil qui veut rappeler que le statut de réfugié n’a pas d’impact sur les blessures et dommages subis.  Les victimes de mutilations génitales féminines savent très bien (et à juste titre) que le statut de réfugié n’implique pas la fin immédiate de leurs souffrances physiques et psychologiques. La question qu’elles posent, à travers leur demande d’asile, est celle de l’interruption des répétitions des logiques portant atteintes aux droits fondamentaux des femmes et plus largement, de la reconnaissance d’une protection contre des formes d’oppressions spécifiques (en l’occurrence, les violences sexuelles)[4].

La fluctuation de la jurisprudence sur la notion de crainte exacerbée laisse donc une large marge d’appréciation au juge qui, dans circonstances similaires, n’octroie pas toujours la reconnaissance de craintes exacerbées semblables. Si la vulnérabilité est centrale dans ces arrêts, en ce qu'elle permet d'accorder une protection sous certaines conditions, elle reste soumise à la charge de la preuve. En d'autres termes, la crainte exacerbée doit, comme toute autre crainte, être et rester fondée. À l'appui de cette crainte, les requérants utilisent donc des certificats médicaux qui doivent également être reconnus par le juge comme preuve sérieuse. L'appréciation de la vulnérabilité dans le cadre d'une crainte exacerbée reste donc soumise à une la force probante attribuée (ou non) aux certificats médicaux qui veulent l’authentifier.

Dans l’arrêt commenté, le juge se montre prudent en estimant que des mesures d’instruction complémentaires sont nécessaires pour apprécier le caractère potentiellement continu de la crainte.

2. Une vulnérabilité appréciée de manière « technique » : aux besoins particuliers signalés, moyens particuliers octroyés

En degré d’appel, la requérante soutient que son profil spécifique et en particulier sa vulnérabilité extrême justifiée par attestation psychologique, n’ont pas été pris en compte durant l’examen de la demande de protection. Elle justifie les incohérences du récit au vu de sa « fragilité psychique » et des traumatismes subis.

Le C.C.E. ne se prononce pas directement sur la vulnérabilité de la requérante. Dans l’arrêt, il estime que des informations complémentaires sont à fournir pour évaluer le bien-fondé de la crainte. L’on peut néanmoins s’attarder sur l’analyse que le C.G.R.A. fait de la vulnérabilité : à l’aune de l’attestation psychologique soulignant certains symptômes tels que des troubles cognitifs (concentration) et émotionnels (crises d’anxiété), le Commissariat général reconnait dans le chef de la requérante des besoins procéduraux spéciaux. Néanmoins, il limite les conséquences potentielles de cette vulnérabilité, en soulignant que les arguments qui fondent sa décision de refus « ne reprochent en aucune manière un manque de structure temporelle ou de restitution de dates, mais s’attachent à mettre en exergue un manque général de consistance […] » dans les différents aspects du récit de la requérante (point B). Il souligne également être conscient du fait que « l’exil et la procédure d’asile sont eux-mêmes des facteurs de stress importants » (point B) qui peuvent expliquer la fragilité psychologique des demandeurs d’asile.  Sur la relation entre les demandeurs d’asile et les praticiens, le C.G.R.A. émet quelques réserves, en soulignant que ces derniers « ne sont nullement garants de la véracité des faits qu’[ils] relatent et auxquels ils attribuent leurs souffrances psychiques, d’autant plus que le type de soins que ces praticiens prodiguent nécessite la mise en place d’une relation de confiance qui s’accommode difficilement d’une mise en cause de la bonne foi de leur patient » (point B).

Le C.G.R.A. est bien conscient de la situation de « stress » dans laquelle la procédure d’asile place la requérante et des besoins particuliers qui peuvent en découler. Son argumentaire fait écho à celui du Comité Onusien pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (le « CEDAW »). Dans sa recommandation générale n°32 sur les femmes et les situations de réfugiés, d’asile, de nationalité et d’apatridie, le Comité souligne que les demandeuses d’asile nécessitent une attention particulière tout au long de la procédure d’asile (point 25), indiquant que les différents dispositifs de la procédure doivent prendre en compte les besoins particuliers des femmes vulnérables (point 34).  Dans cette perspective, néanmoins, le C.G.R.A. adopte une approche très « technique » de la vulnérabilité :  il se limite à signaler que les garanties procédurales requises ont été octroyées, en accord avec les textes du système européen d’asile commun (et notamment, les articles 15 et 24 de la Directive 2013/32/UE dite « Procédures » dédiés à l’entretien personnel du demandeur d’asile vulnérable qui doit bénéficier d’un soutien particulier). Aux besoins spéciaux répondent donc aussi des moyens spécifiques, mis en place par l’officier de protection en charge du dossier. Sur la « forme », les besoins particuliers de la demandeuse ont été rencontrés (celle-ci a pu bénéficier des aménagements nécessaires). Sur le « fond » néanmoins, l’interaction entre la vulnérabilité de la requérante et sa capacité à faire face à une procédure administrative (que le C.G.R.A. reconnait comme « stressante ») et in fine, son besoin de protection, restent peu analysés. Le C.G.R.A. suggère une réponse très standardisée, formatée à un problème plus sophistiqué, qui dépasse les simples conditions de déroulement d’un entretien (la fréquence des pauses, l’accès plus ou moins aisé au local de l’interview, le genre de l’officier de protection) mais touche véritablement la question de l’établissement du risque de persécution. L’article 48/6, paragraphe 5, c) de la loi des étrangers rappelle par ailleurs que l’officier de protection en charge de l’examen de la demande doit tenir compte de la situation individuelle du demandeur et de facteurs tels que son passé, son âge et son sexe pour déterminer ses risques de persécutions ou d’atteintes graves. Le profil vulnérable d’un demandeur d’asile, étayé par des documents médicaux circonstanciés, peut être inclus et compris dans ces éléments à considérer.

En conclusion, il reviendra au juge de décider quelles conséquences donner à la vulnérabilité, et ce à différents niveaux : dans l’exigence de restitution des récits mais aussi, dans l’impact que traumatisme d’une demandeuse psychologiquement instable peut avoir sur sa capacité de solliciter les autorités de son pays d’origine dans le but d’obtenir leur protection.  Dans l’affaire en l’espèce, le C.C.E. fait preuve de la réserve qui est de mise pour statuer sur des questions délicates (les mutilations génitales féminines, la preuve et l’appréciation des certificats médicaux) qui soulèvent des points éthiques essentiels, à la frontière entre la détection d’une vulnérabilité par le milieu médical et la reconnaissance du besoin de protection par une juridiction. Ces éléments peuvent (et doivent), plus généralement, interroger l’utilité juridique de la notion de vulnérabilité.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : C.C.E., 24 août 2021, n°259 533.

Jurisprudence :

C.C.E., 31 août 2021, n° 259 841 ;

C.C.E., 30 août 2021, n° 259 650 ;

C.C.E., 20 octobre 2020, n° 242 577 ;

C.C.E., 30 novembre 2018, n° 213 357 ;

C.C.E., , 31 mai 2016, n° 168.784 ;

C.C.E., 11 mars 2016, n° 163.946 ;

C.C.E., 9 juin 2015, n° 147.484 ;

C.C.E., 19 décembre 2014, n° 135.662.

Doctrine :  

Comité des Nations unies pour l'élimination de la discrimination à l'égard des femmes (CEDAW), Recommandation générale n° 32 sur les dimensions sexospécifiques du statut de réfugié, de l'asile, de la nationalité et de l'apatridie des femmes, 5 novembre 2014, CEDAW/C/GC/32 ;

Carlier J.Y., Sarolea S., Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016 ;

Flamand C., « Les errements de la jurisprudence en matière d’asile face aux pratiques traditionnelles néfastes », Chronique Féministe 121 [En ligne], janvier-juin 2018 ;

Gribomont H.,  « Violences domestiques suffisamment graves pour fonder une crainte exacerbée et persistante », Newsletter EDEM, Décembre 2016.

Pour citer cette note : Zoé Crine, « Mutilations génitales féminines, crainte exacerbée, vulnérabilités : prudence et mesure du juge du Conseil du contentieux des étrangers », Cahiers de l’EDEM, octobre 2021.

 


[1] La notion est également utilisée pour des affaires en lien avec le génocide Rwandais (C.C.E., 11 mars 2008, n°8512, C.C.E, 30 septembre 2008, n°16 711 et C.C.E, 18 décembre 2008, n°20 727) mais aussi dans le cas de conflits ethno-politiques (voir par exemple C.C.E., 21 janvier 2020,  n° 231 582).

[3] Sur la crainte exacerbée, voir aussi : carlier j.-y. et s. sarolea., Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016, pages 428 et 429. Pour un autre commentaire sur la crainte exacerbée, voir également : H. Gribomont, « Violences domestiques suffisamment graves pour fonder une crainte exacerbée et persistante », Newsletter EDEM, Décembre 2016.

[4] Le même raisonnement du juge du C.C.E. se retrouve également dans l’arrêt suivant : C.C.E., 30 août 2021, n° 259 650.

 

 

Publié le 03 novembre 2021