Le tribunal de première instance condamne la politique d’accueil et la gestion de la crise de l’accueil par les autorités belges.
Demande de protection internationale – Accueil (aide matérielle) – Saturation du réseau d’accueil – Présentation sans retard injustifié d’une DPI – Absence d’octroi d’aide matérielle et d’hébergement – Loi « Accueil » du 12 janvier 2007 – Directive « Procédures » 2013/32/EU – Directive « Accueil » 2013/33/EU – Art. 584 CJ – Condamnation Etat belge et Fedasil – Astreintes.
Le tribunal de première instance affirme que le droit de présenter une demande de protection internationale et le droit à l’aide matérielle (droit à l’accueil et à l’hébergement) doivent être respectés par l’Etat belge et par Fedasil même dans une situation de saturation du réseau d’accueil. Il condamne une politique d’accueil qui consisterait à volontairement limiter le nombre de demandes d’asile en fonction de la capacité du réseau d’accueil, et rappelle le droit des demandeurs d’asile à une vie digne.
Matthieu Lys
A. Décision
La décision commentée s’inscrit dans le cadre de la gestion de l’accueil des demandeurs de protection internationale par les autorités belges. La procédure a été diligentée le 18 novembre 2021 à l’encontre de l’Etat belge et de Fedasil, à la requête de nombreuses parties demanderesses, dont l’Ordre des barreaux francophones et germanophones de Belgique (O.B.F.G.) et de nombreuses associations de défense des droits des migrants.
Invoquant une situation d’urgence, les parties demanderesses sollicitent en référé du tribunal de première instance francophone de Bruxelles qu’il ordonne à l’Etat belge, représenté par le Secrétaire d’Etat à l’Asile et à la Migration, sous peine d’astreintes, d’une part de prendre toutes les mesures pour mettre un terme à l’impossibilité pour un nombre indéterminé de demandeurs de protection internationale de présenter et d’introduire leur demande de protection internationale et, d’autre part, qu’il ordonne à Fedasil d’octroyer le bénéfice de l’aide matérielle à tout demandeur de protection internationale dès la présentation de sa demande, sans condition ni délai.
1. Les faits
Depuis la fin de l’été 2021, le réseau d’accueil des demandeurs de protection internationale, au sein des structures gérées par Fedasil ou par ses partenaires, est arrivé quasiment à saturation, de sorte que les demandeurs de protection internationale hébergés dans le centre d’arrivée « Petit-Château » ne peuvent plus être transférés dans les autres centres du réseau d’accueil.
Cet état de fait est reconnu par l’Etat belge et Fedasil, qui s’en justifient en invoquant entre autres la situation sanitaire découlant de la pandémie de coronavirus, les inondations de juillet 2021 en région liégeoise, la situation en Afghanistan et la suspension de la plupart des décisions dans les dossiers afghans, retardant la sortie des demandeurs de protection du réseau d’accueil, ainsi que l’augmentation du nombre de demandes de protection internationale introduites.
A partir de la fin du mois d’octobre 2021, tous les demandeurs d’asile souhaitant introduire une demande de protection internationale n’ont plus pu systématiquement le faire. En effet, le nombre de personnes autorisées chaque jour à pénétrer dans le centre d’arrivée pour y présenter et faire enregistrer leur demande était fixé en fonction du nombre de places effectivement disponibles dans le réseau d’accueil. Faute de places suffisantes, les personnes en surnombre n’étaient pas autorisées à présenter leur demande et devaient se représenter les jours qui suivaient. En conséquence, de très nombreux demandeurs d’asile ont été contraints de dormir à la rue.
La situation s’est dégradée et a abouti à une grève du personnel du centre d’arrivée, et même à la fermeture des portes certains jours.
Pendant la semaine du 18 octobre, des dizaines de demandeurs – surtout des hommes seuls sans vulnérabilités apparentes – se sont quotidiennement vu refuser l’accès à la procédure d’asile et au réseau d’accueil (voir le rapport de Vluchtelingenwerk Vlanderen).
En conséquence, de nombreux demandeurs d’asile privés d’accueil, après avoir tenté – sans succès – de mettre Fedasil en demeure de les accueillir, ont introduit des requêtes unilatérales, via leurs avocats, auprès des différents tribunaux du travail – surtout le tribunal du travail de Bruxelles – qui ont systématiquement condamné Fedasil à les héberger sous peine d’astreintes.
Le 27 octobre 2021, le personnel du Petit-Château a entamé une nouvelle grève. Les portes sont restées fermées toute la journée. Tant Fedasil (les services Dispatching et Infopunt) que l’Office des Etrangers sont restés injoignables pour toute personne, en ce compris les mineurs non-accompagnés et les femmes enceintes, exprimant la volonté d’introduire une demande de protection internationale et/ou d’avoir accès au réseau d’accueil.
Le 22 novembre 2021, Fedasil a remis un message en huit langues aux demandeurs de protection internationale ne pouvant pas déposer leur demande, leur expliquant qu’il n’y avait « pas assez de places d’accueil » et que la priorité était donnée « aux personnes les plus fragiles, comme les familles, les femmes seules ou les mineurs ».
Selon plusieurs observations des journalistes et des associations présentes sur place, durant de nombreuses semaines, l’Office des étrangers n’a plus enregistré les demandes de protection internationale introduites par des hommes seuls et Fedasil ne leur octroyait plus aucune place d’accueil, les forçant à passer plusieurs nuits dehors au seuil de l’hiver.
Selon un courrier du Directeur général de l’Office des étrangers daté du 7 janvier 2022, à partir de cette date, l’Office des étrangers a décidé d’enregistrer à nouveau toutes les demandes de protection internationale au centre d’arrivée Petit-Château, et ce indépendamment des places d’accueil disponibles au sein du réseau d’accueil Fedasil.
Fedasil avait entre-temps ouvert un centre d’hébergement d’urgence au sein de l’ancien hôpital Bordet à Bruxelles, en tant qu’extension du centre d’arrivée, ce qui avait un peu augmenté sa capacité d’accueil, mais de manière totalement insuffisante.
Pour les mois de février 2022 à mai 2022 inclus, Fedasil a annoncé 988 nouvelles places « prévues » et 1882 ouvertures de places « non confirmées », tandis que 924 places vont fermer.
Au jour où le tribunal a statué sur les demandes, le taux d’occupation du réseau d’accueil était de 94%, donc toujours quasiment à saturation.
2. La décision du tribunal
Après avoir reconnu que la condition d’urgence était toujours rencontrée malgré les projets d’ouverture de nouvelles places d’accueil par Fedasil, le tribunal s’est attaché à analyser les prétentions des associations demanderesses. Après avoir rappelé que le juge des référés doit se limiter à une appréciation sommaire et superficielle du caractère sérieux de la demande et qu’il statue de manière précaire, prima facie, sur les arguments relatifs au bien-fondé de la demande, le tribunal a tout d’abord affirmé le droit des migrants de présenter une demande de protection internationale et, ensuite, leur droit à l’accueil.
2.1. Le droit de présenter et d’enregistrer une demande de protection internationale
Rappelant le texte des articles 6 et 7.1 de la Directive 2013/32/UE du 26 juin 2013 (Directive « Procédures »), le tribunal cite la jurisprudence de la C.J.U.E. et, plus particulièrement, son arrêt Commission c. Hongrie du 17.12.2020 (C-808/18) dans lequel la Cour insiste sur l’obligation des Etats membres de garantir que les personnes concernées puissent être en mesure d’exercer de manière effective le droit de présenter une demande de protection internationale, y compris à leurs frontières, dès qu’elles en manifestent la volonté, afin que cette demande soit enregistrée et puisse être examinée dans le respect effectif des délais fixés par la directive « Procédures ».
En l’espèce, les parties demanderesses reprochent à l’Etat belge de ne pas permettre à toutes les personnes qui attendent devant le centre d’arrivée (Petit Château) d’une part de présenter et d’enregistrer leur demande de protection internationale, et d’autre part de faire valoir leur droit à l’accueil. L’Etat belge ne conteste pas que l’accès à la procédure de demande de protection internationale doive être garanti, mais il fait valoir qu’il « n’est pas requis qu’une telle demande puisse être présentée partout et à tout moment », rappelant que la C.J.U.E. admet que le moment de la présentation puisse être retardé de manière justifiée.
Le tribunal estime que, prima facie, la situation qui perdure depuis septembre 2021 et au moins jusqu’au 7 janvier 2022 constitue un manquement de l’Etat belge à ses obligations internationales, telles qu’elles découlent des articles 6 et 7 de la Directive « Procédures ». En ne permettant pas à tous les ressortissants de pays tiers et apatrides qui le souhaitent d’accéder au centre d’arrivée afin d’y présenter leur demande de protection internationale, l’Etat belge commet « une faute apparente », « en lien causal » avec un double dommage causé à ces personnes : d’une part, la violation de leur droit à l’accueil et l’absence d’accès au réseau d’hébergement de Fedasil, et par conséquent, la violation des droits fondamentaux des demandeurs d’asile, notamment celui à une vie digne ; d’autre part, l’absence de « prise en charge de secours », de sorte que les demandeurs de protection internationale se retrouvent à la rue plusieurs jours d’affilée.
Le tribunal estime que les circonstances dont se prévaut l’Etat belge ne sont pas de nature à l’exonérer de sa responsabilité apparente. A cet égard, la « hausse du nombre de demandeurs de protection internationale après la réouverture des frontières et la levée des mesures sanitaires les plus strictes » ne constitue pas « un événement justifiant que l’exercice du droit de présenter une demande de protection internationale soit retardé ». Pour le tribunal, ce fait était prévisible, les chiffres des flux migratoires étant par nature soumis à des fluctuations considérables, et il appartient donc à l’Etat belge « de prévoir les structures appropriées pour faire face à des hausses du nombre de demandes qui n’ont, en tant que telles, rien d’extraordinaire et sont récurrentes ».
Le tribunal ajoute que « c’est à tort que l’Etat belge lie le nombre de personnes autorisées à présenter une [demande de protection internationale] au nombre de places disponibles dans le réseau d’accueil Fedasil », rappelant que le droit de demander la protection internationale ne peut souffrir d’aucune limitation, et ne peut certainement pas être subordonné à la bonne volonté gouvernementale de créer en suffisance des places d’hébergement dans le cadre de l’aide matérielle.
Le tribunal affirme enfin que « la circonstance que – littéralement – à la veille des plaidoiries, le Directeur général de l’Office des étrangers ait attesté de ce que « dès à présent » chacun pourrait présenter sa demande de protection internationale, indépendamment des places dans le réseau d’accueil, ne modifie pas [son] analyse, dès lors qu’il précise aussitôt qu’il n’en ira ainsi qu’en fonction de la capacité opérationnelle du centre d’arrivée, alors que le droit de présenter une demande de protection internationale ne souffre aucune limitation ».
2.2. Le droit à l’accueil des demandeurs de protection internationale
Après avoir cité les dispositions légales pertinentes, le tribunal affirme que « la saturation du réseau d’accueil ne permet […] pas de déroger à la mise en œuvre [du droit à l’accueil] », citant l’arrêt de la C.J.U.E. Federaal agentchap voor de opvang van asielzoekers contre Saciri, ea, Openbaar Centrum voor maatschappelijk Welzijn van Diest (C-79/13) du 27 février 2014, pts 47 à 51. Le tribunal rappelle à cet égard l’obligation de résultat qui pèse sur les Etats membres et précise que, en cas de saturation du réseau d’accueil, il leur appartient donc d’éventuellement « renvoyer les personnes concernées vers des organismes relevant du système d’assistance publique générale ». L’important est de respecter les normes minimales prévues par la Directive « Accueil ».
Le tribunal rappelle que si, « certes, il n’existe pas de droit à l’accueil avant que le ressortissant d’un pays tiers […] ait présenté sa demande de protection internationale », il faut constater que, « en l’espèce, l’Office des étrangers et Fedasil se sont arrangés pour que ne puissent pénétrer dans le centre d’arrivée, que le nombre de personnes correspondant au nombre de places disponibles dans le réseau d’accueil Fedasil (…) », ce qui pouvait provoquer « l’impression, parfaitement fausse, que le droit à l’accueil des demandeurs de protection internationale est respecté, alors qu’en réalité, un nombre indéterminé de personnes se trouve tout simplement empêché d’accéder à l’autorité compétente pour lui présenter sa demande de protection internationale ».
En résumé, affirme le tribunal, « toute personne souhaitant présenter une demande de protection internationale doit pouvoir le faire effectivement, sans retard injustifié, et a droit à un accueil lui garantissant une vie digne dès ce moment. Il appartient aux Etats membres, dans le respect de leurs obligations internationales de faire le nécessaire pour que cet accueil puisse être garanti ». L’Etat belge doit accueillir toutes les personnes introduisant une demande de protection internationale et ne peut refuser cet accueil sous peine de violer le droit à la vie digne des demandeurs d’asile. Il est en effet « suffisamment démontré qu’à plusieurs reprises, des personnes empêchées de présenter leur demande de protection internationale ont passé la nuit dehors, par des températures négatives et sans soins ni aucune prise en charge par les autorités compétentes de sorte que la violation du droit à une vie digne est, prima facie, établie ». Ni la mise en œuvre d’un « dispositif humanitaire » et notamment d’un « hébergement mis en place pour les sans-abris », ni les circonstances extérieures, y compris la hausse du nombre de demandeurs de protection internationale, ne peuvent justifier que la Belgique s’exonère de ses obligations d’accueil. Le fait que des mesures soient prises par Fedasil pour accélérer l’ouverture de nouvelles places d’accueil n’empêche par ailleurs pas le constat de la saturation actuelle du réseau d’accueil.
Pour ces raisons, le tribunal de première instance francophone de Bruxelles, section civile, a ordonné à l’Etat belge, au provisoire, de prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre un terme à l’impossibilité pour les demandeurs de protection internationale de présenter et d’introduire leur demande de protection internationale, et à Fedasil d’octroyer le bénéfice de l’aide matérielle à tout demandeur de protection internationale dès la présentation de sa demande, sans condition ni délai. Ces condamnations ont chacune été assorties d’une astreinte de 5.000€ pour chaque jour, à dater de la signification de l’ordonnance, avec un maximum de 100.000€.
B. Éclairage
Les obligations internationales de la Belgique en matière d’asile découlent notamment de la Directive 2013/32/UE du 26 juin 2013 (Directive « Procédures ») et de la Directive 2013/33/UE (Directive « Accueil »)).
Les principes directeurs de la Directive « Procédures » ont été transposés aux articles 48 et suivants de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers, et ceux de la Directive « Accueil » l’ont été dans la loi du 12 janvier 2007 sur l’accueil des demandeurs d’asile et de certaines autres catégories d’étrangers (« loi Accueil »).
L’article 17 de la Directive « Accueil » stipule que les états membres doivent faire en sorte que les demandeurs aient accès aux conditions matérielles d’accueil lorsqu’ils présentent leur demande de protection internationale, et que les mesures relatives aux conditions matérielles d’accueil assurent aux demandeurs un niveau de vie adéquat qui garantisse leur subsistance et protège leur santé physique et mentale. Le considérant 35 de cette même directive précise à cet égard que « la présente directive respecte les droits fondamentaux et observe les principes reconnus, notamment par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. En particulier, la présente directive vise à garantir le plein respect de la dignité humaine et à favoriser l’application des articles 1er, 4, 6, 7, 18, 21, 24 et 47 de la charte et doit être mise en œuvre en conséquence. »
En vertu des articles 3 et 6 de la loi Accueil, tout demandeur d'asile a droit à un accueil devant lui permettre de mener une vie conforme à la dignité humaine ; celui-ci consiste notamment en la fourniture d’un logement, de nourriture et d'habillement dès l'introduction de la demande de protection internationale. Fedasil ne peut limiter le droit à l’aide matérielle que dans les conditions fixées à l’article 4 de la loi Accueil, et en son §3, cette disposition précise que « les décisions portant limitation ou retrait du bénéfice des conditions matérielles d'accueil visées au présent article sont individuellement motivées. Elles prennent en considération la situation particulière de la personne concernée, en particulier des personnes visées à l'article 36 de la même loi [c’est-à-dire les personnes vulnérables], et compte tenu du principe de proportionnalité. »
Par ailleurs, il découle de la jurisprudence de la C.J.U.E. qu’une personne doit être considérée comme demandeur d’asile dès qu’elle a exprimé le souhait de demander une protection internationale. À partir de ce moment-là, cette personne doit bénéficier des droits au titre des directives 2013/32 et 2013/33 (CJUE, arrêt du 25 juin 2020, C‑36/20 PPU, pt 91). L’acquisition de la qualité de demandeur de protection internationale ne saurait être subordonnée ni à l’enregistrement ni à l’introduction de la demande (pt. 94).
Lors de la « crise de l’accueil » évoquée supra, de nombreux demandeurs d’asile privés d’accueil, après avoir tenté – sans succès – de mettre Fedasil en demeure de les accueillir, avaient individuellement fait valoir leur droit à l’accueil auprès des tribunaux du travail, par le biais de requête unilatérales. En effet, de nombreux demandeurs d’asile exclus de l’accueil n’étaient même pas autorisés à entrer dans les bureaux du Dispatching de Fedasil, et aucune décision individuelle motivée ne leur était remise. Il n’y avait donc aucune motivation individuelle des décisions de refus d’aide matérielle, ni aucune prise en considération de la situation spécifique des demandeurs et du principe de proportionnalité. En outre, l’exclusion des demandeurs d’asile de l’aide matérielle ne se basait sur aucune des bases légales contenues dans l’article 4 de la loi Accueil. Les tribunaux du travail, singulièrement le tribunal du travail francophone de Bruxelles, ont dès lors logiquement systématiquement condamné Fedasil à héberger les demandeurs d’asile sous peine d’astreinte, s’il ressortait toutefois du dossier qu’une demande de protection internationale avait bien été introduite et que Fedasil avait préalablement été mis en demeure de les accueillir.
Les ordonnances prises par les tribunaux du travail se basaient sur les directives européennes précitées, sur la loi Accueil, mais également sur l’article 23 de la Constitution, qui garantit à chacun le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine.
L’ordonnance commentée intervient dans ce contexte, suite à la citation de l’Etat belge et de Fedasil par diverses associations, ainsi que par l’O.B.F.G. Vu que le Secrétaire d’Etat à l’asile et à la migration et le gouvernement ne changeaient pas d’attitude malgré les nombreuses condamnations, qui étaient pourtant exécutées volontairement par Fedasil, ce recours visait à ce que soit condamnée une fois pour toute la politique de privation volontaire d’accueil et de refus d’enregistrement d’une grande partie des demandeurs d’asile jugés « non vulnérables ».
Le tribunal de première instance francophone de Bruxelles a donné raison aux parties demanderesses, affirmant en des termes très forts que « l’accès à l’accueil vise à garantir la dignité humaine » et que « toute personne souhaitant présenter une demande de protection internationale doit pouvoir le faire effectivement, sans retard injustifié et a droit à un accueil lui garantissant une vie digne dès ce moment ». Il a rappelé à Fedasilqu’il lui « appartient de prévoir les structures appropriées pour faire face à des hausses du nombre de demandeurs qui n’ont, en tant que tel, rien d’extraordinaire et sont récurrentes » et a ajouté « qu’il est suffisamment démontré qu’à plusieurs reprises des personnes empêchées de présenter leur demande de protection internationale, ont passé la nuit dehors, par des températures négatives et sans soin ni aucune prise en charge par les autorités compétentes, de sorte que la violation du droit à une vie digne est, prima facie, établie ».
Malgré ces affirmations très claires, force est de constater que, dans les faits, le gouvernement ne respecte pas la décision judiciaire. Non seulement des personnes en demande de protection sont encore laissées à la rue mais, en outre, le Secrétaire d’État à l’Asile et la Migration a déclaré ne plus vouloir fournir d’hébergement aux demandeurs d’asile ayant formulé une demande de protection internationale dans un autre État européen préalablement à leur arrivée en Belgique. En effet, depuis le 24 janvier dernier, de nouvelles instructions ont été adoptées pour les demandeurs d’asile « en transit » (« doorreizende asielzoekers ») : l’aide matérielle sera désormais refusée pour les demandeurs d’asile qui feraient l’objet d’un hit Eurodac[1], ceux-ci étant placés sur des listes d’attente vu la saturation du réseau d’accueil.
Pourtant, l’article 3 de la loi Accueil ne fait aucune distinction, en termes de droit à l’aide matérielle, entre les demandeurs d’asile qui feraient l’objet d’un hit Eurodac et les autres, et se contente d’affirmer le principe selon lequel « [t]out demandeur d'asile a droit à un accueil devant lui permettre de mener une vie conforme à la dignité humaine. ». L’article 6 de cette même loi précise par ailleurs que « le bénéfice de l'aide matérielle s'applique à tout demandeur d'asile dès la présentation de sa demande d'asile et produit ses effets pendant toute la procédure d'asile ». De plus, l’existence d’un hit Eurodac ne constitue pas une cause de limitation du droit à l’accueil comprise dans l’article 4 de cette même loi.
Dès lors, le fait qu’un hit Eurodac puisse exister dans un dossier n’exonère en rien l’Etat belge de son obligation d’accueillir un demandeur d’asile dans un centre d’hébergement, au moins jusqu’à ce qu’une décision de refus de séjour en application du Règlement Dublin III (annexe 26quater) soit éventuellement prise.
Suite à ces nouvelles instructions, de nombreux demandeurs d’asile se voient à nouveau privés d’accueil et attaquent avec succès, par voie de requête unilatérale, les décisions de refus d’aide matérielle de Fedasil, les tribunaux du travail condamnant systématiquement Fedasil sous astreinte d’héberger ces personnes.
Dans le même temps, les associations demanderesses dans le cadre de l’ordonnance commentée ont décidé de saisir à nouveau le juge de première instance pour lui demander d’augmenter les astreintes déjà prononcées, en vertu de l’article 1385quinquies du Code judiciaire, qui dispose que « [l]a partie à la requête de laquelle une astreinte a déjà été imposée peut demander au juge de prononcer une astreinte supplémentaire ou d'augmenter l'astreinte prononcée au cas où le condamné reste de manière persistante en défaut de satisfaire à la condamnation principale. ».
Il est à noter que, contrairement à l’attitude adoptée par Fedasil lors de la première salve de condamnations par les tribunaux du travail sur requêtes unilatérales, l’Agence n’exécute désormais plus volontairement les condamnations prononcées à son encontre, mais oblige les demandeurs d’asile à faire signifier par huissier les ordonnances prononcées, ce qui entraîne inévitablement un coût supplémentaire pour l’Etat, et complexifie encore les choses pour les demandeurs d’asile à la rue et leurs avocats. Il faut également noter que, malgré les multiples condamnations à son encontre pour violation des directives européennes et de la loi Accueil, Fedasil forme désormais systématiquement tierce opposition contre les ordonnances qui le condamnent, arguant contra legem de sa faculté de limiter le droit à l’accueil pour les demandeurs d’asile en cas de saturation du réseau, singulièrement pour ceux pour lesquels il apparaîtrait qu’un autre Etat membre de l’Union européenne pourrait être responsable du traitement de la demande de protection internationale ou qui bénéficieraient déjà d’une protection dans un autre Etat membre. De telles limitations du droit à l’accueil ne sont pourtant prévues ni par les directives européennes, ni par la loi Accueil, ainsi que les tribunaux l’ont rappelé à de nombreuses reprises à l’Etat belge. Certes, l’article 11, §4 de la loi Accueil prévoit que « [d]ans des circonstances exceptionnelles liées à la disponibilité des places dans les structures d'accueil, l'Agence peut, après une décision du Conseil des ministres sur la base d'un rapport établi par l'Agence, pendant une période qu'elle détermine, soit modifier le lieu obligatoire d'inscription d'un demandeur d'asile en tant qu'il vise une structure d'accueil pour désigner un centre public d'action sociale, soit en dernier recours, désigner à un demandeur d'asile un centre public d'action sociale comme lieu obligatoire d'inscription », mais cette faculté suppose une décision du Conseil des ministres, un rapport établi par l’Agence ainsi qu’un plan de répartition entre communes, conditions non rencontrées à ce jour.
Cette saga politico-judiciaire soulève des questions juridiques et démocratiques fondamentales. Il faut rappeler ici que la primauté du droit est nécessaire pour éviter une utilisation arbitraire du pouvoir. Si quiconque a le droit d’exprimer son désaccord avec une décision de justice, en utilisant le cas échéant tous les moyens légaux pour le faire valoir, il ne peut s’agir de bafouer le principe fondamental selon lequel, dans un Etat de droit, il faut les exécuter loyalement. Si, dans un Etat de droit, le gouvernement n’exécute pas les décisions judiciaires qui lui déplaisent, il envoie un message hautement problématique aux citoyens et sape la légitimité du pouvoir judiciaire. L’Etat de droit exclut l’idée d’un non-respect par l'autorité publique des décisions de justice. A cet égard, la séparation des pouvoirs apparaît comme une garantie du respect des droits fondamentaux, et le débat démocratique ne peut se tenir sereinement si l’on s’attaque aux fondements de l’Etat de droit.
C. Pour aller plus loin
Lire l’arrêt : Civ. Fr. Bruxelles (réf.), 19 janvier 2022, n°2021/164/C
Pour citer cette note : Matthieu Lys, « Le tribunal de première instance condamne la politique d’accueil et la gestion de la crise de l’accueil par les autorités belges », Cahiers de l’EDEM, février 2022.
[1] Le Règlement européen « Eurodac » oblige tout État membre de l’UE à prendre les empreintes digitales de toute personne étrangère qui franchit irrégulièrement ses frontières ou demande l’asile. Ces empreintes sont encodées dans la base de données européenne Eurodac, afin que les autorités qui relèvent les empreintes du demandeur d’asile puissent directement les comparer à celles enregistrées dans la base de données. Si ses empreintes ont déjà été prises dans un autre pays par lequel il est arrivé et/ou a demandé l’asile, le système les reconnait et le signalement est positif. C’est ce qu’on appelle un “hit Eurodac”. Cela permet de déterminer quel est l’État responsable de traiter la demande ou, si le demandeur a introduit une demande d’asile dans un autre pays, de le renvoyer vers ce pays.