C.C.E., 7 mai 2021, n° 254189

Louvain-La-Neuve

L’intérêt supérieur de l’enfant et l’effet direct de l’article 3.1 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant dans le cadre d’une procédure 9bis.

Intérêt supérieur de l’enfant – effet direct – article 9bis

Dans un arrêt concernant un refus d’autorisation de séjour demandé sur la base de l’article 9bis de la loi du 15 décembre 1980, le Conseil du contentieux des étrangers a considéré que l’article 3.1 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant n’avait pas d’effet direct. Le juge en déduit qu’il ne doit pas répondre au grief relevé par la partie défenderesse concernant le manque de prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant.

Aline Bodson

 

A. Arrêt

1.Les faits et l’acte attaqué

La requérante, de nationalité rwandaise, arrive sur le territoire belge le 18 janvier 2015 accompagnée de ses deux enfants mineurs. Ne disposant que d’un visa de courte durée valable un mois, elle introduit une demande de protection internationale le 19 février 2015. Le 12 août de la même année, son mari, le requérant, la rejoint sur le territoire belge. Cinq jours plus tard, celui-ci introduit également une demande de protection internationale. Le Commissaire Général aux Réfugiés et aux Apatrides (ci-après le C.G.R.A.) rejette les deux demandes de protection le 28 janvier 2016. Le recours introduit par les requérants devant le Conseil du contentieux des étrangers (ci-après le C.C.E.) est rejeté et deux ordres de quitter le territoire sont notifiés à ces derniers.

Par la suite, quatre autres demandes de protection internationale seront formées entre le 27 juillet 2016 et le 1er août 2018, sans succès.

Le 27 novembre 2019, les requérants introduisent une demande d’autorisation de séjour sur la base de l’article 9bis de la loi du 15 décembre 1980. Cette demande est déclarée irrecevable le 12 novembre 2020. Celle-ci est motivée par le fait que les éléments invoqués ne constituent pas des circonstances exceptionnelles au titre de l’article 9bis de la loi. Ni la procédure de protection internationale en cours de traitement, ni l’attestation d’immatriculation, ni les craintes de persécution, ni la scolarité des enfants en Belgique, ni la durée du séjour ou la qualité de l’intégration ou encore les bonnes chances de trouver un emploi sur le territoire ne constituent de telles circonstances.

Un recours contre cette décision a été introduite par les requérants devant le C.C.E. Celui-ci fait l’objet de la décision annotée.

2. Les arguments des requérants quant à la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant

Les requérants prennent un moyen unique composé de plusieurs branches. Le présent commentaire se concentre uniquement sur les arguments fondés sur l’intérêt supérieur de l’enfant (ci-après « I.S.E. »).

Principalement, les requérants reprochent à la partie défenderesse de s’être abstenue « de prendre en compte (…) l’intérêt supérieur des enfants, en violation de l’article 8 de la CEDH mais également de l’article 3 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant. [Ils] reprochent ainsi surtout à la partie adverse de s’être abstenue d’examiner l’impact d’un changement de système éducatif (…) » [1] et de langue d’enseignement[2]. Ils ajoutent que si la partie adverse avait effectivement effectué une mise en balance des intérêts en présence, « quod non, elle serait parvenue au constat d’un rapport disproportionné entre le but visé et la gravité de l’atteinte [à leurs] droits (sic) au respect de leur vie privée et familiale »[3] car un tel changement de système éducatif et de langue, même temporaire, porterait indéniablement préjudice aux enfants.

Par ailleurs, les requérants estiment que la partie défenderesse s’est contentée d’une motivation stéréotypée et lacunaire en indiquant de manière laconique que « la scolarité d’enfants mineurs (…) est une obligation légale dont l’accomplissement ne constitue pas, en soi, une circonstance exceptionnelle »[4]. Ils indiquent qu’une telle motivation « ne tient pas correctement compte des circonstances de l’espèce et des informations ayant été communiquées à la partie adverse, en violation de l’obligation formelle (sic) des actes administratifs »[5].

Dans une note d’observation, la partie défenderesse a émis des doutes quant à la recevabilité du moyen de contestation « en ce qu’il est tiré d’une violation de l’article 3 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant sans qu’il ne soit démontré que cette disposition serait d’application directe en droit belge »[6]. Après avoir brièvement rappelé ce qu’implique la notion d’effet direct (ci-après « E.D. »), les requérants répondent à cette note et reconnaissent que la question de l’E.D. de l’article 3.1 de la Convention Internationale des droits de l’enfant (ci-après « CIDE ») est controversée. Le C.C.E., le Conseil d’état ainsi que la Cour de cassation ayant estimé à de multiples reprises que l’article 3.1 de la CIDE n’est pas directement applicable en droit belge. Toutefois, ils rappellent que ce positionnement n’est pas unanime et certaines juridictions de fond ont statué en sens contraire. Ils soutiennent que le prescrit de l’article 3.1 de la CIDE répond aux conditions de l’application directe d’un texte dans l’ordre juridique belge.

Enfin, ils arguent à titre subsidiaire que si le C.C.E. devait considérer que l’article 3.1 de la CIDE n’a pas d’E.D., « il conviendrait à tout le moins d’accueillir le moyen unique (…) en ce qu’il est également fondé sur l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, disposition internationale dont l’applicabilité directe n’est plus aucunement contestée, et dont l’interprétation par la Cour européenne des droits de l’homme impose de tenir compte de manière primordiale de l’[I.S.E.] (…) »[7]. Pour rappel, l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après C.E.D.H.) inscrit le droit au respect de la vie privée et familiale. Si le texte de loi ne fait pas directement mention du principe de l’I.S.E., les requérants considèrent que l’obligation de prendre en compte celui-ci a été intégré à cet article dans une jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’homme[8][9]. La C.E.D.H. ayant incontestablement E.D. dans notre ordre juridique belge, les requérants utilisent dès lors son article 8 comme base légale subsidiaire, dans le cas où le C.C.E. ne reconnaîtrait pas d’E.D. à l’article 3.1. de la CIDE.

3. La décision du C.C.E. 

Quant à la violation de l’article 3.1 de la CIDE et l’argument des requérants selon lequel il n’aurait pas été tenu compte de l’I.S.E. dans la décision attaquée, « le conseil rappelle que (…), cette disposition n’a pas de caractère directement applicable et n’a dès lors pas l’aptitude à conférer par elle-même des droits aux particuliers dont ces derniers pourraient se prévaloir devant les autorités nationales, administratives ou juridictionnelles, sans qu’aucune mesure interne complémentaire soit nécessaire à cette fin (…) »[10]. S’agissant de la prise en considération de l’I.S.E. sur la base de l’article 8 de la C.E.D.H., le Conseil ne s’est pas prononcé.

Concernant la scolarité des enfants, le changement de langue d’enseignement et la non-prise en compte de l’I.S.E., le Conseil indique que ces éléments ont été analysés correctement par la partie défenderesse qui a indiqué qu’« aucun élément concret et pertinent n’est apporté au dossier qui démontrerait qu’une scolarité ne pourrait être temporairement poursuivie au pays où les autorisations de séjour sont à lever (…) »[11]. Le C.C.E. estime que la partie requérante n’a pas amené de tels éléments en se contentant d’indiquer qu’en Belgique les enfants vont à l’école en néerlandais, sans en tirer aucune conséquence. Dès lors, il conclut au non-fondement du grief de défaut de motivation de l’acte attaqué.

B. Éclairage

Ce commentaire analyse l’arrêt prononcé quant à la manière dont il prend en compte l’intérêt supérieur de l’enfant (ci-après l’I.S.E.). Il rappelle d’abord brièvement en quoi consiste la procédure inscrite à l’article 9bis de la loi du 15 décembre 1980 (ci-après la procédure 9bis) et ensuite ce que recouvre l’I.S.E. Il étudie ensuite le concept de l’E.D. et la position des hautes juridictions belges concernant l’article 3.1 de la CIDE. Enfin, il analyse les implications du rejet de l’E.D. de l’article 3.1. de la CIDE in casu et propose une méthodologie qui soit en conformité avec les exigences que l’I.S.E. fait peser sur les Etats.

A titre liminaire, l’on précise que la décision annotée n’est pas isolée, en ce sens que les recours contre des décisions de refus d’autorisation demandées par des familles avec enfants sur la base de l’article 9bis de la loi du 15 décembre 1980 sont fréquents. De la même manière, elle ne constitue pas un tournant jurisprudentiel puisque la réponse du Conseil et plus particulièrement son refus d’admettre un E.D. à l’article 3.1. de la CIDE s’inscrit dans une jurisprudence constante. C’est précisément parce que ce genre de décision est « monnaie courante » qu’il est essentiel de l’analyser dès lors qu’elle nous paraît devoir être questionnée.

1. La procédure 9bis

L’article 9bis de la loi du 15 décembre 1980 introduit une exception au principe de sollicitation préalable et à partir du lieu de résidence du demandeur de l’autorisation d’entrée et de séjour[12]. Celui-ci met en place « un régime général permettant à un étranger de solliciter directement en Belgique une autorisation d’y séjourner. Cette possibilité est soumise à la démonstration de l’existence de « circonstances exceptionnelles ». Celles-ci ne sont pas autrement définies dans la loi »[13] mais sont à apprécier au cas par cas[14]. « L'intéressé doit démontrer qu'il lui est impossible ou particulièrement difficile de retourner demander une autorisation de séjour dans son pays d'origine ou dans un pays où il est autorisé au séjour, en raison d'éléments qui peuvent se situer aussi bien en Belgique qu'ailleurs »[15]. Aucune référence à l’I.S.E. n’est faite dans les articles de loi mettant en place la procédure 9bis.

2. Le principe de l’I.S.E.

En vertu de l’article 3.1 de la CIDE et de l’article 22bis, al. 4, de la Constitution belge, l’I.S.E. doit être une considération primordiale dans toutes les décisions qui concernent un ou des enfant(s).

Selon le Comité des droits de l’enfant (ci-après « C.D.E. »), l’I.S.E. comprend trois dimensions : il s’agit d’un droit de fond, d’un principe juridique interprétatif et d’une règle de procédure (Observation générale n°14, §6). En tant que règle de procédure, l’I.S.E. impose une évaluation des incidences de toute décision prise si elle implique un ou plusieurs enfant(s) et une détermination de ce qui est le plus indiqué pour ces derniers[16]. Cela implique que « les tribunaux sont tenus de veiller à ce que l’intérêt supérieur de l’enfant soit pris en considération dans toutes les situations et toutes les décisions, qu’elles portent sur la procédure ou le fond, ainsi que de démontrer que tel a été le cas » (Observation générale n°14, §29). Afin d’éviter toute mécompréhension, le C.D.E. précise qu’il faut entendre par « tribunaux » les organes juridictionnels de tous les types et de tous les degrés, dès qu’il s’agit d’une procédure concernant des enfants, sans restriction (Observation générale n°14, §27).

En d’autres termes, en vertu de la CIDE, il revient à tous les tribunaux, et donc également au C.C.E. en degré d’appel, de vérifier que l’I.S.E. a été pris en compte dans toutes les décisions concernant un enfant.

3. Le mécanisme juridique de l’E.D.

La partie requérante rappelle ce à quoi la notion d’E.D. fait référence[17], à savoir « l’aptitude d’une règle de droit international à conférer par elle-même aux particuliers, sans requérir aucune mesure interne d’exécution, des droits dont ils puissent se prévaloir devant les autorités (juridictionnelles) de l’Etat où cette règle est en vigueur »[18].

Classiquement, la Cour de cassation considère que l’applicabilité directe[19]  d’une norme est soumise à deux conditions cumulatives : premièrement, il faut que l’obligation exprimée par cette dernière soit complète et précise, il s’agit là du critère objectif[20] ; deuxièmement, il faut que le législateur ait eu l’intention que la norme soit directement applicable lors de son adoption, il s’agit là du critère subjectif[21]. Toutefois, comme le rappelle A.-C. Rasson, « la tendance générale consiste aujourd’hui à privilégier la clarté et la précision de la norme »[22]. Il semblerait donc que le critère subjectif, qui se confond d’ailleurs souvent avec le critère objectif, soit passé au second plan[23].

Les hautes juridictions belges semblent plutôt réfractaires à reconnaître un effet direct à l’article 3.1 de la CIDE.

Dans un arrêt du 22 juillet 2003, la Cour constitutionnelle a éludé cette question relevant que lorsqu’elle est « compétente pour apprécier si une norme législative viole les articles 10 et 11 de la Constitution, la Cour doit, lorsqu’elle est interrogée sur une violation de ces dispositions combinées avec une convention internationale, non pas examiner si celle-ci a effet direct dans l’ordre interne, mais apprécier si le législateur n’a pas méconnu de manière discriminatoire les engagements internationaux de la Belgique » (B.4.2.). En d’autres termes, la sauvegarde de l’I.S.E. sur la base de l’article 3.1 de la CIDE peut être invoquée par un particulier devant elle sans que la question de l’applicabilité directe doive être discutée. C’est ici la responsabilité de l’Etat de respecter ses engagements internationaux qui est en cause.

La Cour de cassation, quant à elle, a jugé à plusieurs reprises[24] que le texte de l’article 3.1 de la CIDE n’est pas suffisamment précis et complet pour qu’un effet direct puisse lui être reconnu. Elle estime que, bien que cette disposition puisse être utile pour interpréter d’autres textes, la condition du critère objectif développé supra n’est pas remplie et que cette norme ne peut servir de « source de droits subjectifs et d’obligations dans le chef des particuliers »[25].

Dans la lignée de la jurisprudence de la Cour de cassation, le Conseil d’État considère que l’article 3.1 de la CIDE, tout comme l’article 8 de cette même convention, « ne créent en effet d’obligations qu’à charge des Etats parties et n’ont pas l’aptitude à conférer par elles-mêmes des droits aux particuliers, dont ceux-ci pourraient se prévaloir devant les autorités nationales, administratives ou juridictionnelles, sans qu’aucune mesure interne complémentaire ne soit nécessaire à cette fin »[26].

La jurisprudence des hautes juridictions semble être en défaveur de l’applicabilité directe de l’article 3.1 de la CIDE. Si la Cour constitutionnelle botte en touche, les deux autres juridictions citées sont formelles : il n’y a pas d’E.D. Toutefois, bien que la ratio decidendi des hautes instances soit souvent suivie par les juridictions inférieures, la règle du précédent ne trouve pas à s’appliquer en Belgique[27]. Cela implique que les juges du fond adoptent parfois une autre approche[28]. Ainsi, par exemple, la Chambre du Conseil de Bruxelles en 2002 dans l’affaire Tabitha, le tribunal du travail de Bruges également en 2002, la cour du travail d’Anvers en 1999 ou, plus récemment, le président du Tribunal de première instance de Bruxelles en 2018, ont décidé que l’article 3.1 de la CIDE s’appliquait directement dans l’ordre juridique belge[29].

Il est important de relever que le C.D.E. a précisé dans son observation générale n°14 que l’article 3.1 de la CIDE est directement applicable et peut donc être invoqué devant un tribunal (§6.A.). Cette opinion est partagée par une partie importante de la doctrine belge qui considère que les particuliers doivent avoir l’opportunité de se prévaloir, devant les autorités nationales, de l’obligation de l’État de prendre en compte l’I.S.E.[30] À ce sujet, certains auteurs rappellent l’effet de standstill[31] qui, à défaut d’E.D. de la de la disposition, interdit aux juridictions de faire « reculer de manière substantielle la garantie de ces droits par rapport à leur niveau antérieur sans justification suffisante tirée de l'intérêt général »[32].

Enfin, s’il était admis il y a quelques années que les juges nationaux s’interrogent sur les implications que pouvaient avoir l’I.S.E. et l’appliquent donc avec plus de prudence, il n’en est plus question actuellement. L’obligation de prendre en compte l’I.S.E. est maintenant ancrée dans la doctrine internationale et nationale et les cours et tribunaux ont eu le temps de s’interroger et de développer une jurisprudence abondante quant aux implications et à la mise en œuvre du principe in casu. D’autant que le C.D.E., dans son observation générale n°14 précitée, a précisé le contenu de ce principe et a donné suffisamment d’éléments de compréhension du principe aux cours et tribunaux nationaux.

4. Les conséquences du refus de l’E.D. de l’article 3.1 CIDE dans l’affaire commentée

Quelles sont les conséquences du refus de reconnaitre un E.D. à l’article 3.1. de la CIDE in casu ?

Principalement, en refusant de reconnaître l’applicabilité de l’article précité, le C.C.E. affaiblit considérablement le droit de l’enfant à ce que son intérêt supérieur soit pris en compte de manière effective. Comme mentionné supra, l’I.S.E. dans son aspect procédural implique que les cours et tribunaux en appel vérifient que ce principe ait été pris en considération. Ce contrôle de légalité, même marginal, donne au juge la possibilité d’estimer que la procédure n’a pas été respectée à défaut de l’administration de montrer qu’elle a dument pris en compte l’impact de la décision sur les droits de l’enfant.

Permettre aux particuliers de faire grief d’un manque de considération du principe devant les tribunaux grâce à la reconnaissance d’un E.D. garantirait le respect de ce droit procédural. Même dans un contentieux limité à l’analyse de la légalité, une irrégularité procédurale peut conduire à une annulation. Or, in casu, le Conseil a estimé que l’article 3.1. de la CIDE n’était pas directement applicable et en a conclu qu’il ne devait pas vérifier la prise en compte de l’I.S.E. dans la décision querellée. Par ailleurs, la vérification opérée par le C.C.E. en réponse au grief tiré du défaut de motivation ne comble pas, selon nous, l’obligation de contrôle en vertu de l’article 3.1. de la CIDE. En effet, il faut que la vérification puisse être faite dans toutes les situations où les requérants soulèvent un défaut de prise en compte sur la base de l’article 3.1. de la CIDE, quelles que soit les autres bases légales invoquées à titre subsidiaire. Il incombe au juge de vérifier si la procédure a été régulière, la prise en compte de l’intérêt de l’enfant étant un élément constitutif de cette régularité.

La question de l’effet direct de l’article 3.1. de la CIDE est, et restera probablement, controversée. Au-delà de cette question procédurale, de nombreux auteurs plaident pour qu’en tout état de cause, le droit à la prise en compte de l’I.S.E. puisse être revendiqué par les particuliers devant les juridictions belges. Les arguments en faveur de cette position sont divers : certains auteurs considèrent que les conditions de l’E.D. sont remplies par l’article 3.1 de la CIDE[33], d’autres avancent l’applicabilité directe de l’article 22bis de la Constitution[34], d’autres encore plaident pour une consécration de l’I.S.E. comme principe général de droit[35] et certains enfin, comme les requérants à la cause, envisagent la prise en compte de l’I.S.E. par le prisme de l’article 8 de la C.E.D.H.

Nous rejoignons la position majoritaire de la doctrine belge sur ce point : la prise en compte de l’I.S.E. est un droit de fond que les particuliers doivent pouvoir faire valoir devant les cours et tribunaux belges. Comme cela vient d’être exposé, de multiples mécanismes juridiques peuvent être avancés pour soutenir cette position. Autant d’argument qu’aurait pu utiliser le C.C.E. pour justifier la vérification de la prise en compte de l’I.S.E. dans la décision du C.G.R.A. Dans ce contexte, il nous semble que continuer à opposer la non-applicabilité de l’article 3.1. de la CIDE est une excuse afin de justifier une position implicite du C.C.E. : dans ce type de décision, l’intérêt de l’État à avoir une politique migratoire efficace prime et, face à celui-ci, l’intérêt individuel de l’enfant ne fait pas le poids. Ceci nous semble d’autant plus évident que le Conseil n’a pas dédaigné répondre à l’argument subsidiaire des requérantes, à savoir l’obligation de prise en compte de l’I.S.E. par le prisme de l’article 8 de la C.E.D.H. Se faisant, le C.C.E. campe sur sa position, justifie celle-ci de manière laconique en opposant la non-applicabilité directe de l’article 3.1. de la CIDE et reste aveugle à tout autre argument pouvant le contredire.

5. La prise en compte de l’I.S.E. dans la procédure 9bis

Il se déduit de ce qui précède que l’I.S.E. doit être pris en compte tout au long de la procédure 9bis dès qu’un enfant est concerné :

Cela implique d’une part que l’O.E. doit prendre en compte l’I.S.E. de manière primordiale lorsqu’il analyse une demande d’autorisation de séjour formée sur la base de l’article 9bis de la loi du 15 décembre 1980 et impliquant un enfant. Cela signifie qu’en cas d’intérêts opposés, en l’occurrence l’intérêt individuel de l’enfant et l’intérêt général d’avoir une politique migratoire efficace, l’intérêt de l’enfant doit être une considération particulièrement importante. Toutefois, il ne doit pas pour autant être le seul élément déterminant, les autres intérêts en jeux pouvant également être pris en compte (Observation générale n°14, §§ 36-40)[36].

D’autre part, cela implique que le C.C.E., lorsqu’il est amené à contrôler la légalité d’une décision quant à une procédure 9bis impliquant un enfant, est tenu de vérifier que l’I.S.E. a bien été pris en compte en premier degré. Comme déjà développé préalablement, cette vérification en aval, même marginale, est importante car elle permet d’assurer que les droits de l’enfant ont été respectés par l’autorité administrative. Les particuliers doivent donc pouvoir être en mesure de requérir ce contrôle devant le C.C.E., que ce soit grâce à la reconnaissance de l’E.D. de l’article 3.1. de la CIDE ou par le biais des autres mécanismes juridiques présentés supra. Le cas échéant, nous sommes d’avis que l’obligation de prise en considération de l’I.S.E. devrait être mentionnée explicitement à l’article 9bis de la loi sur les étrangers, comme cela est déjà le cas pour d’autres procédures visées par cette législation. De cette façon, les particuliers pourraient faire grief d’un manque de prise en considération de ce principe lors de ce type de procédure, sans que la question de l’E.D. doive être discutée.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : Conseil du Contentieux des Étrangers, arrêt n°254189 du 7 mai 2021.

Jurisprudence :

Cass., 4 novembre 1999, Pas., 1999, p. 588

Arbeidsrechtbank Brugge (7e k.), 28 janvier 2002, n°24122001, J.T.T., 2002/17, p. 291

Bruxelles (mis. acc.), 16 octobre 2002, Journ. Dr. Jeun., 2002, p.58

Cass., 2 mars 2012, Rev. trim. dr. fam., 2012/3, p. 712.

C.E., 16 février 2016, n°233.836.

Doctrine :  

Bouckart, S. et Foblet, M.-C., « De betekenis van het Kinderrechtenverdrag in de context van illegale immigratie ter discussie gesteld. Enkele bedenkingen bij het arrest van het Arbeidshof Antwerpen van 7 mei 1999 », T.J.K., 2001/1, pp. 24-34.

Carlier, J.-Y. et Sarolea, S., Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016.

Channaoui, S., « Quelle force pour les constatations des comités onusiens des droits de l’homme ? Le cas particulier du Comité des droits de l’enfant » in 20 ans après l’affaire Tabitha, de nouvelles plumes pour analyser la détention d’enfants migrants à la lumière des droits humains (coord. S. SAROLEA et A. SINON), Anthémis, Limal, 2021, p. 193-258.

Collienne, F. et Wautelet, P., « 1 - Introduction générale – ou le droit des étrangers pour les non initiés » in Wautelet, P. et Collienne, F. (dir.), Droit de l'immigration et de la nationalité : fondamentaux et actualités, 1e édition, Bruxelles, Larcier, 2014, p. 9-52.

Cools, L., « L’enfermement d’enfants migrants à la lumière de la jurisprudence belge et strasbourgeoise » in 20 ans après l’affaire Tabitha, de nouvelles plumes pour analyser la détention d’enfants migrants à la lumière des droits humains (coord. S. SAROLEA et A. SINON), Anthémis, Limal, 2021, pp. 259-271.

Delperée, F., Le revirement de jurisprudence en Belgique, Cahiers du conseil constitutionnel français n°20, juin 2006, disponible sur www.conseil-constitutionnel.fr/nouveaux-cahiers-du-conseil-constitutionnel/le-revirement-de-jurisprudence-en-Belgique.

Fierens, J., « L’intérêt supérieur de l’enfant et les mutilations génitales féminines » in Prévenir et réprimer une forme de maltraitance issue de la tradition : le cas des mutilations génitales féminines, Colloque organisé par Intact ASBL, 14 novembre 2014.

Fierens, J., «À cause des pêchés des pères», Journ. dr. jeun., 2019/1, N°381, p.8.

Hachez, I., « Le standstill, ou comment les juges ont permis de mieux protéger les droits fondamentaux en limitant les possibilités de recul », 12 février 2016, disponible sur https://www.justice-en-ligne.be/Le-standstill-ou-comment-les-juges??utm_source=moteur_jel&utm_medium=thematique&utm_campaign=recherche

Mathieu, G. et Rasson, A.-C., « Le droit de la famille à l’aune du respect de l’intérêt supérieur de l’enfant », Act. dr. fam., 2021/6-7, pp. 167-189.

Mathieu, G., Le secret des origines en droit de la filiation, Waterloo, Wolters Kluwer, 2014.

Rasson, A.-C., « « L’intérêt de l’enfant », clair-obscur des droits fondamentaux de l’enfant » in L'étranger, la veuve et l'orphelin... Le droit protège-t-il les plus faibles ?, 1e édition, Bruxelles, Larcier, 2020, p. 159-188

Rasson-Roland, A. et Rasson, A.-C., « L’effet direct du droit de l’enfant à ce que son intérêt soit une considération primordiale dans toute décision qui le concerne », Semper perseverans : liber amicorum André Alen, Anvers, Intersentia, 2020, pp. 739-751.

Sarolea, S., « Focus sur la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant », Newsletter EDEM, novembre 2016.

Van Eeckhoutte, D. et Wouters, J., « Le droit international devant le juge belge », R.B.D.C., 2013/3-4, p. 299-331.

 

Pour citer cette note : A. Bodson, « L’intérêt supérieur de l’enfant et l’effet direct de l’article 3.1 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant dans le cadre d’une procédure 9bis », Cahiers de l’EDEM, avril 2022.

 


[1] C.C.E., arrêt 254189 du 7 mai 2021, n° 3.1.1. b).

[2] En Belgique, les enfants suivaient un cursus scolaire en néerlandais. Le retour au Rwanda impliquerait donc un changement de langue d’enseignement.

[3] C.C.E., arrêt 254189 du 7 mai 2021, n° 3.1.1. c).

[4] Ibidem, n° 3.1.2. e).

[5] Ibidem.

[6] Ibidem, n° 3.1.2. a).

[7] Ibidem.

[8] Voy. notamment Cour eur. D.H., arrêt A.B. et autres c. France, 12 juillet 2016, §151 ; Cour eur. D.H., arrêt Popov C. France, 19 avril 2012, §140.

[9] À ce sujet, voy. L. Cools, « L’enfermement d’enfants migrants à la lumière de la jurisprudence belge et strasbourgeoise » in 20 ans après l’affaire Tabitha, de nouvelles plumes pour analyser la détention d’enfants migrants à la lumière des droits humains (coord. S. SAROLEA et A. SINON), Anthémis, Limal, 2021, pp. 270-271.

[10] C.C.E., arrêt 254189 du 7 mai 2021 n°4.1.

[11] Ibidem.

[12] Article 9bis, al. 2 de la loi du 15 décembre 1980.

[13] F. Collienne et P. Wautelet, « 1 - Introduction générale – ou le droit des étrangers pour les non initiés » in Wautelet, P. et Collienne, F. (dir.), Droit de l'immigration et de la nationalité : fondamentaux et actualités, 1e édition, Bruxelles, Larcier, 2014, p. 43.

[14] Circulaire relative aux modifications intervenues dans la réglementation en matière de séjour des étrangers suite à l’entrée en vigueur de la loi du 15 septembre 2006, M.B., 21 juin 2007, point M.2.B.2.

[15] Ibidem.

[16] G. Mathieu et A.-C. Rasson, « Le droit de la famille à l’aune du respect de l’intérêt supérieur de l’enfant », Act. dr. fam., 2021/6-7, p. 174.

[17] Il est à noter toutefois que le concept d’effet direct varie d’un système juridique national à un autre. À ce sujet, voy.  D. Van Eeckhoutte et J. Wouters, « Le droit international devant le juge belge », R.B.D.C., 2013/3-4, p. 302.

[18] C.C.E., arrêt 254189 du 7 mai 2021, n° 3.1.2. a).

[19] Le terme « applicabilité directe » est un synonyme du terme « effet direct ».

[20] A. Rasson-Roland et A.-C. Rasson, « L’effet direct du droit de l’enfant à ce que son intérêt soit une considération primordiale dans toute décision qui le concerne », Semper perseverans : liber amicorum André Alen, Anvers, Intersentia, 2020, p. 742.

[21] G. Mathieu, Droit de la famille, Bruxelles, Larcier, 2022, p. 22. Voy. l’arrêt de principe : Cass., 21 avril 1983, J.T., 1984, p. 212 et R.C.J.B., 1985, p. 26, note M. Waelbroeck.

[22] A. Rasson-Roland et A.-C. Rasson, op. cit., p. 742 ;

[23] D. Van Eeckhoute et J. Wouters, op. cit., p. 316.

[24] Voy. entre autres Cass., 4 novembre 1999, Pas., 1999, p.588 ; Cass., 2 mars 2012, Rev. trim. dr. fam., 2012/3, p. 712.

[25] Cass., 4 novembre 1999, Pas., 1999, p. 588.

[26] C.E., 16 février 2016, n°233.836.

[27] F. Delperée, Le revirement de jurisprudence en Belgique, Cahiers du conseil constitutionnel français n°20, juin 2006, disponible sur www.conseil-constitutionnel.fr/nouveaux-cahiers-du-conseil-constitutionnel/le-revirement-de-jurisprudence-en-Belgique.

[28] Pour une analyse approfondie de la jurisprudence des cours et tribunaux à ce sujet, voy. S. Channaoui, « Quelle force pour les constatations des comités onusiens des droits de l’homme ? Le cas particulier du Comité des droits de l’enfant » in 20 ans après l’affaire Tabitha, de nouvelles plumes pour analyser la détention d’enfants migrants à la lumière des droits humains (coord. S. SAROLEA et A. SINON), Anthémis, Limal, 2021, pp. 240-242.

[29] Bruxelles (mis. acc.), 16 octobre 2002, Journ. Dr. Jeun., 2002, p.58 ; Arbeidsrechtbank Brugge (7e k.), 28 janvier 2002, n°24122001, J.T.T., 2002/17, p.291 ; Arbeidshof Antwerpen, 7 mei 1999, commenté par S. Bouckart et M.-C. Foblet, « De betekenis van het Kinderrechtenverdrag in de context van illegale immigratie ter discussie gesteld. Enkele bedenkingen bij het arrest van het Arbeidshof Antwerpen van 7 mei 1999 », T.J.K., 2001/1, pp. 24-34 ; J. Fierens, «À cause des pêchés des pères», Journ. dr. jeun., 2019/1, N°381, p.8.

[30] Voy. entre autres J. Fierens, « L’intérêt supérieur de l’enfant et les mutilations génitales féminines » in Prévenir et réprimer une forme de maltraitance issue de la tradition : le cas des mutilations génitales féminines, Colloque organisé par Intact ASBL, 14 novembre 2014 ; G. Mathieu et A.-C. Rasson, « Le droit de la famille à l’aune du respect de l’intérêt supérieur de l’enfant », Act. dr. fam., 2021/6-7, p. 189 ; A. Rasson-Roland et A.-C. Rasson, « L’effet direct du droit de l’enfant à ce que son intérêt soit une considération primordiale dans toute décision qui le concerne », op. cit. et, dans une certaine mesure, S. Bouckart et M.-C. Foblet, « De betekenis van het Kinderrechtenverdrag in de context van illegale immigratie ter discussie gesteld. Enkele bedenkingen bij het arrest van het Arbeidshof Antwerpen van 7mei 1999 », op. cit.

[31] Voy. par exemple G. Mathieu, Le secret des origines en droit de la filiation, Waterloo, Wolters Kluwer, 2014, p. 40 et S. Channaoui, op. cit., p.234.

[32] I. Hachez, Le standstill, ou comment les juges ont permis de mieux protéger les droits fondamentaux en limitant les possibilités de recul, 12 février 2016, disponible sur https://www.justice-en-ligne.be/Le-standstill-ou-comment-les-juges??utm_source=moteur_jel&utm_medium=thematique&utm_campaign=recherche.

[33] A. Rasson-Roland et A.-C. Rasson, op. cit., pp. 746-748.

[34] La question de l’effet direct de l’article 22bis de la Constitution est tout autant débattue, à ce sujet voy. notamment A. Rasson-Roland et A.-C. Rasson, op. cit., pp. 739-751.

[35] J. Fierens, « L’intérêt supérieur de l’enfant et les mutilations génitales féminines », op. cit., p.18.

[36] Pour une analyse plus approfondie de cette question, voy. par exemple A.-C. Rasson,  « « L’intérêt de l’enfant », clair-obscur des droits fondamentaux de l’enfant » in L'étranger, la veuve et l'orphelin... Le droit protège-t-il les plus faibles ?, 1e édition, Bruxelles, Larcier, 2020, pp. 177-178.

Publié le 29 avril 2022