C.J.U.E., 27 février 2014, Federaal agentschap voor de opvang van asielzoekers c. Selver Saciri, Danijela Dordevic, Danjel Saciri et Sanela Saciri, C-79/13

Louvain-La-Neuve

Demandeurs d’asile et conditions matérielles d’accueil : vers une prévalence de la dignité humaine .

La Cour de Justice affirme la prévalence du principe de la dignité humaine. Même si les conditions matérielles d’accueil peuvent être fournies en nature, ou sous forme d’allocations financières, elles doivent garantir un niveau de vie digne et adéquat pour la santé et assurer la subsistance des demandeurs d’asile. En fixant le montant des allocations financières, les États membres sont également tenus de prendre en compte la situation des personnes ayant des besoins particuliers ainsi que le principe de l’unité familiale. La saturation des réseaux d’accueil ne justifie pas une dérogation au respect de ces normes.

Art. 3 CEDH – Cons. 1, 7, Art. 13(1), (2), (5), Art. 14, Art. 17(1), 18(1), Directive 2003/9/CE – Art. 3, 9, 10, 11(3), (4), de la loi de la loi du 12 janvier 2007 – Art. 1er de la loi du 8 juillet 1976 – Modalités des conditions matérielles d’accueil – Allocations financières – Saturation des structures d’accueil – Montant de l’aide – Dignité humaine – Principe de l’unité familiale.

A. Arrêt

La question préjudicielle posée à la CJUE par la Cour du travail de Bruxelles concerne les modalités des conditions matérielles d’accueil, en particulier quand elles sont fournies sous la forme d’allocations financières. En octobre 2010, la famille Saciri a introduit une demande d’asile et a aussitôt saisi l’agence fédérale pour l’accueil des demandeurs d’asile (ci-après Fedasil). Étant dans l’impossibilité de désigner une structure d’accueil, Fedasil a dirigé la famille vers le centre public d’action sociale de Diest (ci-après le CPAS). Le CPAS, à son tour, a rejeté la demande de la famille Saciri au motif qu’elle relevait des structures d’accueil gérées par Fedasil. Ce cas n’était pas une occurrence unique ; des milliers des demandeurs d’asile en Belgique ont été confrontés à ce cercle juridique vicieux d’août 2008 à janvier 2013[1].

En espèce, la famille Saciri, a introduit une action en référé devant le Tribunal du travail de Louvain qui a condamné par ordonnance Fedasil et le CPAS à accorder un accueil à la famille Saciri et à payer à celle-ci une aide financière. Fedasil a finalement placé les requérants dans un centre d’accueil fin janvier 2011. Quand le Tribunal a jugé au fond, il a déclaré non fondée l’action à l’encontre du CPAS, tandis qu’il a condamné Fedasil à payer à la famille Saciri une somme correspondant à l’équivalent de trois mois de revenus d’intégration pour une personne ayant une famille à charge. Fedasil et la famille Saciri ont interjeté appel de ce jugement devant la Cour du travail de Bruxelles pour des motifs différents.

Cette Cour a noté que ni la directive, ni la loi sur l’accueil, ne contiennent de disposition spécifique réglant la situation des demandeurs d’asile qui ne peuvent pas être accueillis par Fedasil dans un délai raisonnable en raison d’une saturation du réseau. Constatant que le montant de l’aide sociale que les demandeurs d’asile reçoivent dans tels cas ne permet pas de leur garantir un hébergement, la Cour a décidé de poser à la Cour de justice une série de questions préjudicielles.

Par ses première et deuxième questions, la Cour demande, en substance, si l’article 13, § 5, de la directive 2003/9[2] (ci-après directive accueil) doit être interprété en ce sens que, lorsqu’un État membre a choisi d’octroyer les conditions matérielles d’accueil sous la forme d’allocations financières, cet État est tenu d’accorder ces allocations à partir du moment de l’introduction de la demande d’asile, en s’assurant que le montant desdites allocations est de nature à permettre aux demandeurs d’asile d’obtenir un logement, dans le respect des conditions fixées aux articles 13, §§ 1 et 2, et 14, §§ 1, 3, 5 et 8, de cette directive[3].

L’article 13, § 1, de la directive accueil oblige les États à donner accès aux conditions matérielles d'accueil dès l’introduction de la demande d'asile. Selon le deuxième paragraphe du même article, ces conditions « permettent de garantir un niveau de vie adéquat pour la santé et d'assurer la subsistance des demandeurs ». L’article 14 de la directive contient des règles sur le logement lorsqu’il est fourni en nature, sur le respect de l’unité familiale ainsi que sur le niveau de formation du personnel travaillant dans les centres d'hébergement. En outre, cet article prévoit, en son § 8, la possibilité pour les États membres, à titre exceptionnel, de fixer des modalités différentes, pendant une période raisonnable, pour des raisons spécifiques, y compris l’épuisement temporaire des capacités de logement normalement disponibles. Néanmoins, même dans de telles circonstances, la directive affirme que « [c]es différentes conditions couvrent, en tout état de cause, les besoins fondamentaux ».     

Par sa troisième question, la Cour du travail de Bruxelles demande si la directive accueil doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à ce que, en cas de saturation des structures d’hébergement dédiées aux demandeurs d’asile, les États membres renvoient ces derniers vers des organismes relevant du système d’assistance publique générale, chargés de fournir aux demandeurs d’asile l’aide financière nécessaire[4].

La Cour de justice rappelle la jurisprudence Cimade et Gisti selon laquelle la période pendant laquelle les conditions matérielles d’accueil doivent être accordées aux demandeurs d’asile débute lorsqu’ils introduisent leur demande d’asile[5]. En se basant sur le texte de la directive ainsi que sur sa finalité et en soulignant l’importance du respect des droits fondamentaux, en particulier le respect de la dignité humaine, la Cour énonce qu’un demandeur d’asile ne peut pas être privé, même pendant une période temporaire, de la protection des normes minimales établies par la directive accueil[6].  

Après avoir déterminé le moment précis où l’obligation de fournir des conditions matérielles d’accueil débute pour les États membres, la Cour définit leur niveau. En interprétant l’article 13 , § 2, de la directive à la lumière de l’article 2, j), de celle-ci, la Cour conclut que l’aide financière : « doit être suffisante pour garantir un niveau de vie digne et adéquat pour la santé ainsi que pour assurer la subsistance des demandeurs d’asile »[7]. En outre, les États membres sont également tenus de prendre en compte la situation des personnes ayant des besoins particuliers ainsi que les principes de l’unité familiale et de l’intérêt supérieur de l’enfant[8]. La Cour précise qu’il en résulte que lorsqu’un Etat membre fournit ces conditions aux demandeurs sous forme d’allocations financières, elles doivent être suffisantes pour leur permettre de disposer d’un logement, le cas échéant sur le marché privé de la location[9]. Lorsqu’il s’agit d’une famille, ces allocations doivent permettre aux enfants mineurs d’être logés avec leurs parents[10].

En ce qui concerne la troisième question, la Cour reconnaît la marge d’appréciation qui est prévue dans la directive quant aux moyens par lesquels les États membres fournissent les conditions matérielles d’accueil. Le versement peut donc être effectué par l’intermédiaire d’organismes relevant du système d’assurance publique général[11]. Cependant, il incombe aux États de garantir que les prestations versées assurent aux demandeurs le respect de normes minimales prévues par la directive accueil, telles qu’elles étaient interprétés par la Cour.

Finalement, la Cour insiste sur le fait que la saturation des réseaux d’accueil ne peut justifier aucune dérogation au respect de ces normes[12].

B. Éclairage

La Cour de Justice affirme l’obligation de respecter le principe de la dignité humaine. La Cour adopte une approche de principe qui suit l’esprit de l’arrêt Cimade et Gisti, dans lequel la Cour a observé que « la directive vise en particulier à garantir le plein respect de la dignité humaine[13] ». Partant, la Cour établit quelques garanties indérogeables, même en cas de saturation des réseaux nationales d’accueil.     

Plus spécifiquement, dans l’hypothèse où les États membres décident de, ou sont amenés à, fournir les conditions matérielles d’accueil sous forme d’allocations financières, ils doivent veiller à ce que les demandeurs puissent jouir des garanties de la directive, y compris la location d’un logement sur le marché privé. Toute autre solution ne remplit pas le critère du respect de la dignité humaine. Ce raisonnement de la Cour illustre la réalité vécue par milliers demandeurs d’asile dans différents États membres de l’Union et comble la lacune déjà observée en 2006 par l’étude du réseau Odysseus sur la mise en œuvre de la directive. Notamment, cette étude a identifié que lorsque les conditions matérielles d'accueil sont fournies en nature et dans les centres d'accueil, elles sont généralement adéquates[14]. Au contraire, dans des États membres où les demandeurs d'asile reçoivent des prestations financières, celles-ci sont souvent trop modestes pour assurer la subsistance[15].

Entre-temps, la situation en Belgique a été normalisée, sauf pour certaines catégories de demandeurs d’asile[16]. En tout cas, même dans la situation hypothétique où le réseau national serait à nouveau saturé, le raisonnement de la Cour nous amène à conclure que la seule solution acceptable serait que les CPAS soient capables de réagir dès l’introduction de la demande d’asile en versant aux demandeurs un somme qui leur garantit un logement au marché privé.     

Néanmoins, les problèmes persistent dans d’autres États membres. Basilien-Gainche et Slama évoquent d’une manière détaillée la situation actuelle en France et soulignent « qu’en permanence près de la moitié des demandeurs d’asile en cours d’instance ne sont pas hébergés dans le dispositif dédié aux demandeurs d’asile, ni même dans le dispositif de veille sociale[17]». Nombre d’entre eux ne bénéficient que de l’allocation temporaire d’attente (ATA) ; le montant de celle-ci, à savoir 340,50 € par mois, ne saurait en aucun cas garantir aux demandeurs d’asile des conditions de vie dignes[18]. En Grèce, le bureau national du HCR affirme qu’en janvier 2014 ils n’existaient que 980 places dans des centres d’accueil[19]. En même temps, 10.000 nouvelles demandes ont été enregistrées pour chaque année 2012 et 2013[20]. Ces personnes ne bénéficient en plus d’aucune allocation ou aide sociale. Elles sont littéralement livrées à elles-mêmes. 

La situation des demandeurs d’asile dans l’UE a été à la source d’une série d’affaires devant la Cour eur. D.H. Cette dernière ne peut interpréter directement le droit de l’Union mais le prend en compte en examinant les diverses situations factuelles qui relèvent de l’application des articles 2, 3, 5 ou 8 CEDH. Dans M.S.S., la Cour a considéré que la situation d’un demandeur d’asile qui « s’est trouvé pendant des mois, vivant dans la rue, sans ressources, sans accès à des sanitaires et ne disposant d’aucun moyen de subvenir à ses besoins essentiels » a atteint le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention[21]. Dans une série d’affaires pendantes et notamment dans Panohi et Atayi c. France[22], Amadou c. Grèce[23] et Gjutaj et autres c. France[24], les requérants se plaignent, respectivement, du fait qu’ils ne bénéficient pas d’un hébergement adapté à leur situation vulnérable, de leur situation de dénuement total et des conditions d’hébergement d’urgence sous tentes en invoquant que leurs situations relèvent de l’article 3 CEDH puisque les conditions dans lesquelles ils vivent constituent un traitement inhumain ou dégradant. L’absence de conditions d’accueil suffisantes est aussi un argument pris en compte lorsque des demandeurs d’asile s’opposent à un transfert « Dublin » au sein de l’Union (voyez notamment l’affaire Tarakhel pendant devant la Cour eur. D.H.).  

L’arrêt de la Cour de justice rappelle aux États membres leurs obligations concrètes en interprétant le droit secondaire, la directive, à la lumière des droits fondamentaux. La référence directe de la Cour à l’article 1er de la Charte sur la dignité humaine est juridiquement très intéressante. Notamment, cela ouvre la question de savoir si la Cour considère que le contenu de cet article est similaire avec le contenu de l’article 4 de la Charte sur l’interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants ou si la notion de la dignité humaine englobe d’autres éléments et implique des obligations positives plus étendues dans le domaine des droits socio-économiques.

L’insistance de la Cour sur ce concept de la dignité humaine reflète le texte de la refonte[25]. Celle-ci stipule que même dans des cas de limitation ou de retrait du bénéfice de conditions matérielles d’accueil les États membres doivent assurer « en toutes circonstances[26] l’accès aux soins médicaux conformément à l’article 19[27] et[28] garantir un niveau de vie digne à tous les demandeurs[29]». La structure de la phrase nous amène à conclure que le terme « niveau de vie digne » ne se limite pas à l’accès aux soins médicaux[30]. Dans la mesure où le demandeur ne dispose pas de ses propres moyens pour subvenir à ses besoins essentiels, l’État membre a l’obligation de lui garantir un niveau de vie digne[31]. Après l’arrêt Saciri, il peut être soutenu que le logement fait partie de ces obligations. 

L.T.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter l’arrêt : C.J.U.E., 27 février 2014, Federaal agentschap voor de opvang van asielzoekers c. Selver Saciri, Danijela Dordevic, Danjel Saciri et Sanela Saciri, C-79/13.

Jurisprudence

Cour eur. D.H., M.S.S. c. Belgique et Grèce, 21 janvier 2011, req. n° 30696/09.

Cour eur. D.H., Panohi et Atayi c. France, req. n° 30027/12 (pendante).

Cour eur. D.H., Amadou c. Grèce, req. n° 37991/11 (pendante).

Cour eur. D.H., Gjutaj et autres c. France, req. n° 63141/13 (pendante).

C.J.U.E., 27 septembre 2012, CIMADE et GISTI, aff. C- 179/11, non encore publié au Rec.

Doctrine

M.-L. BASILIEN-GAINCHE et S. SLAMA, « Implications concrètes du droit des demandeurs d’asile aux conditions matérielles d’accueil dignes », La Revue des droits de l’homme [En ligne], Actualités Droits-Liberté.

Odysseus Academic Network, Comparative overview of the implementation of the Directive 2003/9, 2006.

S. SAROLEA (dir.), E. TSOURDI, La refonte de la directive relative aux conditions d'accueil : regard critique (rapport intermédiaire 2013).

Pour citer cette note : L. TSOURDI, « Demandeurs d’asile et conditions matérielles d’accueil : vers une prévalence de la dignité humaine », Newsletter EDEM, mars 2014.


[1] Voy. CIRE, Vluchtelingenwerk Vlaanderen, Les visages de la crise de l’accueil des demandeurs d’asile, 2010. 

[2] Directive 2003/9 du Conseil du 27 janvier 2003 relative à des normes minimales pour l'accueil des demandeurs d'asile dans les États Membres, J.O.C.E., L31/18, 6 février 2003.

[4] Ibid., point 47.

[5] C.J.U.E., 27 septembre 2012, CIMADE et GISTI, aff. C-179/11, non encore publié au Rec., point 39.

[6] Ibid., point 56 ainsi que C.J.U.E., Saciri, précité, point 35.

[7] C.J.U.E., Saciri, précité, point 40.

[8]  Ibid., point 41.

[9] Ibid., point 42.

[10] Ibid., point 45.

[11] Ibid., point 49.

[12] Ibid., point 50.

[13] C.J.U.E., Cimade et Gisti, précité, point 35.

[14] Odysseus Academic Network, Comparative overview of the implementation of the Directive 2003/9, 2006, pp. 27-29.

[15] Ibid., p. 29.

[16] Voy. L. TSOURDI, « Fin de l’aide matérielle dans le cadre du règlement Dublin II : quelles suites à l’affaire Cimade et Gisti ? », Newsletter EDEM, novembre 2013 ainsi que J.-Ch. STEVENS, « La mise en oeuvre de la directive accueil en droit belge » (colloque EDEM du 18 octobre 2013).

[17] M.-L. BASILIEN-GAINCHE et S. SLAMA, « Implications concrètes du droit des demandeurs d’asile aux conditions matérielles d’accueil dignes », La Revue des droits de l’homme [En ligne], Actualités Droits-Libertés.

[18] Ibid.

[19] Les statistiques sont accessibles dans le site web du bureau de l’HCR en Grèce (seulement en grec). 

[21] Cour eur. D.H., M.S.S. c. Belgique et Grèce, 21 janvier 2011, req. n° 30696/09, § 263.

[22] Cour eur. D.H., Panohi et Atayi c. France, req. n° 30027/12 (pendante).

[23] Cour eur. D.H., Amadou c. Grèce, req. n° 37991/11 (pendante).

[24] Cour eur. D.H., Gjutaj et autres c. France, req. n° 63141/13 (pendante).

[26] Nous soulignons.

[27] C’est-à-dire au minimum « les soins urgents et le traitement essentiel des maladies et des troubles mentaux graves ». 

[28] Nous soulignons.

[29] Article 20, § 5, Refonte de la directive relative aux conditions d’accueil (2013).

[30] S. SAROLEA (dir.), E. TSOURDI, La refonte de la directive relative aux conditions d'accueil : regard critique (rapport intermédiaire 2013), p. 50.

[31] Ibid.

Publié le 16 juin 2017