C.C., 18 juillet 2013, n° 107/2013

Louvain-La-Neuve

La Cour constitutionnelle valide l’introduction de la notion de pays d’origine sûr dans le droit belge de l’asile.

Dans son arrêt n° 107/2013 du 18 juillet 2013, la Cour constitutionnelle juge que l’article 57/6/1 de la loi du 15 décembre 1980, instaurant le concept de « pays d’origine sûr » en droit belge, ne crée pas en tant que tel de discrimination contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution en défaveur des ressortissants de ces pays, à condition que soit prise en compte la vulnérabilité particulière de certaines catégories de demandeurs d’asile particulièrement fragiles, tels les mineurs ou les personnes traumatisées. La Cour valide également l’habilitation législative donnant au Roi le pouvoir d’établir la liste des pays concernés.

Art. 57/6/1 de la loi du 15 décembre 1980 – Demandeurs d’asile provenant des « pays d’origine sûrs » (ci-après POS) Principe d’égalité et de non-discrimination (articles 10 et 11 de la Constitution) – Non violation sous réserve d’interprétation.

A. Arrêt

Par une requête du 16 août 2012, sept parties requérantes[1] ont sollicité l’annulation de la loi du 19 janvier 2012 modifiant la loi du 15 décembre 1980 (M.B., 17 février 2012). La Cour a jugé que l’objet du recours est en réalité limité à l’article 9 de la loi attaquée, qui insère un article 57/6/1 dans la loi organique.

La loi du 19 janvier 2012 transpose en droit belge certaines dispositions de la directive 2005/85/CE du Conseil du 1er décembre 2005, qui permet aux États membres de désigner comme pays d’origine sûr (ci-après : POS), au niveau national, des pays tiers autres que ceux figurant sur la liste commune minimale.

L’article 57/6/1 autorise le Commissariat Général et aux Apatrides (ci-après : C.G.R.A.) à ne pas prendre en considération une demande d’asile lorsqu’il ne « ressort pas clairement » des déclarations du demandeur ressortissant d’un pays d’origine sûr « qu’il existe, en ce qui le concerne, une crainte fondée de persécution » au sens de la Convention de Genève et de l’article 48/3 de la loi du 15 décembre 1980, ou « des motifs sérieux de croire qu’il court un risque réel de subir une atteinte grave telle que déterminée à l’article 48/4 » de la même loi. Cet article définit également la notion de POS.

Un premier moyen soutient que la disposition attaquée viole les articles 10 et 11 de la Constitution[2], en ce qu’elle crée une discrimination entre demandeurs d’asile suivant que le pays dont ils proviennent est ou non un POS. Dans le premier cas, cette disposition fait peser sur ces demandeurs d’asile une présomption selon laquelle ils n’ont pas de crainte fondée de persécution ; cela alourdit la charge de la preuve.

La Cour juge que cette différence de traitement repose sur un critère objectif, et que la mesure législative en cause est à la fois pertinente et proportionnée à l’objectif poursuivi, défini comme la lutte contre « l’usage inapproprié de la procédure d’asile »[3]. Dans son contrôle de proportionnalité, la Cour rejette l’argument des parties requérantes selon lequel le libellé de la disposition attaquée rendait celle-ci plus sévère que la directive européenne quant au renversement de la présomption qu’elle établit. En outre, la Cour insiste sur le fait que la disposition attaquée n’exige pas d’un demandeur d’asile « qu’il remplisse les conditions pour être reconnu réfugié » pour pouvoir renverser la présomption, mais qu’elle se limite à exiger du demandeur qu’il « présente des éléments sérieux de nature à renverser la présomption établie »[4]. La Cour estime non pertinent d’invoquer l’autorité de chose jugée de l’arrêt n° 20/93 du 4 mars 1993. Cet arrêt annulait des dispositions qui prévoyaient aussi un renversement de la charge de la preuve quant à la recevabilité des demandes d’asile introduites par des personnes « originaires de pays d’où provenaient, au cours de l’année précédente, 5 p.c. au moins des demandeurs d’asile et dans la mesure où moins de 5 p.c. de décisions favorables avaient été rendues à leur sujet »[5]. La Cour estime que la disposition censurée par cet arrêt n° 20/93 « était fonction d’un nombre de demandes d’asile reçues et acceptées et non d’une qualification attribuée à un pays d’origine [...] reconnu comme étant sûr sur la base de critères prévus par une directive européenne »[6].

Dans une seconde branche de ce premier moyen et dans un second moyen, les requérantes soutiennent que la disposition attaquée viole le principe d’égalité et de non-discrimination parce que le délai dans lequel le C.G.R.A. doit prendre une décision dans le cadre des demandes d’asile introduites par des ressortissants POS est limité à 15 jours, et parce que l’incertitude juridique provoquée par l’absence de détermination du point de départ de ce délai crée un risque d’arbitraire préjudiciable à ceux-ci. La Cour a également rejeté ces deux arguments, n’y voyant aucune violation du principe d’égalité, fût-il combiné avec le principe général de sécurité juridique.

Dans un troisième moyen, les parties requérantes reprochent à la disposition attaquée de confier au Roi la compétence d’établir la liste des POS, alors qu’il s’agirait selon elles d’une compétence du pouvoir législatif. La Cour rappelle à cet égard qu’une habilitation législative en faveur du pouvoir exécutif n’est pas inconstitutionnelle, du moment qu’il ne s’agit pas d’une matière réservée au législateur par la Constitution. En outre, elle affirme ne pas être compétente pour censurer une disposition qui règle la répartition des compétences entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, « sauf si cette disposition méconnaît les règles répartitrices de compétence entre l’État, les communautés et les régions ou si le législateur prive une catégorie de personnes de l’intervention d’une assemblée démocratiquement élue »[7]. Elle valide donc le procédé législatif consistant à confier au Roi la responsabilité d’établir la liste des POS[8].

Dans un quatrième et dernier moyen, il est argué que la disposition attaquée viole le principe d’égalité en ce qu’elle s’applique indistinctement à tous les demandeurs d’asile, sans aucunement tenir compte de leur situation de vulnérabilité particulière (mineurs étrangers non accompagnés (MENA), personnes handicapées, âgées, traumatisées).  La Cour l’écarte également, mais sous réserve qu’elle soit interprétée comme n’empêchant pas les MENA « de bénéficier, lors de l’application de la procédure instaurée par l’article 57/6/1 attaqué, des dispositions prévues en leur faveur par la règlementation applicable »[9], comme ne portant pas atteinte à « l’obligation du Commissaire général de prendre en considération la situation de vulnérabilité des mineurs étrangers non accompagnés lorsqu’il procédera à l’examen de leur demande », eu égard à l’article 17, §§ 4 et 6, de la directive 2005/85/CE[10], et comme ne portant pas atteinte à « l’obligation pour le Commissaire général de prendre en considération la fragilité [des personnes handicapées, âgées, traumatisées, etc.] lorsqu’il procèdera à l’examen de leur demande », eu égard à l’article 13, § 3, point a), de la directive 2005/85/CE[11].

B. Éclairage

Cet arrêt constitue une étape supplémentaire dans l’examen par des juridictions belges des nouvelles dispositions concernant les POS. Le Conseil d’Etat a été saisi d’une demande en suspension et d’un recours en annulation introduit contre l’arrêt royal du 26 mai 2012 établissant la liste des POS (voy. note infrapaginale n° 8), et la Cour constitutionnelle, de son côté, a été saisie de la question de savoir si le procédé mis en place par la législation belge, transposant la directive européenne 2005/85/CE, était conforme au principe constitutionnel d’égalité et de non-discrimination.

Avec cet arrêt, et sous réserve que le Commissaire général tienne compte, dans l’application des nouvelles dispositions relatives aux POS, de la vulnérabilité particulière de certains demandeurs d’asile (MENA, personnes fragiles et vulnérables, …), la Cour a validé la constitutionnalité de l’article 57/6/1 de la loi du 15 décembre 1980, tel qu’inséré par l’article 9 de la loi du 19 janvier 2012.

L’analyse faite par la Cour constitutionnelle ne surprend par réellement. Cette nouvelle jurisprudence de la Cour s’inscrit bien dans la ligne qui est la sienne lorsqu’elle est confrontée à des questions d’application du principe d’égalité aux situations migratoires. La Cour ne discute pas, en l’espèce, l’objectif invoqué par le législateur de lutter contre les abus de procédure. Comme à son habitude, elle ne se prononce pas sur la légitimité, ni même sur la réalité de l’objectif poursuivi : « sa présence suffit »[12]. Elle s’inscrit comme souvent « dans la politique d’immigration contrôlée » [13]. Le considérant B.2.2 de son arrêt n°131/2001 du 30 octobre 2001 résume bien cette idée : « c’est au législateur qu’il appartient de mener une politique concernant l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers et de prévoir à cet égard, dans le respect du principe d’égalité et de non-discrimination, les mesures nécessaires qui peuvent notamment porter sur la fixation des conditions auxquelles le séjour d’un étranger en Belgique est légal ou non. Le fait qu’il en découle une différence de traitement entre étrangers est la conséquence logique de la mise en œuvre de ladite politique ». À la lecture de l’arrêt d’espèce, l’on pourrait ajouter que ce constat est d’autant plus vrai que la disposition attaquée résulte, comme en l’espèce, de la transposition d’une directive européenne.

L’on peut cependant regretter que, dans l’arrêt attaqué, la Cour valide un mécanisme qui donne en réalité tout pouvoir au gouvernement, et non au Parlement, de conférer un réel contenu à la notion de POS. Si, certes, la définition de pays d’origine sûr est établie par l’article 57/6/1 de la loi du 15 décembre 1980, c’est seulement en établissant concrètement la liste de ces pays d’origine sûrs que l’on définira exactement ce que recouvre ce concept. L’on sait que la liste adoptée par le gouvernement dans ses arrêtés royaux du 26 mai 2012 puis du 7 mai 2013 a été fortement critiquée. En effet, il est bien apparu, lors des débats ayant eu lieu devant le Conseil d’Etat suite à l’introduction du recours en suspension contre l’arrêté royal du 26 mai 2012, qu’il ressortait des informations objectives à disposition du C.G.R.A. que, par exemple, certaines minorités ethniques du Monténégro et de l’Albanie étaient confrontées à des discriminations et que l’Inde et le Kosovo connaissaient de graves troubles sur certaines parties de leur territoire. Il est également apparu que le nombre de demandeurs d’asile kosovars et albanais auxquels le C.G.R.A. avait accordé une protection contredisait, de facto, l’affirmation du caractère sûr de ces deux pays dans l’arrêté royal attaqué. L’auditeur siégeant dans cette affaire ne disait pas autre chose dans son rapport favorable déposé au Conseil d’Etat, arguant du fait que le C.G.R.A. avait accordé le statut de réfugié à 11 % des demandeurs d’asile d’origine albanaise en 2012, et à 7,7 % des demandeurs d’asile kosovares pour les six premiers mois de cette même année. Il expliquait que cette circonstance n’était pas compatible avec l’exigence d’absence de persécution de manière générale et durable déduite de l’article 57/6/1 de la loi du 15 décembre 1980. On constate dès lors un écart entre les termes employés dans la loi, et l’interprétation qui en est faite par le gouvernement en établissant concrètement la liste des POS. Cela pose assurément question.

On peut regretter aussi que la Cour ait analysé ce problème très rapidement, en se contentant d’affirmer son incompétence à censurer une disposition qui règle la répartition de compétences entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Si la Cour n’a certes pas ce pouvoir, il reste qu’elle aurait pu analyser le problème dans le cadre de son contrôle de proportionnalité, eu égard à l’importance des droits en cause, et à l’importance du risque de faire échapper au débat parlementaire la discussion des informations objectives sur la situation des pays en cause. Sans se prononcer sur le résultat auquel aurait mené un tel raisonnement, l’on peut toutefois affirmer qu’il aurait sans doute mieux rencontré l’argumentation des parties requérantes.

Il est toutefois important de saluer la réserve d’interprétation faite par la Cour constitutionnelle, imposant aux instances belges d’asile de tenir compte, dans l’application du mécanisme établi par l’article 57/6/1 de la loi du 15 décembre 1980, de la vulnérabilité particulière de certaines catégories de demandeurs d’asile particulièrement fragiles, tels que les mineurs ou les personnes traumatisées.

Il faut enfin signaler que la Cour constitutionnelle, dans le cadre de l’espèce, n’a pas été saisie de la question de savoir s’il était discriminatoire que les demandeurs d’asile issus de pays d’origine sûrs et ayant fait l’objet d’une décision de non-prise en considération de leur demande d’asile sur base de l’article 57/6/1 de la loi du 15 décembre 1980 ne puissent introduire, contre cette décision, qu’un recours en annulation auprès du Conseil du contentieux des étrangers, et non un recours de plein contentieux. L’article 39/2 de la loi du 15 décembre 1980 a en effet été modifié par la loi du 15 mars 2013 (M.B., 30 mars 2013) en ce sens. Dès lors, la question de savoir si cette loi viole les articles 10 et 11 de la Constitution, combinés avec l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme garantissant le droit à un recours effectif, reste ouverte.

M.L.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter l’arrêt : C.C., 18 juillet 2013, n° 107/2013.

Pour consulter les dispositions légales :

  • Directive 2005/85/CE du Conseil du 1er décembre 2005 relative à des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les États membres.
  • Articles 39/2 et  57/6/1 de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers.
  • Arrêté royal du 26 mai 2012 portant exécution de l’article 57/6/1, alinéa 4, de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers, établissant la liste des pays d’origine sûrs, publié au Moniteur belge du 1er juin 2012.
  • Arrêté royal du 7 mai 2013 portant exécution de l'article 57/6/1, alinéa 4, de la loi du 15 décembre 1980 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers, établissant la liste des pays d'origine sûrs.

Doctrine :

  • L. Leboeuf, « Les pays sûrs en droit belge de l’asile. Le "pays d’origine sûr", "pays tiers sûr", et "premier pays d’asile" dans la loi du 1980 et la jurisprudence du Conseil du contentieux des étrangers », R.D.D.E., 2012, pp. 193 à 205.
  • M. Lys, « L’exécution immédiate de l’arrêté royal du 26 mai 2012 contenant la liste des "pays sûrs" en droit belge de l’asile ne cause aux demandeurs d’asile concernés aucun préjudice grave et difficilement réparable », Newsletter EDEM, mai 2013.

Pour citer cette note : M. Lys, « La Cour constitutionnelle valide l’introduction en droit belge de la notion de pays d’origine sûr en matière d’asile. », Newsletter EDEM, août 2013.


[1] Trois requérants personnes physiques (deux personnes de nationalité serbe et un ressortissant indien), l’A.S.B.L. « Association pour le Droit des Etrangers » (ADDE), l’A.S.B.L. « Coordination et Initiatives pour Réfugiés et Etrangers » (CIRE), l’A.S.B.L. « Liga voor Mensenrechten » (LIGA), l’A.S.B.L. « Ligue des Droits de l’Homme » (LDH), l’A.S.B.L. « Vluchtelingenwerk Vlaanderen ».

[2] Les parties requérantes invoquaient également la violation de l’article 191 de la Constitution mais, conformément à sa jurisprudence constante, la Cour a considéré que cet article n’était pas applicable aux différences de traitement établies entre étrangers. Voy. M. Lys, « Les droits constitutionnels des étrangers », in M. Verdussen et N. Bonbled (dir.), Les droits constitutionnels en Belgique, vol. 2, Bruxelles, Bruylant, 2011, pp. 612-613.

[3] C.C., 18 juillet 2013, n° 107/2013, considérant B.3.3.

[4] Ibid., considérant B.5.6.

[5] Ibid., considérant B.5.8.

[6] Ibid., considérant B.5.9.

[7] Ibid., considérant B.10.2.

[8] Actuellement, c’est l’arrêté royal du 7 mai 2013 (M.B., 15 mai 2013) qui établit la liste des pays d’origine sûrs. Cette liste doit être revue chaque année par le Roi. Un recours en suspension avait été introduit auprès du Conseil d’État contre le précédent arrêté royal du 26 mai 2012 établissant la liste des pays d’origine sûrs. Ce recours avait été rejeté (voy. M. Lys, « L’exécution immédiate de l’arrêté royal du 26 mai 2012 contenant la liste des "pays sûrs" en droit belge de l’asile ne cause aux demandeurs d’asile concernés aucun préjudice grave et difficilement réparable », Newsletter EDEM, mai 2013). Un recours en annulation de cet arrêté royal du 26 mai 2012 est toujours pendant auprès du Conseil d’État.

[9] C.C., arrêt n° 107/2013 du 18 juillet 2013, considérant B.12.3.

[10] Ibid.

[11] Ibid., considérant B.12.4.

[12] D. Vanheule, « L’égalité dans la jurisprudence de la cour constitutionnelle relative aux étrangers », in L’Étranger face au droit, XXes Journée d’études juridiques Jean Dabin, Bruxelles, Bruylant, 2010, p. 219.

[13] Ibid., p. 220.

Publié le 16 juin 2017