C.C.E., 12 avril 2013, n°100 873

Louvain-La-Neuve

Les suites de l’arrêt Cour eur. D.H. Singh. Le dépôt d’un passeport ne dispense pas le demandeur « manifestement réticent » à coopérer avec les autorités d’établir son dernier lieu de résidence.

Le C.C.E. considère que le passeport afghan déposé par les requérants, dont l’authenticité n’est pas remise en cause, établit à suffisance leur nationalité afghane. Ce passeport ne permet cependant pas de prouver que les requérants ne bénéficient pas de la nationalité et de la protection d’un pays tiers, ce que leurs déclarations manifestement frauduleuses quant à leur lieu de résidence en Afghanistan permettent de soupçonner. Pour cette raison, après avoir précisé que les requérants ne peuvent en aucun cas être renvoyés vers l’Afghanistan, le C.C.E. rejette leur demande d’asile et de protection subsidiaire.

Art. 3 CEDH – Art. 4 de la directive qualification – Art. 57/7ter de la loi du 15 décembre – Passeport – Manque manifeste au devoir de coopération 1980 – Preuve du dernier lieu de résidence (rejet).

A. Arrêt

Le Conseil du contentieux des étrangers (ci-après « C.C.E. ») se prononce sur le recours introduit par une famille de ressortissants afghans de confession sikhe à l’encontre de la décision de rejet de leur seconde demande d’asile adoptée par le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (ci-après « C.G.R.A. »). La décision de refus repose sur le manque de crédibilité du séjour des requérants en Afghanistan, déjà pointé dans la décision de rejet de leur première demande d’asile.

Détenteurs de passeports afghans, les requérants invoquent devant le C.C.E. la jurisprudence Singh de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après « Cour eur. D.H. »). Selon eux, le dépôt des passeports afghans renverse à suffisance la charge de prouver leur origine. Si le C.G.R.A. soupçonne que les requérants proviennent d’un pays autre que l’Afghanistan, et qu’ils bénéficient d’une protection dans ce pays, il devrait le prouver[1].

Le C.C.E. répond en considérant dans un premier temps que les passeports déposés par les requérants établissent à suffisance leur nationalité afghane. Il conclut qu’au regard de leur appartenance à la minorité sikhe, les requérants ne peuvent pas être renvoyés vers Kaboul[2]. Dans un second temps, le C.C.E. souligne que le dépôt de leur passeport ne dispense pas les requérants de leur obligation de coopérer avec les instances d’asile. Ces passeports ne prouvent en effet pas que les requérants ne possèdent aucune autre nationalité[3].

Pour cette raison, le C.C.E. rejette l’argument des requérants selon lequel il reviendrait au C.G.R.A. de prouver qu’ils bénéficient de la nationalité d’un Etat tiers capable de leur assurer une protection. Les principes généraux relatifs à la charge de la preuve en matière d’asile s’appliquent également à l’établissement de l’absence de protection dans un Etat tiers. Il revient d’abord au demandeur d’asile d’apporter la preuve qu’il ne bénéficie d’aucune autre nationalité ou, si cela s’avère impossible, de justifier pourquoi. Ensuite, le C.G.R.A. doit évaluer la valeur probante de ces éléments et la crédibilité des dires du demandeur[4]

En l’espèce, le C.C.E. reproche aux requérants leur « réticence manifeste »[5] à coopérer avec le C.G.R.A., en violation du principe selon lequel « il appartient au demandeur de présenter, aussi rapidement que possible, tous les éléments nécessaires pour étayer sa demande de protection internationale »[6] consacré par l’article 4 de la directive qualification. Au lieu de fournir les informations relatives à leurs « nationalités, le ou les pays ainsi que le ou les lieux où ils ont résidés auparavant »[7], les requérants prétendent au travers de déclarations « manifestement frauduleuses »[8] avoir séjourné en Afghanistan avant de solliciter l’asile en Belgique. Ils rendent ainsi l’évaluation de leur demande d’asile et de protection subsidiaire impossible. 

Rappelant que les requérants ne peuvent pas être expulsés vers Kaboul dans les circonstances actuelles[9], le C.C.E. confirme le rejet de leur demande d’asile et de protection subsidiaire.

B. Éclairage

Dans cet arrêt, le C.C.E. dissocie la question de la preuve de la nationalité du demandeur d’asile de celle de son lieu de résidence, limitant strictement les conséquences à inférer de la production d’un passeport. Ce dernier établit la nationalité du demandeur d’asile et non son dernier lieu de résidence.

En prenant en compte le passeport des requérants bien que leur récit d’asile manque de crédibilité, le C.C.E. prend acte de l’arrêt Singh de la Cour eur. D.H[10]. Dans Singh, la Cour reprochait aux instances belges de s’être focalisées sur l’examen de crédibilité des dires des requérants sans prendre en considération les documents établissant leur identité dont l’authenticité n’était pourtant pas remise en cause. Dans l’arrêt d’espèce, le C.C.E. échappe à cette critique. Il admet que la charge de prouver que le demandeur n’a pas la nationalité de son pays de passeport, ou que ce dernier n’est pas authentique, repose sur le C.G.R.A.[11]

Toutefois, ce renversement de la charge de la preuve ne concerne que la question de la nationalité. Un passeport ne prouve pas le lieu de résidence, élément essentiel[12] selon le C.C.E. pour connaitre d’une demande d’asile et de protection subsidiaire. Cela parait évident en ce qui concerne l’évaluation de la demande de protection subsidiaire face à une situation de violence aveugle ne concernant que certaines régions du pays d’origine : le demandeur doit prouver résider dans une de ces régions pour bénéficier de la protection subsidiaire[13]. Cela parait moins évident en ce qui concerne la demande d’asile (ou de protection subsidiaire fondée sur une atteinte grave individuelle). Puisque la cause d’irrecevabilité et de non-fondement d’une demande d’asile lorsque le demandeur bénéficie d’une protection dans un « pays tiers sûr » n’a pas été transposée en droit belge[14], pourquoi le demandeur aurait-il la charge de prouver, outre une crainte fondée de persécution à l’égard de l’entièreté de son pays d’origine, que son dernier lieu de résidence ne se trouve pas dans un pays tiers ? L’explication réside dans le caractère subsidiaire de la protection internationale. Cette dernière ne profite pas au demandeur qui bénéficie d’une protection dans un autre pays dont il revêt la nationalité[15] ou qui est « considéré par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays »[16].

Dans le cas où, comme en l’espèce, la « réticence manifeste »[17] du requérant à coopérer avec les autorités nourrit les soupçons qu’il possède la nationalité ou un statut équivalent dans un pays tiers capable d’offrir une protection, la demande de protection est rejetée. Ce rejet s’accompagne toutefois d’une précision à l’encontre de l’Office des étrangers, qui ne peut expulser le requérant vers son pays dont la nationalité n’est pas contestée et vis-à-vis duquel le risque de violation de l’article 3 C.E.D.H. est établi.

Cette jurisprudence varie sensiblement de celle antérieurement adoptée par le C.C.E., selon laquelle le doute sur l’origine du demandeur implique l’analyse de sa demande par rapport à son pays de résidence habituelle[18]. Cette approche, qui avait mené à des excès au sein de la jurisprudence du C.C.E.[19], n’est pas suivie dans l’arrêt d’espèce. Le C.C.E. évite de rejeter la demande d’asile et de protection subsidiaire au motif qu’il n’y ni crainte fondée de persécution ni risque réel d’atteinte grave dans un supposé pays de résidence habituelle. Il se contente d’insister sur le manque flagrant des requérants à leur devoir de coopération, justifiant en quoi il rend en l’espèce l’examen de leur demande impossible, tout en ne manquant pas de souligner que les requérants ne sont pas expulsables.

Pour autant qu’elle demeure limitée au cas où les « déclarations manifestement frauduleuses »[20] du demandeur génèrent des soupçons qu’il bénéficierait du statut de national dans un autre pays capable de le protéger et qu’elle n’aboutisse pas à une suspicion généralisée contraire au principe d’interprétation restrictive des clauses d’exclusion, cette jurisprudence présente le mérite d’éviter une expulsion en violation de l’article 3 CEDH. Elle écarte le risque que la division des compétences entre la détermination du statut de réfugié ou de protégé subsidiaire, menée par le C.G.R.A., et l’expulsion, procédée par l’Office des étrangers, implique le renvoi des demandeurs déboutés vers le pays vis-à-vis duquel le C.G.R.A. a refusé d’examiner la demande, comme dans l’affaire Singh.

Pour cette raison, la position exprimée par le C.C.E. dans l’arrêt d’espèce gagnerait à être généralisée dans sa jurisprudence, ce que permettrait sa consécration dans un arrêt d’assemblée générale. De par sa portée symbolique, un tel arrêt démontrerait également que les instances belges prennent acte de la jurisprudence Singh de la Cour eur. D.H. tout comme elles avaient pris acte de l’arrêt M.S.S.[21]

L.L.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter l’arrêt : C.C.E., 12 avril 2013, n° 100 873.

Pour citer cette note : L. LEBOEUF, « Les suites de l’arrêt Cour eur. D.H. Singh. Le dépôt d’un passeport ne dispense pas le demandeur ‘manifestement réticent’ à coopérer avec les autorités d’établir son dernier lieu de résidence », Newsletter EDEM, août 2013.


[1] C.C.E., 12 avril 2013, n° 100 873, § 3.1.

[2] Ibid., § 3.7.2.

[3] Ibid., § 3.7.3.

[4] Ibid.

[5] Ibid. : « manifeste onwil » (notre traduction).

[6] Art. 4, § 1, de la directive qualification. Le législateur belge a fait usage de cette possibilité dans l’article 57/7ter de la loi du 15 décembre 1980.

[7] Art. 4, § 2, de la directive qualification.

[8] C.C.E., n° 100 873, op. cit., § 3.7.3 : « manifeste bedrieglijke verklaringen » (notre traduction).

[9] Ibid., § 3.7.5.

[10] Cour eur. D.H., 2 octobre 2012, Singh et autres c. Belgique, req. n° 33210/11.

[11] Pour un exemple où le C.C.E. considère le passeport comme non authentique après avoir examiné en détails les arguments du C.G.R.A., voy. C.C.E. (trois juges), 14 février 2013, n° 97224.

[12] C.C.E., n° 100 873, op. cit., § 3.7.3. : « essentieel belang » (notre traduction).

[13] Voy. notamment C.C.E. (trois juges), 16 juin 2009, n° 28796 ; C.C.E. (trois juges), 8 juin 2010, n° 44623 ; C.C.E. (trois juges), 29 novembre 2010, n° 51970.

[14] C.E., 29 mai 2012, arrêts n° 219.547, 219.548 et 219.549 ; S. SAROLEA (dir.), L. LEBOEUF et E. NERAUDAU, La réception du droit européen de l’asile en droit belge : le règlement Dublin et la directive qualification, 2012, p. 251.

[15] Art. 2, k), de la directive qualification : « Aux fins de la présente directive, on entend par:  […] "pays d'origine", le pays ou les pays dont le demandeur a la nationalité ».

[16] Art. 1, E, de la Convention de Genève ; art. 12, § 1, b), de la directive qualification ; K. MARX, « Article 1 E », in A. ZIMMERMANN, The 1951 Convention Relating to the Status of Refugees and its 1967 Protocol. A Commentary, 2011, p. 437. Selon le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer la qualité de réfugié du H.C.R. : « On peut dire, toutefois, que la clause d'exclusion opère lorsque le statut de l'intéressé est largement assimilé à celui d'une personne ayant la nationalité du pays considéré. Il doit, en particulier, être pleinement protégé contre le refoulement ou l'expulsion » (H.C.R., Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer la qualité de réfugié, ré-ed. 1992, § 145). 

[17] C.C.E., n° 100 873, op. cit.,  § 3.7.3. : « manifeste onwil » (notre traduction).

[18] C.C.E. (assemblée générale), 24 juin 2010, n° 45395, 45396 et 45397.

[19] Sur ces excès qui revenaient à appliquer la cause d’irrecevabilité et de non-fondement des demandes d’asile « pays tiers sûrs » sans s’assurer que le demandeur puisse effectivement retourner bénéficier de la protection de ce pays tiers, voy. L. LEBOEUF, « Le "pays d’origine sûr", "pays tiers sûr" et "premier pays d’asile" dans la loi de 1980 et la jurisprudence du Conseil du contentieux des étrangers », R.D.E., 2012, p. 203.

[20] C.C.E., n° 100 873, op. cit., § 3.7.3 : « manifeste bedrieglijke verklaringen » (notre traduction).

[21] Voy.  C.C.E. (assemblée générale), 17 février 2011, n° 56201, 56202, 56203 et 56204, 56205, 56207 et 56208. Ces arrêts ont été rendus suite à la condamnation de la Belgique dans Cour eur. D.H., 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, req. n° 30696/09.

Publié le 16 juin 2017