C.C.E., 19 février 2015, n° 138 876

Louvain-La-Neuve

Risque d’excision d’une mineure d’âge : bénéfice du doute et éléments objectifs.

Le C.C.E. considère, au vu des statistiques disponibles relatives aux MGF en Guinée, que le risque pour une mineure d’âge non encore excisée de l’être en cas de retour est quasi certain et suffit en lui-même à fonder une crainte de persécution, sauf à établir qu’en raison de circonstances exceptionnelles, celle-ci est en mesure de s’y opposer. Il insiste sur le bénéfice du doute à apporter aux demandes d’asile des mineurs et sur l’importance des éléments objectifs.

Minorité – Risque d’excision – Évaluation des faits et circonstances – Bénéfice du doute – Vulnérabilité – Éléments objectifs – Country of Origin Information – Certificat médical.

A. Arrêt

La requérante est mineure, de nationalité guinéenne et d’origine ethnique peule. Elle est arrivée en Belgique le 15 janvier 2014 et y a introduit une demande de protection internationale, rejetée par le C.G.R.A. le 19 août 2014. Le 17 septembre 2014, elle a engagé un recours contre cette décision devant le C.C.E.

Elle avance avoir quitté la Guinée à la suite d’un mariage forcé avec un ami de son père et craindre ceux-ci, son père l’ayant menacée de représailles si elle quittait le domicile de son mari. À l’appui de sa demande d’asile, elle dépose un certificat médical réalisé en Belgique, attestant qu’elle n’a pas subi d’excision. Bien qu’un minime morceau de lèvres ait pu être enlevé, aucune cicatrice n’est visible. Pensant pourtant avoir été excisée à l’âge de cinq ans dans un hôpital, elle craint dès lors de l’être si un membre de sa famille apprend que ce n’est pas le cas.

Le C.G.R.A. remet en cause la réalité du mariage forcé que la requérante indique avoir subi ainsi que le risque d’être soumise à une mutilation génitale féminine (ci-après : « MGF ») invoqué en cas de retour en Guinée. Il estime qu’au vu de ses propos, il ne peut être établi qu’elle vient d’une famille conservatrice qui pratique le mariage forcé et l’excision. Il note en outre que son jeune âge a été pris en compte durant son audition et lors de l’analyse de sa demande.

Insistant sur sa vulnérabilité particulière résultant de son jeune âge et de sa situation familiale, le C.C.E. considère que le débat en l’espèce porte essentiellement sur le bien-fondé de la crainte personnelle de la requérante, dont elle est désormais clairement consciente, soit un risque de subir une MGF en cas de retour en Guinée. Il rappelle que l’excision, quel qu’en soit le type, constitue une atteinte grave et irréversible à l’intégrité physique des femmes qui la subissent et que de tels actes relèvent des « violences physiques ou mentales, y compris les violences sexuelles » ou encore des « actes dirigés contre des personnes en raison de leur sexe ou contre des enfants », au sens de l’article 48/3, § 2, alinéa 2, a) et f), de la loi du 15 décembre 1980, et qu’ils visent les femmes en tant que membre d’un groupe social au sens de l’article 48/3, § 4, d), de la même loi[1].

S’agissant du risque d’excision allégué en Guinée, le C.C.E. prend en considération l’élément nouveau annexé à la requête, soit l’Enquête Démographique et de Santé et à Indicateurs Multiples (ci-après : « EDS-MICS 2012 ») et constate au vu des informations statistiques disponibles dans ce document que le taux de prévalence des MGF observé en Guinée traduit un risque objectif et significativement élevé de MGF, à tout le moins pour les jeunes filles mineures de ce pays qui n’y ont pas encore été soumises. Il estime que : « ce risque, ainsi qualifié, suffit en lui-même à fonder, dans le chef des intéressées, une crainte de persécution en cas de retour en Guinée, sauf à établir qu’à raison de circonstances exceptionnelles qui leur sont propres, celles-ci n’y seraient pas exposées ou seraient raisonnablement en mesure de s’y opposer »[2].

Le C.C.E. conclut qu’au vu des éléments propres à l’espèce, de telles circonstances exceptionnelles sont absentes et que, partant, la requérante n’est pas à même de s’opposer à sa propre excision. Il lui reconnaît donc la qualité de réfugié.

B. Éclairage

Le C.C.E. insiste d’une part sur le bénéfice du doute à apporter largement aux demandes d’asile des mineurs et d’autre part sur l’importance des éléments objectifs dans des dossiers de ce type, en l’espèce le certificat médical de non-excision et les Country of Origin Information (ci-après : « COI »).

- Bénéfice du doute en cas de minorité

D’emblée, le C.C.E. rappelle les principes du H.C.R. relatifs à l’examen de crédibilité du mineur d’âge[3]. Déterminer si un mineur non accompagné remplit les conditions nécessaires pour obtenir le statut de réfugié est fonction du degré de développement mental et de maturité du mineur[4]. Les difficultés particulières qui découlent de l’examen d’une telle demande peuvent conduire, sur la base des circonstances connues, à accorder largement le principe du bénéfice du doute lorsque certaines affirmations du demandeur ne sont pas prouvées à l’évidence[5]. Ce principe, consacré aux articles 4, § 5, de la directive qualification[6] et 48/6 de la loi du 15 décembre 1980[7], suppose que le demandeur ait satisfait à son devoir de coopération, en s’efforçant d’établir l’exactitude des faits qu’il rapporte, et que ses déclarations soient généralement cohérentes et plausibles[8].

Une jurisprudence importante du C.C.E. renvoie à la minorité du demandeur d’asile pour justifier un niveau moins élevé d’exigence quant à l’appréciation du bien-fondé des craintes du mineur qui se traduit notamment par une large application du bénéfice du doute[9].

L’arrêt commenté s’inscrit dans cette jurisprudence et module la charge de la preuve en fonction du profil particulièrement vulnérable du demandeur d’asile mineur. On trouve également ce profiling dans la charge de la preuve lorsque le demandeur présente des déficiences mentales ou des troubles psychologiques découlant d’expériences traumatisantes vécues dans le pays d’origine ou pendant la fuite[10]. Cette souplesse permet de réduire l’exigence de cohérence du récit ainsi que les connaissances requises de l’environnement de vie, la focalisation étant faite sur l’environnement de vie direct.

- Importance des éléments objectifs

Les principes du H.C.R., rappelés par le C.C.E. dès le début de son analyse[11], précisent que l’examen de la demande d’un mineur qui n’a pas atteint un degré de maturité suffisant pour qu’on puisse établir le bien-fondé de ses craintes de la même façon que chez un adulte impose d’accorder plus d’importance à certains facteurs objectifs[12].

In casu, en fait partie le certificat médical attestant que la requérante n’a pas été excisée. En le prenant en compte, le C.C.E. s’inscrit dans la jurisprudence de la Cour eur. D.H. qui attribue une valeur probante importante, voire décisive, à des rapports médicaux présentés par le demandeur d’asile[13]. Bien que sa jurisprudence en la matière soit encore erratique, le C.C.E. a déjà considéré que de tels documents étaient des commencements de preuve des faits que le requérant relate pour soutenir sa demande de protection dont il y avait lieu de tenir compte[14]. Si, tant dans l’ordre juridique européen qu’interne, les certificats médicaux corroborent les déclarations du demandeur quant à des persécutions passées, ce raisonnement est en l’espèce observé pour un risque de persécution à venir et conserve néanmoins toute sa valeur.

Parmi les facteurs objectifs, on peut aussi compter les COI, tels en l’espèce le EDS-MICS 2012. On constate à la lecture de l’arrêt l’importance accordée par le C.C.E. aux informations statistiques sur la situation générale dans le pays d’origine de la requérante, et plus particulièrement s’agissant du risque d’excision. L’utilisation de COI de qualité pour l’examen de la crainte et des différents éléments constitutifs de la demande d’asile est essentielle, comme le rappellent les principes du H.C.R. : « les déclarations du demandeur ne peuvent pas être prises dans l’abstrait et elles doivent être considérées dans le contexte général d’une situation concrète. Si la connaissance des conditions existant dans le pays d’origine du demandeur n’est pas un but en soi, elle est importante parce qu’elle permet d’apprécier la crédibilité des déclarations de l’intéressé »[15]. Au niveau européen, il ressort de l’article 4, § 3, a), de la directive qualification et de l’article 10, § 3, b), de la directive procédures[16], lus à la lumière de la jurisprudence de la Cour eur. D.H.[17], que les instances nationales compétentes doivent procéder à l’évaluation d’une demande de protection en tenant compte des informations et faits précis et actualisés généraux existant dans le pays d’origine, y compris les lois et règlements et la manière dont ils sont appliqués[18]. En droit belge, c’est le Cedoca[19] qui est chargé de rassembler et de sélectionner toutes les informations pertinentes sur les pays d’origine. Il arrive toutefois que le C.C.E. remette en cause les rapports réalisés par le Cedoca, comme c’est le cas dans une jurisprudence récente sur les MGF à Djibouti[20].

Notons que dans l’arrêt n° 979 du 25 juillet 2007, le C.C.E. tient un raisonnement identique à celui de l’arrêt commenté. Il s’agit comme en l’espèce d’une mineure guinéenne soutenant qu’elle sera soumise à l’excision, par son père, en cas de retour dans son pays et soumettant, à l’appui de sa demande, une attestation médicale de non-excision. Elle cite également l’Enquête démographique et de Santé de 2005, et le C.C.E. déduit qu’au vu des données objectives présentées, notamment des statistiques, « la requérante court un risque évident, proche de la certitude, d’être soumise à une excision si elle rentre dans son pays »[21] et rattache la crainte de persécution à l’appartenance de la requérante au groupe social des femmes[22] pour lui reconnaître le statut de réfugié.

- Conclusion

L’arrêt commenté porte sur la situation des jeunes filles non encore excisées ; en cela, il rejoint les arrêts dans lesquels le C.C.E. reconnaît le statut de réfugié à une mère lorsque sa fille n’a pas encore été excisée et risque de l’être en cas de renvoi[23] et se range également aux côtés de ceux dans lesquels le C.C.E. considère que, dans certaines circonstances, l’excision peut constituer une crainte autonome de persécution et engendrer la reconnaissance de la qualité de réfugié[24]. Il compte en outre un passage clef pour de futures affaires avec risque d’excision : « Le Conseil retient de ces diverses informations que selon les dernières statistiques disponibles, le taux de prévalence des MGF en Guinée se situe à un niveau extrêmement élevé, ce qui implique, à tout le moins pour les jeunes filles mineures qui ne les ont pas encore subies, un risque objectif significatif, et dans certains cas une quasi-certitude, d’y être soumises. »[25]

H.G.

C. Pour en savoir plus

Consulter l’arrêt :

C.C.E., 19 février 2015, n° 138 876.

Jurisprudence :

- C.C.E., 25 octobre 2012, n° 90 402.

- C.C.E., 27 juillet 2013, n° 979.

Doctrine :

- European Council on Refugees and Exiles et Dutch Council for Refugees, « The application of the EU Charter of Fundamental Rights to asylum procedural law », octobre 2014.

- CBAR – BCHV, Trauma, geloofwaardigheid en bewijs in de asielprocedure, 2014.

- CBAR – BCHV, L’enfant dans l’asile : prise en considération de sa vulnérabilité et de son intérêt supérieur, 2013.

- CBAR – BCHV, La crainte est-elle fondée ? Utilisation et application de l’information sur les pays dans la procédure d’asile, 2011.

Pour citer cette note : H. Gribomont, « Risque d’excision d’une mineure d’âge : bénéfice du doute et éléments objectifs », Newsletter EDEM, mars 2015.


[1] C.C.E., 19 février 2015, n° 138 876, § 5.5. Voy. aussi : C.C.E., 17 avril 2014, n° 122 669, § 5.3.2.

[2] Ibid.

[3] C.C.E., 19 février 2015, n° 138 876, § 5.4.

[6] Dir. (U.E.) n° 2011/95 du Conseil, du 13 décembre 2011, concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection (refonte), J.O., L 337, p. 9.

[7] Loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers, M.B., 31 décembre 1980, p. 14584.

[8] H.C.R., Guides des procédures, op. cit., §§ 203-204.

[9] Voy. : C.C.E., 27 mai 2008, n° 11 831, § 4.3 ; C.C.E., 25 octobre 2011, n° 69 096, § 5 ; C.C.E., 21 décembre 2012, n° 94 315, § 5.3.3 ; C.C.E., 13 janvier 2014, n° 116 779, § 5.6. A contrario, voy. : C.C.E., 21 décembre 2012, n° 94 389, § 6.2.2.3.

[10] S. Saroléa (dir.), L. Leboeuf, La réception du droit européen de l’asile en droit belge. La directive qualification, Louvain-la-Neuve, CeDIE, 2014, pp. 56-58. Voy. par ex. : C.C.E., 28 mai 2013, n° 103 611, § 5.

[11] C.C.E., 19 février 2015, n° 138 876, § 5.4.

[12] H.C.R., Guides des procédures, op. cit., § 217. Voy. par ex. : C.C.E., 25 octobre 2012, n° 90 402, § 6.5.

[13] CBAR-BCHV, Trauma, geloofwaardigheid en bewijs in de asielprocedure, 2014, pp. 93-101. Cour eur. D.H. (irr.), 7 mars 2000, T.I. c. Royaume-Uni, req. n° 43844/98, p. 19 ; Cour. eur. D.H., 9 mars 2010, R.C. c. Suède, req. n°41827/07, § 53 ; Cour eur. D.H., 5 septembre 2013, I. C. Suède, req. n° 61204/09, § 68 ; Cour. eur. D.H., 19 septembre 2013, R.J. c. France, req., n° 104766/11, § 42.

[14] C.C.E., 13 mars 2013, n° 98 738, § 5 ; C.C.E., 26 mars 2013, n° 99 848, § 5.5.

[15] H.C.R., Guides des procédures, op. cit., § 42.

[16] Directive (U.E.) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (refonte), J.O., L 180, du 29 juin 2013, p. 60.

[17] Cour eur. D.H., Salah Sheekh c. Pays-Bas, req. 1948/04, § 136 ; Cour eur. D.H., Umirov c. Russie, req. n° 17455/11, § 120.

[18] Voy. : European Council on Refugees and Exiles et Dutch Council for Refugees, « The application of the EU Charter of Fundamental Rights to asylum procedural law », octobre 2014, pp. 116-118.

[19] Article 3, § 1er, de l’Arrêté royal du 11 juillet 2003 fixant la procédure devant le Commissariat général pour les réfugiés et les apatrides ainsi que son fonctionnement, M.B., 27 janvier 2004, p. 4623.

[20] C.C.E., 28 novembre 2014, n° 134 238, § 7.4.

[21] C.C.E., 25 juillet 2007, n° 979, § 4.6.

[22] Ibid., §§ 5.7-5.8.

[23] C.C.E., 25 juin 2009, n° 29 108 ; C.C.E., 25 juin 2009, n° 29 109 ; C.C.E., 25 juin 2009, n° 29 110.

[25] C.C.E., 19 février 2015, n° 138 876, § 5.6.

Publié le 13 juin 2017