C.C.E., 24 janvier 2017, n° 181 171

Louvain-La-Neuve

Le raisonnement du CGRA constitue une « atteinte disproportionnée à la vie intime du requérant ».

Le Conseil du contentieux des étrangers annule la décision de refus de l’octroi de la protection internationale prise par le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides à l’égard d’un ressortissant sénégalais, considéré comme un « enceinteur ». Le Conseil critique le raisonnement du Commissariat général qu’il considère comme constituant une atteinte disproportionnée à la vie intime du requérant.

Sénégal – « enceinteur » – avortement clandestin – appréciation subjective, déplacée et particulièrement sévère – atteinte disproportionnée à la vie intime du requérant – annulation.

A. Arrêt

Le requérant, de nationalité sénégalaise, vit à Dakar avec sa famille et travaille dans une pharmacie. Il entretient pendant trois ans une relation avec la fille – A. – d’un grand marabout. Celle-ci tombe enceinte. Il lui propose d’avorter, ne souhaitant pas que la grossesse interrompe ses études, que cela humilie son père et que sa propre femme soit mise au courant. L’avortement est pratiqué par un ami infirmier du requérant. Le lendemain, A. prévient le requérant qu’elle souffre et saigne. Elle est emmenée par sa mère à l’hôpital. Celle-ci appelle le requérant et le menace de porter plainte contre lui. Il prend peur et décide d’aller chez l’un de ses amis, dans un autre village. Son frère l’appelle pour l’informer que la police a déposé une convocation à son nom et que sa femme et sa mère ont été emmenées au poste de police. La mère de A. appelle également le requérant pour l’informer de la mort de sa fille. Elle le tient pour responsable de son décès suite à l’avortement illégal. S’étant rendu dans un autre village, le requérant apprend que la police et les parents de A. sont passés à la pharmacie où il travaille. Il prend un avion, à Dakar, pour l’Europe et introduit une demande d’asile en Belgique, le 26 janvier 2015. A l’appui de sa demande, il invoque une crainte de persécution liée à l’avortement illégal pratiqué sur A., avec qui il entretenait une relation extra-conjugale, à la suite duquel celle-ci est décédée. Il déclare craindre la famille de A., notamment son père marabout car il fait partie d’une grande confrérie et serait ainsi au-dessus des lois, ainsi que les autorités auprès desquelles une plainte a été déposée à son encontre.

Le CGRA refuse de reconnaitre la qualité de réfugié et d’octroyer le statut de protection subsidiaire au requérant, en raison de l’absence de crédibilité de son récit[1]. Il relève des contradictions entre la première et la seconde audition du requérant concernant la personne qui l’a averti du dépôt d’une convocation de police à son domicile, les appels téléphoniques reçus avant d’être averti de l’existence de cette convocation et la question de savoir si la famille de A. était présente avec la police lors de son passage à la pharmacie pour y retrouver le requérant. Il relève également des incohérences liées au fait que le requérant déclare ignorer si la famille de A. se doutait de leur relation. Il soutient en outre que les déclarations du requérant selon lesquelles la famille de A. serait au-dessus des lois car son père est un marabout sont remises en cause par plusieurs sources (jointes à la décision) (pt 4.2).

Le CCE estime qu’il ne détient pas tous les éléments lui permettant de statuer en connaissance de cause (pt 4.4.). D’une part, il considère que les motifs du CGRA ne suffisent pas à mettre valablement en cause la crédibilité du récit du requérant car certains sont peu, voire non, pertinents et peu, voire non, établis. Dans le même temps, il juge paradoxal de remettre en cause la crédibilité du requérant et de consacrer une partie de la motivation à la question de la protection possible des autorités en citant des extraits d’articles illustrant des cas d’arrestations de certains imams. Aborder cette question peut laisser suggérer que la crédibilité du récit du requérant n’est pas remise en cause, auquel cas les premiers motifs de la décision, qui portent sur la crédibilité des faits, sont sans pertinence (pt 4.5). D’autre part, le CCE constate que plusieurs points centraux du récit du requérant ne sont pas évalués quant à leur crédibilité, notamment l’examen des risques encourus par les « enceinteurs » et les personnes impliquées dans des avortements clandestins au Sénégal (pt 4.6). Il annule la décision du CGRA et lui renvoie l’affaire afin qu’il soit procédé aux mesures d’instructions suivantes :

  • examen de la réalité de la relation amoureuse extraconjugale entre le requérant et A., en ce compris qu’il l’aurait enceintée, ainsi que de la réalité de l’avortement clandestin ;
  • le cas échéant, recueil et analyse d’informations actualisées concernant la situation des « enceinteurs » au Sénégal, ainsi que concernant la situation des personnes impliquées dans des faits d’avortements clandestins ;
  • le cas échéant, nouvel examen de la possibilité effective pour le requérant de bénéficier de l’intervention des autorités pour le protéger contre les agissements de la famille de A. ;
  • le cas échéant, analyse de la question du risque de procès inéquitable, de sanctions disproportionnées et de conditions de détention inhumaines et dégradantes, encouru par le requérant en raison de son implication dans la pratique d’un avortement clandestin (pt 4.8).

Le CGRA adopte une nouvelle décision négative, en raison de l’absence de crédibilité du récit du requérant. Il considère que le caractère intime et suivi de sa relation avec A. n’est pas crédible. Il estime invraisemblables les visites régulières pendant un an du requérant au domicile de A. alors que la famille de celle-ci a des valeurs traditionnelles et qu’elle n’était pas autorisée à savoir un petit ami parce qu’elle était promise à un cousin. Il relève que le requérant ne fait état que très peu d’anecdotes et d’événement marquants de sa relation avec A. Il considère qu’il est peu crédible d’une part, que le requérant et A. aient pris le risque d’avoir des rapports sexuels non protégés alors qu’ils ne voulaient pas avoir d’enfant et, d’autre part, qu’ils n’aient jamais évoqué que A. prenne la pilule ni parlé des risques d’avoir des relations intimes non protégées, d’autant plus qu’ils étaient tous deux pharmaciens (pt 3.3).

A nouveau, le CCE juge qu’il ne détient pas tous les éléments pour statuer en connaissance de cause. Tout d’abord, il considère que les motifs avancés par le CGRA pour remettre en cause la crédibilité du récit du requérant, et en particulier sa relation avec A., sont insuffisants. Il déclare être « particulièrement outré par l’incongruité et le manque de pertinence des motifs de la décision ». Il relève que les motifs reprochent au requérant d’avoir pris le risque d’entretenir des rapports intimes non protégés avec A. ; de ne pas avoir évoqué avec celle-ci la possibilité d’utiliser la pilule contraceptive ni les risques liés au fait d’entretenir des rapports sexuels non-protégés. Le CCE est d’avis que de tels arguments relèvent d’une « appréciation subjective, déplacée et particulièrement sévère » et « qu’il y a lieu de sanctionner un tel raisonnement qui constitue une atteinte disproportionnée à la vie intime des demandeurs d’asile ». Dès lors, il estime que le CGRA doit procéder à un examen plus sérieux et objectif de la crédibilité de la relation amoureuse entre le requérant et A. eu égard à l’importance de cette question dans le cadre de l’examen de la demande. Partant, le CCE annule la décision du CGRA et lui renvoie l’affaire et prescrit qu’il soit procédé aux mêmes instructions complémentaires que celles établies dans la première décision (pts 3.6 et 3.7).

B. Éclairage

La position du CCE selon lequel le raisonnement du CGRA constitue une atteinte disproportionnée à la vie intime du requérant est intéressante à soulever. Il ne ressort pas de l’état actuel de la jurisprudence que le juge administratif ait déjà statué en ce sens, pas plus qu’il ait utilisé le qualificatif « déplacé » pour caractériser l’appréciation du CGRA.

Il arrive que le CCE reconnaisse le statut de réfugié (ou annule la décision et renvoie au CGRA) après avoir jugé, notamment, que les motifs du CGRA relèvent d’une « appréciation subjective »[2], voire d’une « appréciation subjective et bien trop sévère »[3] des déclarations du requérant, qu’il juge suffisamment précises et circonstanciées. Dans l’arrêt commenté, c’est le raisonnement du CGRA dans son ensemble qu’il estime déplacé et disproportionné.

Cet égard à la vie intime du requérant (rapports intimes non protégés, prise de la pilule contraceptive) pose la délicate question du respect de la vie privée des demandeurs d’asile dans le processus de détermination du statut de réfugié, et notamment au cours de l’audition par l’autorité compétente. La frontière est mince entre ce qui relève de la vie privée, dans le sens de « intime », et les éléments qui doivent être apportés pour prouver le caractère fondé de la crainte de persécution.

Le Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur la question dans le cas particulier des demandeurs d’asile homosexuels. Dans l’arrêt A., B. et C., elle a fixé quatre limites à l’évaluation du caractère crédible de l’orientation sexuelle par les autorités nationales. La seconde concerne les questions, lors de l’audition, destinées à apprécier les faits et les circonstances concernant l’orientation sexuelle alléguée du demandeur d’asile. Si les autorités nationales peuvent recourir à de tels interrogatoires, ceux-ci ne peuvent concerner les détails des pratiques sexuelles car cela serait contraire aux droits fondamentaux garantis par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et, notamment, au droit au respect de la vie privée et familiale[4]. Comme le regrette Luc LEBOEUF, l’arrêt est intimement lié aux spécificités des cas d’espèce. La Cour ne dégage pas de standards pour les modalités d’appréciation des déclarations et des preuves documentaires applicables à toute demande d’asile, quel que soit le motif sur lequel elle se fonde. Les enseignements de l’arrêt pourraient cependant être étendus à l’évaluation de la crédibilité d’autres circonstances factuelles[5]. Cela serait bénéfique pour bon nombre de demandes, notamment lorsqu’elles se basent sur l’allégation de violences de genre (pratiques traditionnelles néfastes (mutilations génitales féminines, mariages forcés, crimes d’honneur, etc.) et violences domestiques) et que les demandeurs présentent une certaine vulnérabilité.

Plus fondamentalement, on pourrait se demander pourquoi le CGRA n’a pas investigué plus en avant la situation des « enceinteurs », ainsi que la situation des personnes impliquées dans des faits d’avortements clandestins, au Sénégal. Cette question renvoie à celle de la charge de la preuve[6]. L’article 4 de la directive qualification[7] est la seule disposition du droit européen de l’asile consacrée expressément à la preuve. Il traduit la conception classique (actori incumbat probatio) qui consiste à imposer au demandeur d’asile la tâche d’apporter un début de preuve mais la complète par un rôle actif réservé aux autorités compétentes (§ 1er). La directive procédures régit implicitement la manière dont la charge de la preuve est répartie entre le demandeur et les autorités compétentes, en énonçant leurs obligations respectives[8]. La jurisprudence des deux Cours européennes est très claire sur le partage de la charge de la preuve et le rôle actif mis à charge des autorités compétentes. La Cour de justice de l’Union européenne, dans l’arrêt M.M. a déduit de l’article 4, § 1er, de la directive qualification une exigence de coopération de la part de l’Etat d’accueil[9]. La Cour européenne va dans le même sens, défendant la nécessité d’un établissement conjoint des faits et l’obligation pour l’Etat de se renseigner sur la situation prévalant dans le pays d’origine, au titre de l’examen rigoureux[10]. En droit belge, l’obligation de partager la charge de la preuve pèse particulièrement sur le CGRA, seule autorité en charge de l’instruction des demandes d’asile[11].

En l’espèce, le CGRA s’est focalisé sur la relation amoureuse entre le requérant et A. et n’a pas instruit la situation des enceinteurs ni des personnes impliquées dans des faits d’avortements clandestins au Sénégal, malgré l’injonction faite en ce sens par le CCE dans la première décision de recours. Pourtant, la teneur de la relation amoureuse n’impacte pas le fait que le requérant puisse être considéré comme un enceinteur, ce qui pourrait constituer la base de la crainte de persécution (potentiellement le motif de l’appartenance à un groupe social) et qui doit être déterminé par le CGRA, via « tous les moyens dont [il] dispose pour réunir les preuves nécessaires à l’appui de la demande »[12]. Ceci résulte des moyens d’investigation dont disposent les autorités publiques qui ont bien plus de facilité d’information, notamment des éléments caractérisant la situation générale prévalant dans le pays d’origine du demandeur d’asile[13]. Cela étant, l’arrêt illustre un manquement clair à l’obligation de coopération dévolue à l’autorité compétente – en l’espèce le CGRA – tant par la législation que par la jurisprudence, rappelées ci-avant.

H.G.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : CCE, 24 janvier 2017, n° 181 171

Jurisprudence : CCE, 28 janvier 2016, n° 160 954

Pour citer cette note : H. Gribomont, « Le raisonnement du CGRA constitue une atteinte disproportionnée à la vie intime du requérant », Newsletter EDEM, avril 2017.


[2] Voy. p.e. : CCE, 17 novembre 2016, n° 177 864, pt 5.8 (orientation sexuelle) ; 31 octobre 2016, n° 177 260, pt 3.5 (orientation sexuelle) ; 27 octobre 2016, n° 177 154, pt 5.7 (orientation sexuelle) ; 9 août 2016, n° 172 973, pt 3.4 (situation sécuritaire en Ingouchie) ; 8 décembre 2015, n° 157 903, pt 6.2 (certificat médical).

[3] 25 août 2016, n° 173 582, pt 5.6 (orientation sexuelle).

[6] Voy. : J.-Y. CARLIER et S. SAROLEA, Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016, pp. 620-622.

[13] J.Y. CARLIER, « Droit d’asile et des réfugiés. De la protection aux droits », R.C.A.D.I., 2005, p. 228.

Publié le 07 juin 2017