C.C.E., 8 mars 2016, arrêt n°163.632

Louvain-La-Neuve

Persécutions de groupe et appartenance au groupe social.

Le Conseil du contentieux des étrangers réforme, en faveur d’un couple de nationalité macédonienne, deux décisions de refus de la qualité de réfugié et de la protection subsidiaire. Son raisonnement repose sur la définition alternative du groupe social au sens de l’article 48/3, § 4, d), de la loi du 15 décembre 1980. Sans adopter une approche cumulative des critères du groupe social, il se fonde sur la perception sociale pour attester la preuve d’une crainte fondée plutôt que pour définir le groupe social dont la constitution se réalise par la simple appartenance de la requérante au groupe social de femmes. A ce titre, le Conseil du contentieux confirme sa propre jurisprudence relative, d’une part, au groupe social et, d’autre part, à la charge de la preuve en cas de persécutions de personnes originaires de pays tiers sûrs.

Article 10, §1er, d), al. 1er, de la directive qualification – Article 48/3, § 4, d), de la loi du 15 décembre 1980 – Groupe social – Persécutions de groupe (reconnaissance).

A. Arrêt

Les requérants, d’origine Rom et de nationalité macédonienne, sollicitent la protection internationale auprès de la Belgique en invoquant deux motifs.

Premièrement, ils allèguent les conflits familiaux avec leur beau-frère depuis de nombreuses années. Ce dernier adopte des comportements violents à l’égard aussi bien de la requérante que de son époux.

La requérante a été menacée d’abus sexuel sur sa personne et celle de sa fille après l’irruption de son beau-frère, vêtu d’un caleçon, dans la maison familiale. A l’appui de sa demande, elle dépose trois témoignages émis par son voisin et ses deux belles-sœurs. Ces comportements engendrent de troubles psychologiques dans le chef de ses enfants et perturbent leur sommeil.

Le mari de la requérante a été victime d’injures graves et de menaces violentes proférées par son frère. Ces comportements se sont exacerbés à la suite du legs de la maison familiale intervenu au décès de son père en guise de reconnaissance pour les soins dont il a pu bénéficier de sa part. Le testament versé au dossier permet de le confirmer. Ces maltraitances entrainent des troubles psychiques ayant conduit à différentes hospitalisations entre 1991 et 2000. Pour en attester la preuve, il dépose le certificat médical attestant de son retard mental et de troubles d’expression.

Deuxièmement, ils invoquent l’absence de protection de la part des autorités macédoniennes. Les multiples recours à la police se sont avérés sans succès à plusieurs reprises. Ils justifient l’immobilisme de la police en raison du caractère familial du litige, d’une part, et les liens amicaux entre le beau-frère et certains agents de la police, d’autre part. Cela implique, dans le chef des requérants, le manque de motivation de dénoncer les comportements violents auprès de la police locale.

Le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides rejette leurs demandes de protection en invoquant deux motifs.

D’une part, l’aspect interpersonnel des faits allégués exclut le litige du champ d’application des articles 48/3 et 48/4 de la loi du 15 décembre 1980. Par conséquent, la protection requise relève de la sphère de droit commun plutôt que du droit des réfugiés.

D’autre part, le caractère subsidiaire de la protection internationale entraine le rejet de leurs demandes aux motifs qu’ils n’ont pas porté les faits à la connaissance des autorités nationales.

Le Conseil du contentieux des étrangers réforme cette décision en adoptant une double motivation.

Dans un premier temps, l’arrêt examine dans quelle mesure les conflits interpersonnels peuvent bénéficier de la protection internationale. A cet effet, il se base sur la gravité des faits et leur caractère répété pour qualifier le litige de persécution au sens de l’article 48/3, § 2, alinéa 1er, a) et f), de la loi du 15 décembre 1980. Ensuite, il établit le lien entre ces persécutions et l’appartenance à un groupe social au sens de l’article 48, § 4, d), de la loi du 15 décembre 1980. Enfin, il déduit de ces liens que « la requérante fait partie du groupe social des femmes ».

Dans un second temps, le Conseil du contentieux des étrangers évalue le risque de persécution en cas de retour dans le pays d’origine. A cet effet, il se fonde d’une part sur la perception de la persécution par la société environnante et, d’autre part, sur la vulnérabilité de la requérante. Au sujet de la perception par la société environnante, le Conseil considère que

« même si les autorités macédoniennes n’ont jamais mené à leur encontre une politique de répression active, les membres de cette communauté continuent à être marginalisés socialement, politiquement et économiquement et sont victimes d’attitudes négatives ancrées dans la société macédonienne »[1].

Ce raisonnement amène le Conseil à justifier la crainte de persécution par le simple fait de l’appartenance des requérants à la Communauté Rom. Pourtant, le Conseil ne conteste pas l’amélioration de la situation dans le pays d’origine faisant état de l’absence de politique de répression active et de la réforme des lois chargées de la protection des citoyens.

Le Conseil déduit la vulnérabilité de la requérante, d’une part, de multiples harcèlements et du retard mental de son époux et, d’autre part, de l’absence de protection effective contre les agissements de son beau-frère. Le Conseil reconnaît le statut de réfugiés aux requérants en formulant deux reproches à la partie défenderesse.

Premièrement, il fustige l’analyse de la subsidiarité de la protection internationale qui est orientée vers l’exigence d’informer les autorités locales plutôt que sur « l’accès à une protection effective de leur part ».

Deuxièmement, il lui reproche de fonder le rejet de la demande du requérant en faisant référence à la décision négative de la requérante et sans faire une motivation distincte entre les deux décisions.

B. Éclairage

L’arrêt du Conseil du contentieux des étrangers rappelle sa propre jurisprudence relative au groupe social et à la charge de la preuve.

En ce qui concerne la charge de la preuve, le principe est qu’il incombe au requérant d’apporter la preuve de l’absence de protection effective de la part des autorités nationales[2]. En cas de persécutions de groupe, la jurisprudence procède soit à l’alourdissement, soit à l’allègement de la charge de la preuve.

L’allègement intervient lorsque le demandeur fait partie d’un groupe persécuté. La simple appartenance suffit à attester la crainte fondée de persécution[3]. L’existence d’une législation persécutrice est une présomption d’absence de protection[4].

L’alourdissement, par contre, s’applique en cas de persécutions de groupe originaire de pays tiers sûrs. En plus de l’appartenance au groupe, le requérant doit démontrer le manque de protection suffisante de la part des autorités nationales[5]. Toutefois, il est requis de prendre en considération la vulnérabilité des MENA et d’autres personnes vulnérables[6].

En orientant l’examen de la demande vers l’absence de protection effective, malgré les informations du pays d’origine faisant état de la réforme des lois chargées de protéger les citoyens, l’arrêt se conforme à cette jurisprudence. Il déduit les obstacles pratiques d’accès à la protection à partir de la vulnérabilité de la requérante. Selon le Conseil,

« il y a lieu de tenir compte de la vulnérabilité dans laquelle se trouve la requérante, régulièrement harcelée physiquement et verbalement par son beau-frère, agressée sexuellement avec sa fille de sept ans ; isolée et menacée avec un époux qui a un retard mental attesté, humiliée constamment par son beau-frère avec le regard bienveillant de la police et la certitude que ses autorités n’interviendront pas pour lui fournir à elle et à sa famille une protection effective contre les agissements de son beau-frère »[7].

S’agissant du groupe social, deux approches de la notion de « groupe social » ont été développées en doctrine à savoir la perception sociale et/ou la caractéristique commune ou immuable[8]. Le législateur belge a adopté une définition alternative du groupe social à l’article 48/3, § 4, d), de la loi du 15 décembre 1980 contrairement à la Directive dite « qualification » qui requiert le cumul de deux approches. Dans l’arrêt commenté, le Conseil adopte un raisonnement en deux temps qui soulève deux commentaires relatifs, d’une part, à la caractéristique commune et, d’autre part, à la perception sociale.

Dans un premier temps, le Conseil définit le groupe social uniquement à partir de la caractéristique commune. En considérant la requérante comme membre du groupe social des femmes sans exiger en même temps la perception de la société environnante, l’arrêt se conforme à la jurisprudence bien établie du Conseil du contentieux des étrangers[9] et à la pratique du H.C.R[10].

Cette motivation aboutit à l’octroi du statut des réfugiés aux deux requérants à partir de l’appartenance au « groupe social de femmes » sans pour autant préciser le motif de persécution propre à l’époux. L’absence d’identification du motif de persécution du requérant s’explique en partie par la motivation adoptée pour établir la persécution. L’examen des faits se focalise sur « les actes dirigés contre les personnes en raison de leur sexe »[11]. Il devient donc difficile, pour le Conseil, d’indiquer le motif de persécution propre à l’époux dès lors que la nature de la persécution est liée aux violences sexuelles contre la requérante. Cette logique a certainement conduit le Conseil du contentieux des étrangers à s’abstenir d’indiquer le motif de persécution propre à l’époux.

Ce raisonnement dénote un manque de clarté en raison de la motivation par référence adoptée par le Conseil pour l’octroi de la protection statutaire aux deux requérants. L’examen rigoureux de la situation du requérant aurait permis de dissiper cette ambiguïté en orientant l’évaluation de la demande sous l’angle de la protection subsidiaire à la suite de l’absence de liens entre les faits allégués et les cinq motifs conventionnels. Ou alors unité familiale ? D’ailleurs, le Conseil reconnait que les membres de la communauté Roms sont « victimes des mauvais traitements ». Or, dans un arrêt similaire à celui-ci, il adopte cette approche en octroyant la protection subsidiaire à une requérante victime de mauvais traitements en Macédoine et après avoir constaté l’absence de liens avec les motifs conventionnels[12].

Dans un second temps, le Conseil du contentieux des étrangers utilise le critère de la perception sociale pour démontrer le risque de crainte découlant de l’absence de protection effective en raison d’attitudes négatives ancrées dans la société macédonienne. Selon le Conseil, « la nature de la persécution et la façon dont elle est perçue par la société environnante et par les autorités en particulier peuvent dans certains cas constituer un (…) obstacle(s) pratique(s) » empêchant l’accès à la protection ».

Pourtant, la jurisprudence du Conseil du contentieux des étrangers recoure à ce critère pour définir le groupe social à défaut pour les membres du groupe de partager une caractéristique commune[13]. Dans l’arrêt sous examen, la prise en compte de la perception sociale ne contribue pas à définir le groupe social de femmes auquel appartient la requérante. Au contraire, il s’en éloigne en adoptant une motivation centrée sur le manque de protection effective de la Communauté Rom. A ce titre, l’arrêt ne permet pas d’illustrer la définition alternative du groupe social conformément à la jurisprudence du Conseil, elle-même tributaire du vœu du législateur.

Cet arrêt traduit la difficulté des instances d’asile de différencier le groupe social et les groupes discriminés[14]. Dans le premier cas, l’appartenance au groupe social aboutit généralement à la reconnaissance de la protection statutaire. Dans le second cas, le requérant peut bénéficier de la protection subsidiaire à condition de démontrer le risque de traitements inhumains et dégradants en cas de retour. Dans l’arrêt sous examen, le Conseil évite de mener un examen de la demande du requérant orienté vers la protection subsidiaire au profit d’une décision de reconnaissance du statut de réfugiés adoptée à la suite d’une motivation non sans ambiguïté.

T.M.

C. Pour en savoir plus

Lire l’arrêt :

C.C.E., 8 mars 2016, arrêt n°163. 632.

Jurisprudence

Cour const., 18 juillet 2013, n°107/13.

C.C.E., 22 décembre 2015, arrêt n°159.156.

Doctrine :

Carlier J.Y., « Droit d’asile et des réfugiés. De la protection aux droits », R.C.A.D.I., tome 332, Martinus Nijhoff publishers, 2008 ;

Feller E. (dir.) et al., La protection des réfugiés en droit international, Larcier, Bruxelles, 2008 ;

H.C.R., « Guide et principes directeurs sur les procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut des réfugiés. Au regard de la convention de 1951 et du protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés », Genève, décembre 2011 ;

Sarolea S. (dir.), Leboeuf L., La réception du droit européen de l’asile: la directive qualification, Louvain-la-Neuve, 2014 ;

Sarolea S. (dir.), Datoussaid S., Gribomont H., « La réception du droit européen de l’asile en droit belge : la directive procédures », Louvain-la-Neuve, 2014.

Pour citer cette note : T. Maheshe, « Persécutions de groupe et appartenance au groupe social », Newsletter EDEM, avril 2016.


[1] C.C.E., 8 mars 2016, arrêt n°163.632, p. 12.

[2] S. Sarolea (dir.), L. Leboeuf, La réception du droit européen de l’asile: la directive qualification, Louvain-la-Neuve, 2014, p. 91.

[3] Idem, p. 58.

[4] Idem, p. 93.

[5] A ce sujet, voy. S. Sarolea (dir.), S. Datoussaid, H. Gribomont, La réception du droit européen de l’asile en droit belge : la directive procédures, Louvain-la-Neuve, 2014, p. 119.

[6] A ce sujet, voy. Cour const., 18 juillet 2013, n°107/13.

[7] C.C.E., op. cit., p. 13.

[8] J.Y. Carlier, « Droit d’asile et des réfugiés. De la protection aux droits », RCADI, tome 332, Martinus Nijhoff publishers, 2008, pp. 209-215.

[9] Sur cette jurisprudence, voy. S. Sarolea (dir.), L. Leboeuf., op. cit., p. 82.

[10] A ce sujet, voy. H.C.R., « Guide et principes directeurs sur les procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut des réfugiés. Au regard de la convention de 1951 et du protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés », Genève, décembre 2011 ; H.C.R., « Guidelines on international protection no. 9: claims to refugee status based on sexual orientation and/or gender identity within the context of article 1 A (2) of the 1951 convention and/or its 1967 protocol relating to the status of refugees », Genève, Octobre 2012 ; voy. aussi  H.C.R.,« Unhcr guidance note on refugee claims relating to sexual orientation and gender identity », Genève, Novembre 2008.

[11] C.C.E., op. cit., p. 10.

[12] C.C.E., 22 décembre 2015, arrêt n°159.156, par. 6.3. Sur le commentaire de cet arrêt, voy. S. Sarolea, « Compétence du Conseil du contentieux des étrangers et pays d’origine sûr », Newsletter EDEM, février 2016.

[13] S. Sarolea (dir.), L. Leboeuf., op. cit., p. 82.

[14] Sur la différence entre le groupe social et le groupe discriminé à cause de la violation de leurs droits fondamentaux, voy. E. Feller (dir.) et al., La protection des réfugiés en droit international, Bruxelles, Larcier, 2008, p. 335.

Publié le 09 juin 2017