C.C.E., arrêt n°100 265 du 29 mars 2013

Louvain-La-Neuve

L’accès à une protection effective par un esclave nigérien.

L’interdiction de l’esclavage est un droit intangible dont la violation est suffisamment grave pour constituer une persécution au sens de l’article 48/3 de la loi du 15 décembre 1980. Les personnes considérées comme esclaves constituent un groupe social particulier. Les O.N.G. ne peuvent être considérées comme des acteurs de protection. Le recours à la protection par les autorités doit s’apprécier en tenant compte du profil particulier du requérant.

Art. 48/3 loi 15 décembre 1980 – Demandeur d’asile nigérien - Esclavage – Persécution – Groupe social particulier – Absence d’accès à une protection effective par les autorités - Inclusion – Reconnaissance.

A. Arrêt

Le requérant est de nationalité nigérienne. Esclave, il gardait du bétail pour son maître dans les pâturages. Il craint les représailles de son maître alors que des animaux ont causé des dégâts dans les champs de deux cultivateurs pendant qu’il s’était endormi. Il fuit le Niger pour la Belgique grâce à un ami de son père. Une première décision négative a été prise par le C.G.R.A. et annulée par le C.C.E. qui sollicite des mesures d’instruction complémentaires quant à la possibilité d’obtenir ou non une protection de la part des autorités. Sans entendre à nouveau le requérant, le C.G.R.A. estime qu’une protection est possible, et ce sur la base d’informations obtenues par le CEDOCA selon lesquelles la Constitution et le Code pénal nigérien contiennent des dispositions interdisant l’esclavage. De plus, la législation nigérienne sanctionne les pratiques esclavagistes de peines d’emprisonnement sévères. Plusieurs condamnations auraient été prononcées et plusieurs centaines d’esclaves ont été affranchis. Il existe également des associations engagées dans la lutte contre l’esclavage ; elles assistent certaines victimes dans le cadre de poursuites judiciaires. Le C.C.E. a dû répondre aux questions suivantes : l’esclavage est-il une persécution ? Les esclaves doivent-ils être considérés comme appartenant à un groupe social ? Y a-t-il une possibilité de protection au niveau interne ?

Se fondant sur les instruments internationaux et régionaux relatifs aux droits de l’homme, le C.C.E. souligne que l’interdiction de l’esclavage est un droit intangible. Sa violation est suffisamment grave que pour constituer une persécution au regard de l’article 48/3, § 2. Les esclaves subissent des violences physiques et mentales et des atteintes à leurs droits économiques, sociaux et culturels. Il s’agit de persécutions. Les esclaves appartiennent à un groupe social dès lors que le statut d’esclave s’hérite de génération en génération et qu’ils constituent une caste sociale à part dans la société nigérienne. En ce qui concerne la possibilité d’une protection interne, il n’y a pas lieu de prendre en compte l’intervention d’O.N.G. à moins qu’elles ne contrôlent l’Etat ou une partie importante de son territoire. La prise en considération d’une possible protection par les autorités nationales doit tenir compte du profil particulier du requérant. Celui-ci est orphelin, analphabète et a été exclu de l’école parce qu’il devait travailler pour le chef du village. Ces éléments de vulnérabilité conjugués à l’inefficacité de la protection par les autorités nigériennes démontrent que les victimes de l’esclavage ne peuvent obtenir la protection des autorités nationales. Il y a lieu de prendre en compte non seulement les obstacles juridiques mais également les obstacles pratiques lorsqu’on analyse l’existence d’une protection effective au regard de l’article 48/5. On observe que même si les autorités nigériennes ont accentué les efforts de répression de l’esclavage, la situation sur le terrain n’a pas évolué. Enfin, si le manque de confiance du requérant en les autorités nigériennes n’est pas en soi un argument suffisant, son profil peut avoir comme conséquence un sentiment d’incertitude quant à une perspective raisonnable de succès suite à une demande de protection.

B. Éclairage

L’esclavage est rarement abordé par les instances d’asile. Il met en exergue le souci d’effectivité de la protection des droits fondamentaux qui doit présider aux décisions relatives à l’octroi d’une protection internationale. Comme l’a souligné à plusieurs reprises la Cour européenne des droits de l’homme, ces derniers doivent être protégés de manière concrète et réelle et non de manière théorique ou illusoire.

Le C.C.E. souligne que l’esclavage viole à la fois des droits indérogeables mais entrave également la jouissance de droits économiques, sociaux et culturels. L’article 9 de la directive qualification, transposé à l’article 48/3 de la loi organique, indique que les actes considérés comme une persécution doivent soit être suffisamment graves du fait de leur nature pour constituer une violation des droits fondamentaux notamment lorsqu’il s’agit de droits indérogeables, telle l’interdiction de l’esclavage, soit être une accumulation de diverses mesures en ce compris des violations de droits de l’homme. Sont ensuite cités de manière non exhaustive différents exemples d’actes de persécutions tels que les violences physiques ou mentales. En l’espèce, le C.C.E. pointe naturellement la violation d’un droit indérogeable, mais fait également le lien entre la condition d’esclave et la violation de droits économiques, sociaux et culturels. La condition d’esclave conduit en effet à une aliénation cumulée de différents droits qui, pris séparément, ne pourraient sans doute pas être considérés comme étant une persécution. Cet arrêt est intéressant face à une tendance à limiter la persécution aux atteintes aux droits de l’homme les plus graves.

En ce qui concerne le groupe social, la décision met en exergue que la définition du groupe social est fonction du contexte dans le pays d’origine, appliquant ainsi l’exigence que « ce groupe a[it] une identité propre dans le pays en question parce qu'il est perçu comme étant différent par la société environnante ». Au Niger, les esclaves constituent une caste particulière et les esclaves le sont de génération en génération.

Sur l’effectivité de la protection, le C.C.E. rappelle sa jurisprudence selon laquelle la protection par une organisation non gouvernementale n’a pas à être prise en compte. Quant aux autorités nationales, il ne suffit pas d’examiner si une protection existe dans le pays d’origine mais il y a lieu d’étudier les possibilités effectives d’accès de la personne concernée à cette protection. En l’espèce, trois éléments se conjuguent pour conclure à l’absence de protection :

  • le profil social du requérant, particulièrement vulnérable eu égard à son analphabétisme et à sa condition d’esclave ;
  • son profit psychologique et l’absence de confiance en une protection des autorités alors qu’il n’en a jamais joui depuis sa naissance, ayant vécu comme un être inférieur ; et
  • les maigres résultats des efforts des autorités malgré une législation protectrice.

S.S.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter l’arrêt : C.C.E., arrêt n° 100 265 du 29 mars 2013.

Sur l’exclusion des O.N.G. comme acteurs de protection effective, voyez notamment C.C.E., arrêts

  • n° 49821 du 20 octobre 2010 s’agissant d’une femme macédonienne, § 4.8.2 ;
  • n° 45742 du 30 juin 2010 relatif à une femme albanaise, § 5.8.1 ;
  • n° 51263 du 18 novembre 2010 relatif à un homme albanais du Kosovo ;
  • n° 62867 du 9 juin 2011 s’agissant d’une femme nigérienne appartenant à l’ethnie zerma,  esclave, § 4.8.4 ;
  • n° 65378 du 4 août 2011 relatif à une femme macédonienne, § 4.6.4 ;
  • n° 90283 du 25 octobre 2012 relatif à une femme camerounaise, § 5.7.2 : il y a lieu de prendre en compte les circonstances individuelles propres à l’espèce ou des informations générales démontrant que toute procédure aurait été vaine ou effective ou qu’il n’existait aucune protection accessible présentant des perspectives raisonnables de succès ;
  • n° 82101 du 31 mai 2012 relatif à une femme burkinabé, soulignant que les associations et les ONG n’entrent pas dans le champ d’application de l’article 48/5.

Sur les atteintes aux droits économiques, sociaux et culturels, voyez notamment L. LEBOEUF, « Le non-refoulement face aux atteintes aux droits économiques, sociaux et culturels. Quelle protection pour le migrant de survie ? », Cahiers du CeDIE – Working papers, n° 2012/08.

Sur l’exigence d’une violation d’un droit intangible pour conclure à l’existence d’une persécution, voyez notamment L. LEBOEUF, « C.J., 5 septembre 2012, Y.et Z., aff. jointes C-71/11 et C-99/11 - L’atteinte à la liberté de religion comme persécution », Newsletter EDEM, septembre 2012.

Pour citer cette note : S. SAROLEA, « L’accès à une protection effective par un esclave nigérien », Newsletter EDEM, mai 2013.

Publié le 20 juin 2017