C.C.E., n° 123 496 du 30 avril 2014

Louvain-La-Neuve

La prise en compte obligatoire du premier pays d’asile.

Le C.C.E. annule la décision du C.G.R.A. qui ne prend pas en compte la crainte dans un premier pays d’asile. Cette prise en compte s’impose aux instances d’asile au titre de l’article 48/5, § 4, de la loi organique, à moins que la protection ait été obtenue de manière frauduleuse, qu’il y a cessation ou exclusion.

Art. 48/5, § 4, loi du 15 décembre 1980 – Premier pays d’asile – Examen de la crainte au regard de ce pays  et non du pays de la nationalité – Conditions d’accès à la protection – Réalité – Réadmission – Annulation – Éventuelle ré-audition.

A. Arrêt

Le requérant, de nationalité burundaise, fuit les massacres ethniques au Burundi alors qu’il est âgé d’un an et se réfugie avec sa famille au Rwanda. Il revient au Burundi vingt ans plus tard, qu’il doit quitter pour la Tanzanie et ensuite le Mozambique. Il y obtient le statut de réfugié en 2009. Après deux ans, il se rend au Kenya pour échapper aux harcèlements dont il était victime au Mozambique. Son épouse arrive en Belgique un mois plus tard et introduit une demande d’asile qui se solde par une décision négative. En 2012, il la rejoint et introduit à son tour une demande d’asile.

Le C.C.E. annule la décision négative prise à l’égard de son épouse et examine les deux dossiers conjointement par un arrêt du 30 avril 2014. L’arrêt note que les requérants ont été reconnus réfugiés au Mozambique, ce qui n’est pas contesté par le C.G.R.A. Ce dernier avait toutefois estimé qu’il ne disposait pas de suffisamment d’éléments pour conclure que le Mozambique remplit les conditions d’application du concept de premier pays d’asile au sens de l’article 48/5, § 4, de la loi organique. Le C.G.R.A. ne s’estime pas lié par les décisions de reconnaissance de la qualité de réfugié. Le C.C.E. conteste cette approche et souligne que la reconnaissance de la qualité de réfugié par le Mozambique impose à la Belgique des obligations au regard de l’article 33 de la Convention de Genève (principe de non-refoulement). Il juge qu’à moins de démontrer que la protection obtenue à l’étranger l’a été de manière frauduleuse, il faut soit une clause de cessation, soit une clause d’exclusion pour remettre en question l’existence d’une crainte par rapport au pays de la nationalité. La conséquence en est que le requérant n’a plus d’intérêt à ce que le bien-fondé de sa demande de protection soit examinée puisqu’il a été reconnu réfugié par un pays tiers. S’il souhaite se prévaloir du statut obtenu au Mozambique en Belgique, il doit utiliser la technique du transfert de statut visé par l’article 49 de la loi organique. Le C.C.E. admet toutefois que le demandeur d’asile peut à son tour nourrir des craintes à l’égard du pays où il a été reconnu réfugié. Dans ce cas, sa demande doit être analysée comme celle d’un demandeur apatride, à savoir par rapport au pays de sa résidence. À ce sujet, le C.C.E. relève que la requérante mentionne avoir été arrêtée au Mozambique tandis que le requérant dit y avoir été harcelé. L’arrêt annule la décision du C.G.R.A. en lui intimant de procéder à des mesures d’instructions complémentaires. Celles-ci doivent permettre d’analyser la crainte et le risque réel au Mozambique et la possibilité éventuelle d’y obtenir une protection effective.

B. Éclairage

Le concept de premier pays d’asile a été inséré dans la loi organique à l’article 48/5, § 4, par la loi du 18 mai 2013. Auparavant, seule la jurisprudence prenait en compte la particularité de cette situation ; la tendance majoritaire consistant à analyser le risque dans le pays d’accueil. Le nouvel article 48/5, § 4, dispose que : « Il n’y a pas lieu d’accorder de protection internationale lorsque le demandeur d’asile bénéficie déjà d’une protection réelle dans un premier pays d’asile, à moins qu’il soumette des éléments dont il ressort qu’il ne peut plus se prévaloir de la protection réelle qui lui a été accordée dans le premier pays d’asile et qu’il n’est plus autorisé à entrer sur le territoire de ce pays. A condition que l’accès au territoire de ce pays lui soit à nouveau autorisé, un pays peut être considéré comme étant un premier pays d’asile si le demandeur est reconnu comme réfugié dans ce pays et qu’il peut encore y bénéficier de cette protection, ou s’il bénéficie d’une autre protection réelle dans ce pays, y compris du principe de non-refoulement ».

Cette définition ne crée toutefois pas de nouvelle catégorie de demandeur d’asile sur le plan procédural puisque le requérant déjà reconnu réfugié dans un pays tiers est soumis à la procédure dite « ordinaire ». Les travaux préparatoires de la loi du 18 mai 2013 précisent qu’il y a lieu de distinguer entre les demandeurs d’asile déjà reconnus réfugiés dans un pays de l’UE ou dans un pays tiers. Le premier fait l’objet d’une décision d’irrecevabilité tandis le second voit sa demande traitée au fond.

La loi du 15 décembre 1980 subdivise les demandeurs d’asile en plusieurs catégories de demandeurs d’asile auxquelles peuvent s’appliquer des régimes procéduraux distincts (voyez supra dans la présente newsletter). Il s’agit des :

  • demandeurs d’asile soumis à la procédure ordinaire, le cas échéant accélérée s’ils sont détenus ; le recours devant le C.C.E. est suspensif et le juge statue en plein contentieux, ex nunc ;
  • demandeurs d’asile introduisant une nouvelle demande d’asile ou ceux qui proviennent de pays d’origine sûre, soumis à une procédure accélérée en première instance et appel, mais bénéficiant désormais d’un recours suspensif de plein contentieux devant le C.C.E. ;
  • demandeurs d’asile ressortissants de l’UE ou reconnus réfugiés dans un pays de l’UE soumis à une procédure accélérée, et ne bénéficiant que d’un recours marginal d’annulation non suspensif ; Il faut être attentif au fait que cette seconde catégorie, les personnes reconnues réfugiées dans un pays de l’UE ne vise que l’octroi de la qualité de réfugié et non la protection subsidiaire (voy. notamment C.C.E., arrêt n° 117 572 du 24 janvier 2014, analysant la situation d’une femme tchétchène ayant obtenu la protection subsidiaire en Pologne au regard de la situation en Russie) ;
  • demandeurs d’asile faisant l’objet de refus technique lié à un défaut de réponse à une convocation ou à l’absence d’élection de domicile qui font l’objet d’une procédure accélérée et ne bénéficient que d’un recours non suspensif marginal d’annulation.

Le demandeur d’asile reconnu réfugié dans un pays tiers à l’Union européenne est soumis à la procédure ordinaire. Cependant, comme l’y autorise la directive procédures, le droit belge ne lui octroie pas de nouvelle protection s’il a déjà été reconnu réfugié. Cette protection doit toutefois demeurer à la fois actuelle et effective. Il doit pouvoir toujours s’en prévaloir et être réadmis. Le droit belge est plus exigeant que la Directive qui utilise le terme « protection suffisante » alors que le droit belge utilise l’expression « protection réelle ». Le qualificatif « réel » renvoie à la notion d’effectivité (sur ce point, voy. la grille de lecture relative au recours effectif). Il ne suffit pas d’y disposer d’un titre ; il faut que celui-ci offre une protection face au refoulement (voy. notamment les arrêts de la Cour eur. D.H., M.S.S. c. Grèce et Belgique ou Hirsi c. Italie, §§ 156 et 157).

La loi belge ne le prévoit pas expressément mais la jurisprudence européenne impose de s’interroger aussi quant à la comptabilité des conditions d’accueil avec l’article 3 CEDH. Si la Belgique a pu être condamnée dans l’arrêt M.S.S. à raison du renvoi d’un réfugié afghan vers la Grèce où les conditions d’accueil n’étaient pas compatibles avec l’article 3, alors que la Grèce est à la fois membre de l’U.E. et du Conseil de l’Europe, elle devrait aussi l’être en cas d’éloignement vers un pays tiers. À défaut, il faudrait admettre que la grille de lecture est plus sévère en cas de renvoi vers un pays soumis au droit commun en matière d’accueil. La jurisprudence de la Cour de Strasbourg dans l’arrêt Sufi et Elmi c. Royaume-Uni (§§ 278 à 292) ne plaide pas en faveur d’une analyse à deux échelles qui admettrait un relativisme géographique. En effet, la Cour a analysé les conditions d’accueil dans les camps de réfugiés accueillant les Somaliens et a jugé qu’un renvoi vers ceux-ci violait l’article 3. La Cour se réfère à l’arrêt M.S.S. et juge que la responsabilité d’un État est engagée s’il renvoie un étranger vers un pays où, étant totalement dépendant de l’aide de l’État, il est confronté à une privation totale, incompatible avec la dignité humaine, et ce, dans l’indifférence officielle. Il y a toutefois lieu, selon la Cour, de distinguer entre les atteintes à la dignité humaine dues à une inaction étatique coupable et celles dues des facteurs extérieurs, comme la maladie. La situation dans les camps de réfugiés somaliens peut être attribuée aux atteintes indiscriminées aux civils par les parties au conflit et les entraves qu’elles ont mises à l’action humanitaire. Malgré la présence du UNHCR, la situation dans les camps, bondés, est atroce tant sur le plan de la satisfaction des besoins basiques que de la sécurité.

La décision du Conseil montre le caractère obligatoire de l’article 48/5. Le C.G.R.A. ne peut ignorer l’existence d’une protection dans un pays tiers. Une fois qu’il est admis qu’une personne a été reconnue réfugiée, sous réserve de la fraude, de l’exclusion ou de la cessation, ce statut ne peut être nié. Il doit être pris en compte et impose des vérifications quant aux risques encourus dans le pays concerné mais également, à défaut de risque, quant à la possibilité pour la personne concernée de se rendre dans ce pays, d’y être réadmis c'est-à-dire d’y bénéficier d’un titre de séjour, et d’y bénéficier d’une protection effective contre le refoulement vers son pays d’origine. Il faut aussi s’interroger sur les conditions d’accueil, et estimer qu’elles font partie de la condition d’existence d’une « protection réelle ».

Il reste à préciser que le réfugié reconnu dans un pays tiers peut également tenter d’obtenir un transfert de statut au sens de l’article 49 de la loi organique. Les conditions sont toutefois strictes puisque cette disposition vise « l'étranger qui, après avoir été reconnu comme réfugié alors qu'il se trouvait sur le territoire d'un autre État partie contractante à la Convention internationale relative au statut des réfugiés, a été autorisé par le ministre ou son délégué, à séjourner ou à s'établir dans le Royaume, à condition que sa qualité de réfugié soit confirmée par l'autorité visée au 2° ou 3° ». L’obtention préalable d’un titre de séjour rend cette possibilité fort peu accessible.

S.S.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter l’arrêt : C.C.E., n° 123 496 du 30 avril 2014 .

Voy. également la Newsletter de décembre 2013 sur le refus d’octroyer une protection à un requérant reconnu réfugié en Afrique du Sud, S. DATOUSSAID, « Refus du C.C.E. d’accorder la protection internationale à un demandeur d’asile qui bénéficie du statut de réfugié en Afrique du Sud », Newsletter EDEM, décembre 2013.

Sur la mise en œuvre de l’article 48/5, § 4, voy. également :

C.C.E., n° 123 501 du 30 mars 2014, s’agissant d’un Guinéen reconnu réfugié en Côte d’Ivoire.

Pour citer cette note : S. Sarolea, « La prise en compte obligatoire du premier pays d’asile », Note sous C.C.E., n° 123 496 du 30 avril 2014, Newsletter EDEM, juin 2014.

Publié le 15 juin 2017