C.J.U.E., 17 mars 2016, Benallal, aff. C-161/15, EU:C:2016:175

Louvain-La-Neuve

Droit d’être entendu et ordre public. Le rappel du principe d’équivalence.

Saisie, par le Conseil d’Etat de Belgique, de la question de déterminer si le droit d’être entendu relève de l’ordre public, de sorte qu’il peut être invoqué pour la première fois au titre de moyen de cassation, la Cour de justice rappelle sa doctrine relative au principe d’équivalence. Elle juge qu’il revient au Conseil d’Etat de déterminer si le droit d’être entendu, tel que consacré par le droit de l’Union européenne, revêt une importance suffisamment importante au sein de l’ordre juridique belge pour être qualifié de « moyen d’ordre public », invocable au stade de la cassation administrative. A toutes fins utiles, elle précise que, dans l’ordre juridique de l’Union européenne, le droit d’être entendu constitue pareil principe fondamental.

Droit d’être entendu – Cassation administrative – Moyen d’ordre public – Autonomie procédurale – Principe d’équivalence – Principe d’effectivité.

A. Arrêt

A l’origine de la question préjudicielle se trouve le recours intenté par un ressortissant espagnol, M. Benallal, à l’encontre d’une décision de l’Office des étrangers lui retirant l’autorisation de séjour accordée en tant que travailleur salarié, au motif que l’activité salariée serait factice. Dans son recours adressé au Conseil du contentieux des étrangers, M. Benallal n’invoque pas explicitement la violation de son droit d’être entendu avant le retrait de son autorisation au séjour[1]. Prenant acte de l’évolution de la jurisprudence belge, intervenue suite aux arrêts de la Cour de justice consacrant le droit d’être entendu en tant que principe général de droit de l’Union européenne, il souhaite cependant s’en prévaloir devant le Conseil d’Etat, dans le cadre du recours en cassation introduit à l’encontre de l’arrêt du Conseil du contentieux des étrangers lui donnant tort.

Le Conseil d’Etat interroge, en conséquence, la Cour de justice sur la nature du droit d’être entendu, tel que consacré par le droit de l’Union européenne : relève-t-il de l’ordre public, de sorte qu’il peut être invoqué pour la première fois au titre de moyen de cassation administrative ?

Dans sa réponse, la Cour de justice rappelle le principe de l’autonomie procédurale des Etats membres. Ces derniers ont la compétence de fixer les règles relatives à l’organisation de leurs procédures nationales. Il en résulte que chaque Etat membre demeure libre de fixer les conditions d’invocation du droit de l’Union européenne.

Cette autonomie procédurale n’est, toutefois, pas absolue. Elle est encadrée par deux limites : l’équivalence et l’effectivité. L’équivalence implique que les règles d’invocation du droit de l’Union ne soient pas moins favorables que celles relatives à l’invocation du droit national. L’effectivité implique que les règles d’invocation du droit de l’Union n’aient pas pour effet de rendre, de fait, son invocation impossible ou excessivement difficile[2] :

« Le droit de l’Union, en principe, ne s’oppose pas à ce que les États membres, conformément au principe de l’autonomie procédurale, limitent ou soumettent à des conditions les moyens susceptibles d’être invoqués dans les procédures de cassation, sous réserve du respect des principes d’effectivité et d’équivalence »[3]

La Cour examine, ensuite, si soumettre l’invocation, au stade du recours en cassation, du principe général du droit d’être entendu, tel que consacré par le droit de l’Union européenne, à la condition qu’il ait été préalablement invoqué en première instance porterait atteinte aux principes d’équivalence et d’effectivité.

D’une part, en ce qui concerne le principe d’effectivité, la Cour renvoie à la position de son Avocat général[4]. L’essentiel est que les parties aient bénéficié d’une « véritable possibilité » d’invoquer le droit de l’Union. Peu importe que cette véritable possibilité soit limitée au juge de première instance. La circonstance que le principe général du droit d’être entendu ne puisse pas être invoqué pour la première fois au titre de moyen de cassation ne porte pas, en elle-même, atteinte à son effectivité :

« la circonstance que le juge administratif de dernière instance ne puisse pas examiner d’office ou doive rejeter comme étant irrecevable un moyen tiré de la violation du droit d’être entendu soulevé pour la première fois devant lui ne signifie aucunement que les règles de procédure internes rendent impossible ou excessivement difficile l’invocation de la violation d’un tel droit devant les juridictions nationales. Au regard du principe d’effectivité, ce qui importe, selon la jurisprudence de la Cour, est que les parties aient eu une véritable possibilité de soulever un moyen fondé sur le droit de l’Union devant une juridiction nationale. En d’autres termes, ce principe n’exige pas du juge national qu’il pallie la carence ou l’omission des parties dès lors que ces dernières ont eu une véritable possibilité, au titre des règles de procédures internes, d’invoquer un moyen tiré de la violation du droit de l’Union. »[5]

D’autre part, en ce qui concerne le principe d’équivalence, la Cour estime que le droit d’être entendu doit pouvoir être invoqué selon les mêmes conditions que les normes similaires de droit belge[6]. Elle précise qu’il revient au Conseil d’Etat de fixer les modalités suivant lesquelles le droit d’être entendu, tel que consacré par le droit belge, peut être invoqué devant lui, pour ensuite soumettre le droit d’être entendu tel que consacré par le droit de l’Union européenne aux mêmes exigences[7].

A ce sujet, la Cour constate qu’en droit belge les « normes qui revêtent une importance fondamentale dans l’ordre juridique belge » relèvent de l’ordre public[8]. Elle souligne, à toutes fins utiles, que le droit d’être entendu constitue un principe fondamental au sein de l’ordre juridique de l’Union européenne[9]. Il revient au Conseil d’Etat de déterminer s’il en va de même au sein de l’ordre juridique belge[10]

B. Éclairage

L’arrêt Benallal illustre la difficulté de traduire le droit de l’Union européenne en droit national. La jurisprudence de la Cour de justice relative au droit d’être entendu en matière migratoire, telle que développée par les arrêts M., G. et R. et, surtout, Mukarubega et Boudjlida, a engendré un revirement de la jurisprudence du Conseil d’Etat et du Conseil du contentieux des étrangers. Ces derniers reconnaissent désormais le droit de tout étranger de bénéficier de la possibilité effective de faire valoir ses arguments avant l’adoption d’une décision de refus ou de retrait de séjour[11]

Cette évolution jurisprudentielle a posé la question de déterminer si pareil droit d’être entendu pouvait être invoqué au stade du recours en cassation administrative, devant le Conseil d’Etat. En droit belge, seuls les moyens d’ordre public peuvent être invoqués, pour la première fois, en cassation. L’ordre public relève d’une construction prétorienne. Il n’est pas exhaustivement défini par la jurisprudence du Conseil d’Etat. Traditionnellement, le Conseil d’Etat juge que :

« les moyens d'ordre public sont ceux qui sont pris de la violation de règles qui visent à promouvoir ou préserver un intérêt public fondamental, c'est-à-dire de règles qui concernent des valeurs essentielles de la vie en société ou qui touchent de manière fondamentale au fonctionnement de l'État de droit et qui, pour ces raisons, doivent toujours être garanties au profit de la société dans son ensemble. Les principaux moyens d'ordre public sont l'incompétence de l'auteur, le défaut de consultation de la section de législation du Conseil d'Etat, la violation de la loi sur l'emploi des langues, la violation de l'autorité de chose jugée, l'interdiction de la rétroactivité. La liste n'est toutefois pas parfaitement stable »[12]

Dans ses conclusions, l’Avocat général Paolo Mengozzi proposait d’apporter une réponse définitive au Conseil d’Etat. Il suggérait d’imposer aux juridictions nationales de suivre la définition de l’« ordre public » développée par la Cour de justice. A suivre ses conclusions, pour être qualifiée « d’ordre public » au sens du droit de l’Union européenne, une norme doit réunir deux conditions : elle doit protéger une « valeur essentielle de l’ordre juridique de l’Union », d’une part, et relever d’une forme substantielle dont la violation engendre ipso facto l’annulation de l’acte, d’autre part. L’Avocat général estime que le droit d’être entendu répond à la première condition en ce qu’il permet de protéger les droits fondamentaux qui, de part leur valeur constitutionnelle, relèvent des fondements de l’ordre juridique européen[13]. Il déduit, toutefois, de la jurisprudence de la Cour de justice relative au droit d’être entendu dans des affaires de droit de la concurrence notamment, que le droit d’être entendu ne constitue pas une forme substantielle. Cette position trouve son expression, en matière migratoire, dans l’arrêt G. et R. par lequel la Cour de justice a jugé que la violation du droit d’être entendu n’est susceptible d’engendrer l’annulation de l’acte attaqué que dans l’hypothèse où la personne concernée démontre que, si elle avait été entendue, elle aurait pu faire valoir des arguments de nature à inciter l’administration à adopter une décision différente[14].

La Cour de justice préfère, quant à elle, déployer son raisonnement sous l’angle de l’autonomie procédurale des Etats membres. Suivant un raisonnement somme toute très classique, elle rappelle qu’il revient aux Etats membres de fixer les règles d’invocation du droit de l’Union européenne, dans le plein respect des principes d’équivalence et d’effectivité. Elle écarte d’emblée toute difficulté que les limitations à la possibilité d’invoquer le droit de l’Union européenne au stade du recours en cassation administrative pourraient poser au regard du principe d’effectivité. L’essentiel, au regard de ce principe, est que le droit de l’Union ait put être invoqué à un stade de la procédure de recours.

Il revient, dès lors, au Conseil d’Etat de fixer les modalités du droit d’être entendu, tel que consacré par le droit de l’Union européenne, en veillant à ce qu’elles soient équivalentes à celles relatives au droit d’être entendu, tel que consacré par le droit belge. Pareille tâche impliquera pour le Conseil d’Etat d’adresser la distinction qu’opère traditionnellement sa jurisprudence entre les droits de la défense, d’une part, et le principe audi alteram partem, parfois qualifié de « principe de l’équitable procédure », d’autre part[15]. La juridiction administrative suprême devra déterminer si le droit d’être entendu, tel que consacré par le droit de l’Union européenne, relève des premiers ou du second. Elle devra préciser sa jurisprudence sur ce point, qui estimait que le droit d’être entendu tel que consacré par le droit de l’Union européenne correspond à un « principe général de droit dans l’ordre juridique interne », sans autres précisions[16].

Les droits de la défense ont pour objectif de permettre à l’intéressé de se défendre dans le cadre de procédures disciplinaires, raison pour laquelle ils sont d’ordre public[17] et font l’objet d’une évaluation stricte. Le principe audi alteram partem a pour objectif de permettre à l’administration de disposer de l’ensemble des informations nécessaires pour adopter une décision qui, bien que non punitive, revêt des conséquences graves pour un administré. En tant que principe de bonne administration, le principe audi alteram partem protège non seulement l’intérêt de l’administré, mais également celui de l’administration en permettant à cette dernière de disposer de l’ensemble des informations nécessaires à une prise de décision adéquate[18]. Pour cette raison, le principe de l’audi alteram partem n’est pas d’ordre public[19] et souffre des exceptions. L’administration peut démontrer qu’il ne lui était pas nécessaire d’entendre l’intéressé, par exemple parce qu’elle dispose déjà de tous les éléments nécessaires pour statuer, ou parce qu’elle exerce une compétence liée.  

D’un côté, au vu de ses caractéristiques, en particulier de la circonstance qu’il ne constitue pas une forme substantielle dont la violation engendre ipso facto l’annulation de l’acte, le droit d’être entendu tel que consacré par le droit de l’Union européenne semble relever en droit belge de l’audi alteram partem davantage que des droits de la défense. D’un autre côté, dans l’arrêt Benallal, la Cour de justice souligne l’importance que revêt le droit d’être entendu au sein de l’ordre juridique européen. Elle suggère, par-là, qu’il pourrait bien remplir la définition de l’ordre public fixée par la jurisprudence du Conseil d’Etat, qui exige la protection d’un intérêt public fondamental. L’arrêt Benallal augure, décidément, un beau débat de droit belge.

L.L.

C. Pour en savoir plus

Lire l’arrêt :

C.J.U.E., 17 mars 2016, Benallal, aff. C-161/15, EU:C:2016:175

Doctrine :

- Conclusions de l’Avocat général M. Paolo Mengozzi présentées le 13 janvier 2016 dans Benallal, aff. C-161/15, EU:C:2016:3 ;

- F. PIRET, D. RENDERS et A. TRYBULOWSKI, « Les droits de la défense et les actes unilatéraux de l’administration : où l’unilatéralité ne va pas sans contradiction », in P. MARTENS (dir.), Les droits de la défense, Bruxelles, Larcier, 2013, p. 63.

Pour citer cette note : L. Leboeuf, « Droit d’être entendu et ordre public. Le rappel du principe d’équivalence », Newsletter EDEM, mars 2016.


[1] Dans ses conclusions, l’Avocat général Paolo Mengozzi considère toutefois que cet argument a bien été invoqué « au moins implicitement » par le Conseil du requérant devant le Conseil du contentieux des étrangers, tout en reconnaissant que cette question « relève exclusivement de l’appréciation de la juridiction de renvoi (le Conseil d’Etat) » (Conclusions de l’Avocat général M. Paolo Mengozzi présentées le 13 janvier 2016 dans Benallal, aff. C-161/15, EU:C:2016:3, §§15 et 16).

[2] C.J.U.E., 17 mars 2016, Benallal, aff. C-161/15, EU:C:2016:175, §24.

[3] Ibidem, §27.

[4] Ibidem, §28.

[5] Conclusions de l’Avocat général M. Paolo Mengozzi, op. cit., §42.

[6] Ibidem, §30.

[7] Ibidem, §34.

[8] C.J.U.E., Benallal, op. cit., §32.

[9] Ibidem, §33.

[10] Ibidem, §34.

[11] Sur cette évolution, voy. notamment H. GRIBOMONT, « Ressortissants de pays tiers en situation irrégulière : le droit d'être entendu avant l'adoption d'une décision de retour », J.D.E., 2015, p. 192 ; L. LEBOEUF et S. SAROLEA, « L'invocation du droit de l'Union européenne devant le Conseil du contentieux des étrangers », in N. CARIAT et J.T. NOWAK (dir.), Le droit de l’Union européenne et le juge belge, Bruxelles, Bruylant, 2015, p. 323, n° 45.

[12] C.E., arrêt n° 221.470 du 22 novembre 2012.

[13] Conclusions de l’Avocat général M. Paolo Mengozzi, op. cit., §70.

[14] C.J.U.E., 10 septembre 2013, G. et R., aff. C-383/13 PPU, EU:C:2013:533, obs. J.-Y. CARLIER, « Droit européen des migrations », J.D.E., 2014, p. 112, n° 15 ; M. LYS, « Les conséquences de la violation du droit d’être entendu sur la légalité d’une décision de prolongation de la rétention d’un étranger en séjour irrégulier », Newsletter EDEM, octobre 2013.

[15] Si cette distinction a un temps paru s’estomper dans la jurisprudence du Conseil d’état (J. SALMON, J. JAUMOTTE et E. THIBAUT, Le Conseil d’État, 2012, p. 816), une étude récente a démontré qu’elle demeure bien vivace (F. PIRET, D. RENDERS et A. TRYBULOWSKI, « Les droits de la défense et les actes unilatéraux de l’administration : où l’unilatéralité ne va pas sans contradiction », in P. MARTENS (dir.), Les droits de la défense, Bruxelles, Larcier, 2013, p. 63).

[16] C.E., 29 octobre 2015, no 232.758.

[17] Voy. par ex. C.E., 23 décembre 2010, n° 210.105.

[18] Comme l’écrit David Renders, le principe de l’audi alteram partem « témoigne […] de la volonté de respecter, non tant le principe du contradictoire pour lui-même, que celui de minutie » (D. RENDERS, Droit administratif général, Bruxelles, Bruylant, 2015, p. 307, n° 582).

[19] Voy. par ex. C.E., 20 septembre 2010, n° 207.459.

Publié le 09 juin 2017