C.J.U.E., Bajratari, aff. c-93/18, ECLI:EU:C:2019:809 et x., aff. C-302/18, ECLI:EU:C:2019:830

Louvain-La-Neuve

L’interprétation extensive de la notion de « ressources » : leur provenance n’est pas un critère.

Notion de « ressources » - Origine des ressources – Personne tierce – Directive 2004/38 - Directive 2003/109 – Emploi irrégulier – Ordre public – Évaluation des ressources – Cour constitutionnelle de Belgique.

La Cour se prononce sur la notion de « ressources » telle qu’elle figure dans la directive 2004/38 et la directive 2003/109. Elle rappelle que la provenance des ressources n’est pas un critère pertinent et étend cet enseignement à une demande d’octroi du statut de résident de longue durée. En outre, lorsqu’il s’agit d’une demande de regroupement familial avec un citoyen de l’Union, les revenus d’un tiers, en l’occurrence un parent, peuvent provenir d’une activité exercée sans permis de travail. La Cour refuse de considérer qu’une telle activité est en soi contraire à l’ordre public, ainsi que l’invoquait le Royaume-Uni.

Jean-Baptiste Farcy

A. Arrêts

Cette note se propose de commenter deux arrêts rendus par la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après, la « Cour ») relatifs à la notion de « ressources », commune à différents régimes. En l’espèce, la Cour interprète cette notion telle qu’elle figure dans la directive 2004/38 relative au droit des citoyens européens de circuler et de séjourner au sein de l’Union et la directive 2003/109 relative au statut de résident de longue durée. Plus précisément, la Cour est interrogée sur la provenance de ces ressources. 

Dans la première affaire, la requérante est une ressortissante albanaise vivant en Irlande du Nord. Elle y a rejoint son époux qui disposait alors d’un titre de séjour au Royaume-Uni. Le couple a eu trois enfants, tous nés en Irlande du Nord, et les deux premiers disposent d’un certificat de nationalité irlandaise. Après la naissance du premier, Mme Bajratari a introduit une demande de titre de séjour sur le fondement de la directive 2004/38, invoquant le fait qu’elle assure la garde de son enfant, citoyen de l’Union. Cette demande a été rejetée au motif que le regroupant ne disposait pas de ressources suffisantes. La requérante faisait néanmoins valoir que son mari, le père du regroupant, disposait de ressources issues d’un emploi exercé en Irlande du Nord. Contrairement à la position des juridictions inférieures, la Cour d’appel d’Irlande du Nord considère qu’il n’y a pas lieu d’exclure les revenus du père, dès lors que la directive 2004/38 ne contient pas d’exigence quant à la provenance des ressources. Elle s’interroge toutefois sur le fait que lesdits revenus émanent d’un emploi illégal au regard du droit national, le père est en séjour irrégulier en Irlande du Nord et il ne dispose donc pas d’un permis de travail, et s’adresse ainsi à la Cour de justice.

La deuxième question préjudicielle émane du Conseil du contentieux des étrangers. Un ressortissant d’origine camerounaise a introduit, en décembre 2016, une demande d’octroi du statut de résident de longue durée. L’Office des étrangers l’a rejetée au motif que le demandeur ne dispose pas de ressources propres. Selon l’administration belge, les ressources dont il dispose grâce au soutien de son frère ne peuvent être prises en compte. Saisi d’un recours, le Conseil du contentieux des étrangers a demandé à la Cour de justice d’interpréter la notion de ressources au sens de l’article 5 de la directive 2003/109 afin de savoir si seules les ressources « propres » du demandeur sont visées.

Bien que distinctes, ces deux affaires interrogent la Cour de justice quant à la provenance des ressources exigées dans le cadre, d’une part, d’une demande de regroupement familial avec un citoyen européen et, d’autre part, d’une demande d’obtention du statut de résident de longue durée.

La Cour de justice commence par rappeler, dans la première affaire, que le droit de l’Union ne comporte pas la moindre exigence quant à la provenance des ressources, qui peuvent donc être fournies par un tiers, en l’occurrence le parent d’un citoyen de l’Union (§30). Concernant, ensuite, le fait que les revenus sont issus d’un emploi illégal, la Cour juge qu’il serait disproportionné par rapport à l’objectif poursuivi, à savoir protéger les finances publiques des États membres, d’imposer, en sus du caractère suffisant des ressources, une exigence relative à l’origine de celles-ci (§§42 et 46).

Par analogie, la Cour conclut, dans la seconde affaire, que le demandeur du statut de résident de longue durée peut se prévaloir de ressources provenant d’un tiers, membre de sa famille (§34). Sous l’empire de la directive 2003/109, la provenance des ressources n’est pas non plus un critère déterminant. Celle-ci exige uniquement du ressortissant de pays tiers qu’il dispose de ressources stables, régulières et suffisantes, ce qu’il convient aux autorités nationales d’apprécier, indépendamment de leur provenance (§40). 

B. Éclairage

Par les arrêts commentés, la Cour de justice affine sa jurisprudence relative à la notion de ressources, telle qu’elle figure dans la directive 2004/38 (arrêts Zhu et Chen, Commission c. Belgique, Alokpa et Moudoulou, Singh et al. et Rendon Marin), dans la directive 2003/86 relative au regroupement familial (arrêts Chakroun et Khachab) et dans la directive 2003/109. La Cour rappelle que l’origine des revenus n’est pas un critère pour bénéficier du regroupement familial lorsque le regroupant est un citoyen européen. Il ne l’est pas non plus lorsqu’il s’agit de l’octroi du statut de résident de longue durée (section 1). Dans la première affaire commentée, la Cour accepte également de prendre en compte des ressources tirées d’un emploi exercé sans permis de travail (section 2). La Cour de justice réalise ainsi un contrôle de pratiques nationales qui imposent des conditions supplémentaires, non prévues par les directives européennes, afin d’en réduire la portée et l’effectivité. Ce faisant, elle rappelle le principe de primauté du droit européen dont elle est l’interprète.

1. L’origine des revenus n’est pas un critère : rappel et extension du principe

Dans la première affaire commentée, la Cour de justice rappelle sa jurisprudence antérieure et affirme, sans surprise, que la directive 2004/38, si elle impose au citoyen européen de disposer de ressources suffisantes, ne comporte pas d’exigence quant à la provenance de celles-ci.

Dans la seconde affaire, la Cour étend cet enseignement à la directive 2003/109, de sorte que l’étranger qui souhaite obtenir le statut de résident de longue durée, pour lequel il doit disposer de ressources suffisantes, peut invoquer le bénéfice d’un engagement de prise en charge par une personne tierce, en l’occurrence un membre de sa famille. Dès lors que la directive 2003/109 a pour objectif de rapprocher le statut des étrangers établis dans un État membre avec celui des citoyens européens, la Cour a interprété la notion de ressources de manière analogue, sans que l’on puisse la contredire sur ce point.

Dans les deux cas, imposer à l’intéressé qu’il dispose lui-même de ressources suffisantes serait contraire au principe de proportionnalité : la mesure n’est pas nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi, à savoir protéger les finances publiques des États membres. Eu égard à cet objectif, la provenance des ressources n’est pas une considération pertinente et une exigence en ce sens serait contraire à l’objectif poursuivi par lesdites directives. En interprétant la notion de ressources de manière autonome et extensive, la Cour de justice s’oppose à la volonté de certains États membres de limiter l’effectivité des droits consacrés par le droit dérivé.

Au-delà des similitudes, des divergences existent. La Cour de justice précise que les conditions de ressources ont une portée différente en fonction de la directive en cause. S’agissant de la directive 2003/109, à la différence de la directive 2004/38, les ressources exigées pour obtenir le statut de résident de longue durée doivent non seulement être suffisantes, mais aussi stables et régulières. Dans la deuxième affaire commentée, la Cour fait alors un lien avec l’arrêt Khachab concernant la régularité et la stabilité des ressources, dans le cadre du regroupement familial avec un ressortissant de pays tiers (§§37 et 38)[1]. Dans le cadre d’une demande d’obtention du statut de résident de longue durée, les autorités nationales peuvent donc opérer une évaluation prospective des ressources pour s’assurer qu’elles présentent une certaine continuité et une certaine permanence. Quant à la suffisance des ressources, elle doit faire l’objet d’une évaluation in concreto, conformément à l’enseignement de l’arrêt Chakroun. À cet égard, la Cour souligne que le caractère juridiquement contraignant d’un engagement de prise en charge par un tiers ou un membre de la famille du demandeur peut être un élément important à prendre en compte (§43).

Une question demeure également en suspens : la prise en compte de l’ensemble des revenus familiaux, et non du seul regroupant, ne devrait-elle pas être étendue, par analogie, au regroupement familial à l’égard des ressortissants d’États tiers et des Belges sédentaires ? La directive 2003/86, en son article 7, impose également une condition de ressources suffisantes. Or, selon la loi belge, seules les ressources du regroupant sont prises en considération. À défaut d’interprétation de la Cour de justice, la jurisprudence belge apparait partagée[2]. Saisie de plusieurs questions préjudicielles, la Cour constitutionnelle s’est prononcée, en date du 24 octobre 2019, au sujet d’une éventuelle différence de traitement discriminatoire à l’égard des Belges sédentaires[3]. Selon la Cour, la différence de traitement, en ce qui concerne la provenance des moyens de subsistance entre le ressortissant belge qui n’a pas exercé son droit à la libre circulation et les autres citoyens de l’Union ne produit pas des effets disproportionnés. L’article 40ter de la loi du 15 décembre 1980 poursuit un objectif différent de celui que poursuit le droit de l’Union en matière de libre circulation et, pour cette raison, le législateur peut imposer des conditions plus strictes[4]. L’obligation d’un examen in concreto de l’ensemble de la situation invite néanmoins à la prudence.

2.  La prise en compte de ressources tirées d’un emploi irrégulier

L’intérêt de la première affaire commentée porte, en réalité, sur la question de savoir si la prise en compte des revenus d’un tiers ou d’un membre de la famille, ce que la jurisprudence antérieure avait déjà établi, vaut également lorsque ce dernier travaille sans y être autorisé. La Cour répond par l’affirmative. Ce faisant, elle reconnait certains effets à l’exercice d’une activité salariée sans permis de travail.

    1. Une question de proportionnalité ou d’inadéquation ?

Sans remettre en cause la conclusion à laquelle aboutit la Cour, il est permis de s’interroger sur le raisonnement adopté. La Cour admet que l’exercice d’une activité professionnelle sans autorisation préalable augmente le risque que survienne une perte de ressources et, par conséquent, que le citoyen de l’Union devienne une charge pour le système de sécurité sociale de l’État membre concerné (§37). Interdire la prise en compte des revenus tirés de cette occupation permettrait ainsi de prévenir ce risque et de poursuivre l’objectif poursuivi par la disposition en cause. La Cour confronte ensuite la mesure nationale au principe de proportionnalité et estime qu’elle n’est pas nécessaire pour atteindre l’objectif recherché. Les États membres disposent effectivement d’autres moyens pour éviter que les citoyens européens et les membres de leur famille ne deviennent une charge pour les finances publiques[5]. En l’espèce, le risque demeure hypothétique. Par conséquent, la mesure en cause est jugée disproportionnée.

Au stade antérieur, la Cour n’aurait-elle pas pu décider que la mesure est inadéquate ? En effet, dans le cas d’un regroupement familial avec un enfant, il est permis de douter de la pertinence du critère des ressources. Que le père travaille ou non, avec ou sans autorisation de le faire, peut-on lui refuser le bénéfice du regroupement familial pour ce motif ? Ainsi que le souligne l’avocat général Szpunar :

« Si l’on admet qu’un enfant peut démontrer qu’il dispose de ressources suffisantes provenant de la personne assurant effectivement sa garde, il serait absurde de refuser à cette personne un droit de séjour et, donc, la possibilité de travailler. Dans le cas d’un tel refus, nous serions dans la situation du serpent qui se mord la queue, à savoir en présence d’un argument circulaire qui viderait de substance l’effet utile de l’article 21 TFUE et de la directive 2004/38. Un tel refus aurait pour conséquence qu’aucun enfant citoyen de l’Union mineur, dans une situation telle que celle en cause dans l’affaire au principal, ne pourrait remplir les conditions de l’article 7, paragraphe 1, sous b), de cette directive » (§83 de ses conclusions).

Refuser aux parents le bénéfice du regroupement familial au motif que le père tire ses ressources d’un emploi irrégulier, alors même que le regroupement familial l’autoriserait à travailler légalement est effectivement un argument circulaire. La Cour s’en sort en considérant que la mesure est disproportionnée, au regard notamment de l’objectif de la directive 2004/38 qui est de faciliter et de renforcer l’exercice d’un droit fondamental du citoyen européen.

La Cour aurait autrement pu s’appuyer sur les dispositions du droit primaire, en l’occurrence l’article 20 du TFUE, et la jurisprudence Ruiz Zambrano, comme l’y invitait l’avocat général Szpunar. Le refus de l’administration britannique d’autoriser le regroupement familial aurait effectivement pour effet de priver les enfants de la jouissance effective de l’essentiel des droits conférés par leur statut de citoyen européen, puisque ces derniers devraient quitter le territoire de l’Union pour vivre avec leurs parents. Suivant ce raisonnement, la question des ressources n’en est pas réellement une et l’article 20 du TFUE suffit pour s’opposer à la mesure nationale en cause.

    1. L’exercice d’une activité sans permis de travail n’est pas en soi contraire à l’ordre public

Le gouvernement britannique a, par ailleurs, invoqué des raisons liées au maintien de l’ordre public pour exclure les revenus tirés de l’occupation du père et ainsi refuser la demande de regroupement familial. Or, il ressort de la jurisprudence de la Cour que la notion d’« ordre public » suppose l’existence, en dehors du trouble pour l’ordre social que constitue toute infraction à la loi, d’une menace réelle, actuelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société. En l’espèce, l’emploi exercé par le père n’est pas de nature criminelle. En outre, comme l’a souligné l’avocat général, suivi par la Cour, l’emploi exercé sans permis de travail ne peut être considéré comme contraire à la protection des finances publiques de l’État membre concerné, dès lors que le père a continué à payer ses impôts et ses cotisations sociales. Par conséquent, l’exercice d’un emploi sans permis de travail ne constitue pas en soi une atteinte à l’ordre public.

Cet enseignement est important et mérite d’être souligné, notamment au vu de la pratique de l’administration belge qui n’hésite pas à invoquer le maintien de l’ordre public en cas d’occupation d’un travailleur en séjour irrégulier[6]. L’Office des étrangers utilise effectivement la notion de travail illégal à l’encontre du travailleur pour justifier un ordre de quitter le territoire sans délai. Vu le premier arrêt commenté, une telle pratique est contraire au droit européen et, en tout état de cause, l’évaluation de la menace pour l’ordre public nécessite une évaluation in concreto, en prenant en compte tous les éléments de fait et de droit, afin de déterminer s’il s’agit d’une menace suffisamment grave, réelle et actuelle.

 

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt : C.J.U.E., Bajratari, aff. C-93/18, ECLI:EU:C:2019:809 et X., aff. C-302/18, ECLI:EU:C:2019:830

Jurisprudence :

C.J.U.E., 21 avril 2016, Khachab, aff. C-558/14, EU:C:2016:285.

C.C., arrêt n° 149/2019, 24 octobre 2019.

Doctrine :  

Carlier J.-Y. et S. Sarolea, Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016.

d’Huart P., « Le travail au noir peut constituer un danger pour l’ordre public et la sécurité nationale justifiant un éloignement sans délai de départ volontaire », Cahiers EDEM, mars 2013, accessible ici.

Leboeuf L., « L’évaluation prospective des moyens de subsistance requis pour bénéficier du regroupement familial », Cahiers EDEM, Avril 2016, accessible ici.

 

Pour citer cette note : J.-B. Farcy, « L’interprétation extensive de la notion de « ressources » : leur provenance n’est pas un critère », Cahiers EDEM, octobre 2019.

 


[1] Pour un commentaire de cet arrêt : L. Leboeuf, « L’évaluation prospective des moyens de subsistance requis pour bénéficier du regroupement familial », Cahiers EDEM, Avril 2016, accessible ici.

[2] J.-Y. Carlier et S. Sarolea, Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016, pp. 381 et 382.

[3] C.C., arrêt n° 149/2019, 24 octobre 2019.

[4] B.10.2. à B.10.7. À noter que la Cour ne fait à aucun moment référence aux arrêts commentés.

[5] La Cour se réfère à l’article 14, §2, de la directive 2004/38.

[6] Cass., 2 janvier 2013, P.12.2019.F.; CCE, arrêt du 29 avril 2019, n° 220.442 et arrêt du 23 mars 2018, n° 201.671. Voy. : P. d’Huart, « Le travail au noir peut constituer un danger pour l’ordre public et la sécurité nationale justifiant un éloignement sans délai de départ volontaire », Cahiers EDEM, mars 2013, accessible ici.

Photo : https://www.designingbuildings.co.uk/wiki/Buildings_of_the_EU

 

Publié le 08 novembre 2019