CE, Ord. réf., 29 août 2013, M. Xhafer G. et autres, Req. n° 371572

Louvain-La-Neuve

Le Conseil d’Etat français suspend une procédure de transfert Dublin vers la Hongrie, en raison du risque sérieux d’un traitement défaillant des demandes d’asile.

Par une ordonnance du 29 août 2013, le juge des référés du Conseil d’État français suspend les effets des décisions de refus d’admission au séjour au titre de l’asile à l’encontre des requérants en vue d’un transfert Dublin vers la Hongrie et enjoint au Préfet de les admettre au séjour au titre de l’asile. Il ne considère pas que les déficiences du système d’asile soient constitutives en elle-même d’une atteinte grave et manifestement illégale au droit d’asile, mais s’appuie sur la situation individuelle rapportée par les demandeurs d’asile pour conclure à une suspension de la procédure Dublin.

Règlement n° 343/2003 dit Règlement « Dublin II » (RD) – Article 3, § 2, du RD – Article L.741-4 du CESEDA (Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile - France) : refus d’admission au séjour au titre de l’asile – Article L.521-2 du CJA (Code de la justice administrative - France) : référé liberté – Transfert Dublin vers la Hongrie non constitutif par lui-même d’une atteinte grave au droit d’asile – Risque sérieux que les demandes d’asile ne soient pas traitées dans le respect des garanties exigées par le droit d’asile (suspension).

A. Arrêt

Les requérants, de nationalité kosovare, ont quitté leur pays le 15 mars 2013, avant d’être arrêtés à la frontière hongroise et placés dans le centre pour demandeurs d’asile de Debrecen jusqu’à la fin du mois de mars où ils ont introduit des demandes d’asile. Ils indiquent qu’après avoir quitté le centre, ils sont retournés au Kosovo avant de repartir pour la France, où ils sont arrivés le 15 avril 2013. Ils ont introduit une demande d’asile mais la Hongrie a été désignée responsable de leur demande et a accepté leur reprise en charge au titre du Règlement « Dublin II » (ci-après RD)[1]. Le Préfet de Haute-Garonne a pris à leur encontre le 22 juillet 2013 des décisions de refus d’admission au séjour au titre de l’asile en vue d’une réadmission en Hongrie.

Les requérants ont introduit une requête en référé-liberté auprès du Tribunal administratif (TA) de Toulouse en vue de suspendre l’exécution des décisions du 22 juillet 2013 et d’enjoindre au Préfet la délivrance d’une autorisation de séjour et de prendre toutes mesures nécessaires pour assurer l’hébergement de la famille. Le TA a rejeté la requête faute « d’atteinte grave et manifestement illégale » à une liberté fondamentale (droit d’asile).

Les requérants introduisent, en appel, une requête en référé-liberté auprès du Conseil d’État. Ils invoquent que :

  • les conditions d’accueil et de traitement de leur demande en Hongrie doivent conduire à considérer que la décision prise par le Préfet à leur encontre entraîne une méconnaissance grave et manifestement illégale du droit à solliciter le statut de réfugié et une violation des articles 2, 3, et 13 CEDH ;
  • le refus du Préfet de faire application de la « clause humanitaire » prévue par l’article 15 RD, ou des dispositions du § 2 de l’article 3 du RD, l’expose à un risque de mauvais traitements et constitue, vu sa situation personnelle, une violation du droit d’asile.

Le juge des référés du Conseil d’État estime, à la suite de l’État français, que les documents d’ordre général relatifs aux modalités d’application des règles relatives à l’asile par les autorités hongroises « ne suffisent pas à établir que la réadmission d’un demandeur d’asile vers la Hongrie est, par elle-même, constitutive d’une atteinte grave au droit d’asile ». Toutefois, s’appuyant ensuite sur les déclarations et écrits des requérants tout au long de la procédure, il met en avant « les conditions dans lesquelles ils ont été traités au centre de Debrecen et […] leur tentative pour se voir reconnaître le statut de réfugié ». Il en conclut qu’il existe un risque sérieux que leurs demandes d’asile ne soient pas traitées par les autorités hongroises dans des conditions conformes à l’ensemble des garanties exigées par le respect du droit d’asile (considérant 8). Pour ces raisons, il suspend l’exécution des décisions de refus d’admission au séjour au titre de l’asile et enjoint au Préfet de les admettre au séjour au titre de l’asile.

B. Éclairage

Le juge des référés du Conseil d’Etat français se prononce, pour la première fois, dans le sens de la suspension d’une procédure menant à un transfert Dublin vers la Hongrie.

Par ordonnance du 5 mars 2013[2], le Conseil d’Etat avait rejeté une requête visant à la suspension d’un transfert Dublin vers la Hongrie. D’abord, il déduisait une présomption de sécurité du fait que la Hongrie est un Etat membre de l’UE, partie à la Convention de Genève et à la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). Ensuite, il jugeait « imprécises et non étayées » les déclarations du requérant.

La présente ordonnance du 29 août 2013 ne contient plus ce lien de causalité automatique entre pays sûr et absence de risque sérieux possible. Cette évolution dans la motivation du « considérant de principe » (considérant 8[3]), si elle n’est pas seulement de pure forme, tient compte de la jurisprudence des cours européennes intervenues depuis lors. Elles ont affirmé que sur cette présomption de pays de transfert « sûr » – socle initial du système « Dublin II » – est réfragable et ne saurait être absolue[4]. Dans un premier temps, le juge des référés déduit des documents transmis sur la situation générale qu’ils ne suffisent pas à établir que tout transfert Dublin est constitutif d’une atteinte grave au droit d’asile. Dans un second temps, le juge est attentif aux circonstances particulières de l’espèce pour s’assurer que les conditions de traitement de la demande d’asile par la Hongrie répondent « à l’ensemble des garanties exigées par le respect du droit d’asile ». Cet examen du juge des référés a toutes les apparences d’un examen « in concreto » comme pour la suspension du transfert vers la Grèce en 2010[5].

D’une part, le Conseil d’État n’aborde pas de manière expresse la question des « défaillances systémiques[6] » issue de la jurisprudence N.S. de la CJUE. Les jurisprudences M.S.S. (Cour eur. D.H.) et N.S. (CJUE) auraient pu inciter à une position plus avancée sur la situation du régime d’asile en Hongrie, face aux rapports étayés et alarmants versés aux débats[7] :

  • au sens de la jurisprudence M.S.S. (Cour eur. D.H.) : ces rapports auraient pu mener le juge à considérer que « la situation générale était connue des autorités » françaises qui ne devaient pas faire peser toute la charge de la preuve sur le requérant mais déroger au RD (§ 352) ;
  • au sens de la jurisprudence N.S. (CJUE) : ces rapports auraient pu mener le juge à constater des « défaillances systémiques » du système d’asile hongrois, obligeant les autorités françaises à déroger au RD, ou préciser les différences avec le seuil de gravité retenu pour la Grèce (pt 86).

De son côté, la Cour eur. D.H. a considéré, le 6 juin 2013, que le transfert Dublin vers la Hongrie dont il était question n’était pas constitutif d’une violation de l’article 3 CEDH[8]. La Cour prend note du caractère alarmant de plusieurs rapports parus en 2011 et 2012 et se fonde sur les éléments les plus récents à la date où elle statue : le HCR n’a pas demandé aux États membres de l’U.E. de s’abstenir de transférer vers ce pays (contrairement à la Grèce dans M.S.S.) ; en décembre 2012, le HCR fait part de modifications législatives visant notamment à ce que les personnes transférées demandant l’asile à leur arrivée en Hongrie ne soient plus placées en détention ; le nombre de demandeurs d’asile détenus a baissé de manière importante en 2012. La Cour eur. D.H. en conclut que le requérant ne courrait plus réellement le risque d’être soumis à des traitements contraires à l’article 3 CEDH. Dans son examen du risque, la Cour de Strasbourg a tenu compte de la situation individuelle du requérant (§§ 102-106[9]).

Le Conseil du contentieux des étrangers (CCE), avait suspendu des transferts vers la Hongrie fin 2012[10]. Dans un arrêt du 22 juillet 2013[11], il fait référence à l’arrêt Cour eur. D.H. Mohammed c. Autriche précité. Il conclut que ni les informations générales et récentes sur la Hongrie, ni l’expérience « brève » du requérant ne permettent de reconnaître que le grief tiré de l’article 3 CEDH est « défendable » en l’espèce, malgré le constat de déficiences dans le système d’asile hongrois.

Le Conseil d’Etat français, dans son ordonnance du 29 août 2013, ne considère pas non plus que les déficiences du système d’asile hongrois valent atteinte grave. D’aucuns s’interrogent sur le caractère limité au cas d’espèce de la solution, pouvant aboutir à une « protection en trompe-l’œil » contre leur transfert Dublin vers la Hongrie[12], alors qu’un rapport récent du Comité Helsinki hongrois démontre que les changements législatifs ne produisent pas les effets escomptés[13]. Apparaissent aussi les travers d’une exigence d’individualisation du risque trop forte[14] alors que le régime d’asile du pays de transfert est contesté[15].

D’autre part, cette ordonnance du 29 août 2013 laisse paraître, par-delà ces remarques préalables, une recherche de protection effective des droits fondamentaux des requérants. Le juge des référés intervient avant la décision de transfert Dublin, à proprement parler, et admet que la condition d’urgence est remplie « compte tenu des circonstances de cette affaire ». Cette appréciation ne lie pas l’urgence à la décision de transfert ou, encore plus tard, à l’imminence du renvoi. L’Etat français en défense avait d’ailleurs allégué que ni la décision de transfert, ni celle de déclencher une clause dérogatoire n’étaient encore prises. Le juge des référés du Conseil d’Etat apprécie l’existence d’une atteinte grave au droit d’asile et, partant, l’opportunité de déclencher une clause dérogatoire dès ce stade de la procédure Dublin[16]. Or, l’exigence d’un examen rigoureux du risque avant transfert Dublin et de la possibilité d’y déroger a été posée par les cours européennes.

En droit belge, la condition d’ « extrême urgence » est liée à « l’imminence » de l’exécution d’une décision d’éloignement caractérisée seulement lorsque la personne est privée de liberté[17]. Le référé-liberté devant le juge administratif français, à la différence du recours en annulation, permet de statuer sur l’atteinte d’une atteinte grave à une liberté fondamentale, pas nécessairement sur la légalité d’une décision (transfert).

In fine, après avoir écarté l’existence d’une atteinte grave du seul fait des défaillances du système d’asile hongrois en l’espèce, le juge des référés donne une place importante aux considérations individuelles de l’espèce (mauvais traitements en Hongrie, aspects médicaux…) pour conclure à l’existence d’un « risque sérieux » en cas de transfert. La situation générale transparait en filigrane. Néanmoins, l’attention particulière réservée à la situation concrète et individuelle du risque des requérants comporte deux écueils possibles. Le premier serait d’accorder davantage d’importance aux éléments « in concreto » sans prise en compte de la situation générale pour nuancer l’exigence d’individualisation. Le second en découle et fait peser le fardeau de la charge de la preuve sur les seules épaules du demandeur d’asile, particulièrement vulnérable et démuni dans les procédures Dublin. En l’espèce, le vécu des requérants en Hongrie a pesé, qu’en est-il de l’exigence de la preuve lorsque le requérant n’a pas été au contact du système d’asile du pays de transfert ou n’a pas de preuve formelle de ses craintes personnelles ? Or, dans un système européen commun d’asile qui se construit, le juge national est le dernier rempart contre les atteintes aux droits fondamentaux des demandeurs d’asile placés sous procédure Dublin. Si des « défaillances systémiques » ne sont pas retenues, le juge national est amené à mettre en balance l’état général du régime d’asile de l’Etat responsable et l’individualisation du risque et de la preuve.

E.N.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter l’arrêt : C.E., Ord. réf., 29 août 2013, M. Xhafer G. et autres, n° 371572.

Pour citer cette note : E. NERAUDAU, « Le Conseil d’Etat français suspend une procédure de transfert Dublin vers la Hongrie, en raison d’un risque sérieux que le traitement des demandes d’asile ne soit pas entouré des garanties exigées par le droit d’asile», Newsletter EDEM, septembre 2013.


[1] Le règlement n° 343/2003 du Conseil du 18 février 2003 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres par un ressortissant d’un pays tiers (J.O., L50, 25 février 2003).

[2] Voy. C.E. (France), Ord. Réf., 5 mars 2013, n° 366340 : « 6. Considérant, d'autre part, que la Hongrie est un Etat membre de l'Union européenne et partie tant à la convention de Genève du 28 juillet 1951 sur le statut des réfugiés, complétée par le protocole de New York, qu'à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; qu'il en résulte que des documents d'ordre général relatifs aux modalités d'application des règles relatives à l'asile par les autorités hongroises ne sauraient suffire à établir que la réadmission d'un demandeur d'asile vers la Hongrie serait, par elle-même, constitutive d'une atteinte grave au droit d'asile ; qu'il ne ressort pas non plus des allégations imprécises et, au demeurant, non étayées du requérant sur les conditions de son séjour en Hongrie, où, ainsi qu'il a été dit, il a déjà présenté une demande d'asile, qui a été examinée puis rejetée, que son dossier ne serait pas traité par les autorités hongroises dans des conditions conformes à l'ensemble des garanties exigées par le respect du droit d'asile » (nous soulignons).

[3] Voy. C.E., Ord. réf., 29 août 2013, M. Xhafer G. et autres, n° 371572 : « 8. Considérant que la Hongrie est un État membre de l’Union européenne et partie tant à la convention de Genève du 28 juillet 1951 sur le statut des réfugiés, complétée par le protocole de New York, qu’à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; que les documents d’ordre général » (nous soulignons).

[4] En conséquence, il n’est plus possible d’affirmer qu’un transfert Dublin ne peut engendrer, sur la base de cette présomption, un risque pour les droits fondamentaux des demandeurs d’asile concernés (voy. en ce sens : Cour eur. D.H., K.R.S. et M.S.S. ; CJUE, N.S.).

[5] Cette motivation en deux temps figurait déjà dans l’ordonnance du 20 mai 2010, par laquelle le Conseil d’Etat suspendait pour la première fois un transfert vers la Grèce se fondant sur « les circonstances particulières de l’espèce », (C.E., Ord. ref., 20 mai 2010, époux Othman, n° 339478 et n° 339479, au Recueil CE).

[6] S’il y a « lieu de craindre sérieusement qu’il existe des défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs d’asile », le transfert Dublin est incompatible avec les droits fondamentaux (CJUE, G.C., 21 décembre 2011, N.S. c. Secretary of State for the Home Department, aff. C-411/10 et C-493/10, pt 86).

[7] La situation des demandeurs d’asile en Hongrie est largement décriée, notamment par le Hungarian Helsinki Committee, au point que plusieurs ONGs sollicitent la suspension de tout transfert vers la Hongrie (surtout après un passage en Serbie qualifié de « pays tiers sûr »). Voy. notamment : « La Hongrie a continué de renvoyer des demandeurs d'asile et des migrants dans des pays voisins, dont la Serbie et l'Ukraine, malgré l'impossibilité d'y obtenir l'asile, le risque qu'ils soient renvoyés vers des pays tiers où ils pourraient être persécutés et, dans le cas de l'Ukraine, le risque qu'ils soient maltraités en détention. », HRW, Rapport mondial 2013 : Union européenne.

[8] Cour eur. D.H., 6 juin 2013, Mohammed c. Autriche, req. n° 2283/12.

[9] « In view of the above, the Court acknowledges the alarming nature of the reports published in 2011 and 2012 in respect of Hungary as a country of asylum and in particular as regards transferees. Whether the applicant had a case under Article 3 of the Convention with regard to his individual situation will be examined in the following paragraphs » (Cour eur. D.H., 6 juin 2013, Mohammed c. Autriche, req ; n°2283/12, § 102).

[11] C.C.E., 22 juillet 2013, n° 107045, § 3.3.2.2.3.

[12] R. KEMPF, « Protection en trompe l’œil des demandeurs d’asile contre leur réadmission en Hongrie » in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 16 septembre 2013.

[15] La Cour écarte l’argument de l’État belge fondé sur l’absence d’individualisation du risque allégué par le requérant en Grèce. « Le fait qu’un grand nombre de demandeurs d’asile en Grèce se trouvent dans la même situation que le requérant ne fait pas obstacle au caractère individualisé du risque invoqué, dès lors qu’il s’avère suffisamment concret et probable » (Cour eur. D.H., M.S.S., 21 janvier 2011, § 359 – nous soulignons).

[16] La Cour administrative d’appel affirme que le moyen tiré d’un défaut d’application de la clause de souveraineté (article 3, § 2, du RD) n’est « opérant que s'il est dirigé contre la décision par laquelle l'autorité administrative refuse d'admettre au séjour le demandeur d'asile » et non plus au stade postérieur du transfert Dublin (voy. Cour administrative d'appel de Paris, 4 juillet 2013, n° 13PA01155, 13PA01156, pt 5 – nous soulignons).

[17] Voy. en ce sens notamment : C.C.E., 22 avril 2013, n° 101.399.

Publié le 16 juin 2017