La crainte d’excision en Somalie évaluée par le Comité des droits de l’enfant.
Le renvoi d’une enfant de nationalité Somalienne vers la Somalie viole les articles 3 et 19 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant dès lors qu’elle risque d’y être soumise à une mutilation génitale féminine.
Convention internationale relative aux droits de l’enfant – Articles 3 et 19 – Intérêt supérieur de l’enfant – Protection de l’enfant contre toute forme de violence, y compris la violence sexuelle – Mutilations génitales féminines – Protection étendue à la personne qui assure la garde de l’enfant.
A. Communication
La requérante est une femme de nationalité somalienne. Elle agit pour le compte de sa fille, née au Danemark le 5 janvier 2016. La requérante est arrivée au Danemark avec son mari pour y solliciter la protection internationale en raison d’un mariage secret et non-autorisé par ses parents. Son mari est renvoyé vers la Suède dans le cadre du Règlement Dublin. Elle est enceinte de six mois lorsqu’elle se voit notifier une décision de refus de reconnaissance du statut de réfugié par les autorités danoises (DIS). Dans le cadre du recours qu’elle introduit contre cette décision, elle invoque notamment une crainte que sa fille, née entretemps, ne soit soumise à des mutilations génitales féminines (MGF) en cas de retour en Somalie.
Le 2 février 2016, le recours introduit contre cette décision est rejeté par le Danish Refugee Appeals Board (RAB), en raison d’un manque de crédibilité de ses propos liés à son mariage contracté contre l’avis de ses parents. Par rapport à la crainte d’excision invoquée pour sa fille, les autorités s’appuient sur un rapport d’information sur le pays d’origine, daté de 2015, indiquant qu’une loi interdit la pratique de l’excision en Somalie. Ce rapport indique qu’il est possible pour une mère de protéger son enfant de l’excision, en particulier dans la région du Puntland.
Face à ce refus et ne disposant plus de recours juridictionnel, elle sollicite le Comité des droits de l’enfant afin de faire reconnaitre une violation des droits de l’enfant, notamment la violation de la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant (art. 3) ainsi que la protection de l’enfant contre toute forme de violences, y compris les violences sexuelles (art. 19)[1].
Le Comité souligne :
- Que la pratique de l’excision est très répandue en Somalie, avec un taux de prévalence de 98 % ;
- Les conséquences immédiates et à long terme de la pratique des MGF sur la santé de la femme ;
- Que la requérante a subi elle-même l’excision à l’âge de six ans ;
- Qu’une législation interdisant la pratique des MGF existe en Somalie mais qu’il y a lieu de vérifier la mise en œuvre de la loi interdisant les MGF dans les faits ;
- Que même si la prévalence a diminué dans la région d’où provient la requérante, la pratique de l’excision reste profondément ancrée dans la société.
Le Comité des droits de l’enfant confirme l’application extraterritoriale des normes protégeant les droits de l’enfant et du principe du non-refoulement[2].
Il rappelle que l’État (d’accueil) doit user de prudence et de précaution lorsqu’il s’agit de renvoyer une enfant vers un État où elle risque de subir une mutilation génitale. S’il existe le moindre doute, celui-ci doit profiter à l’enfant. L’Etat doit tenir compte des informations objectives disponibles sur le pays d’origine. Il lui incombe également de vérifier l’applicabilité de lois éventuellement protectrices des MGF, leur mise en œuvre concrète ainsi que la capacité de cet Etat à protéger les filles des MGF. L’État doit également procéder à une évaluation in concreto du risque pour l’enfant et son parent tenant compte du fait que ce parent est seul et ne peut compter sur l’appui de sa famille au vu des évènements passés. Le Comité souligne ici l’ineffectivité de la protection de la part des autorités Somaliennes.
Le Comité conclut à la violation des articles 3 et 19 de la convention internationale des droits de l’enfant. Il y a lieu de prendre en compte l’intérêt supérieur de l’enfant dans le cadre d’un examen individuel de la situation de l’enfant, tenant en compte son besoin de protection contre les MGF. Il L’Etat doit veiller à ce que la protection s’étende à la personne qui a la charge ou accompagne cet enfant.
B. Éclairage
Le Comité des droits de l’enfant est compétent depuis le 28 mai 2012 pour examiner les communications émanant de particuliers, représentants d’un enfant, qui revendiquent la violation d’un droit garanti par la Convention ou par l’un des deux Protocoles facultatifs. Toute personne qui réside dans un Etat ayant ratifié le Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant[3], peut déposer une plainte individuelle. La Belgique a ratifié ce protocole en 2014[4].
Cette communication est la première décision, considérée comme recevable et fondée, du Comité des droits de l’enfant[5]. Elle fait explicitement le lien avec les demandes d’asile et rappelle que certaines formes de persécution au sens de la Convention de Genève sont spécifiques à l’enfant et au genre, telles les mutilations génitales féminines.
Cette décision du Comité des droits de l’enfant est à souligner dès lors qu’elle prend le contrepied de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en matière de MGF en affirmant notamment l’obligation pour l’Etat de protéger contre le risque d’excision, indépendamment de la capacité des mères à les protéger ou non (1). Elle va également plus loin que la jurisprudence du Conseil du contentieux des étrangers (CCE), notamment, sur la nécessaire extension de la protection de l’enfant à la personne qui l’accompagne, en vertu du principe de l’intérêt supérieur de l’enfant (2). De plus, elle fait une lecture objective des faits et examine de manière approfondie le besoin de protection de l’enfant, indépendamment des questions de crédibilité qui pourraient être reprochés aux parents (3). La communication fait également une application concrète de la notion de l’intérêt supérieur de l’enfant (4). Enfin, on peut noter que le Comité conclut à une violation actuelle plutôt que conditionnelle de la Convention (5).
- La protection de l’enfant contre les MGF doit être assurée par l’État
Le Comité souligne que la pratique des MGF est profondément ancrée dans les traditions de sorte que la possibilité pour une mère de protéger son enfant est minime, quelle que soit son niveau d’éducation ou d’indépendance. Il souligne qu’un profil de femme éduquée et indépendante ne suffit pas à s’opposer en toute circonstance aux pratiques coutumières ancestrales[6].
Il indique que le fait de quitter le pays pour protéger son enfant pourrait s’interpréter, comme une manifestation d’indépendance de la mère – comme les autorités danoises le proposent – mais aussi de l’impossibilité de celle-ci à faire face à la pression et de protéger son enfant. De cette manière, le Comité propose une compréhension nuancée de l’autonomie (agency), qui est ancré dans et influencé par des structures et relations sociales. Le Comité souligne à cet égard que l’enfant peut être soustrait à la vigilance de sa mère qui voudrait la protéger de la pratique.
Plus important encore, le Comité indique que la mise en œuvre effective du droit d’être protégé contre les maltraitances ne peut être soumis à la capacité d’une personne dont il dépend de le protéger, in casu de résister à la pression familiale/sociale. C’est à l’Etat de prendre la responsabilité de protéger l’enfant contre toute forme de maltraitance. En d’autres mots, le parent ne peut être considéré comme un acteur de protection, a fortiori lorsqu’il invoque lui-même son incapacité de protéger son enfant.
La communication va bien plus loin que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Celle-ci, bien que reconnaissant que les MGF sont une violation de l’article 3 de la Convention des droits de l’homme, a, à plusieurs reprises, déclaré irrecevables les recours dans lesquels une crainte d’excision était invoquée pour des filles mineures. En effet, ces arrêts mettaient en avant le niveau d’éducation de la mère/parents et son/leur indépendance pour en déduire une capacité de les protéger de l’excision.
Ainsi, dans l’affaire Collins et Akabazie contre la Suède[7], qui concerne une mère nigériane souhaitant protéger ses filles de l’excision, la Cour « éprouve des difficultés à comprendre pourquoi la première requérante, avec la force et l’indépendance dont elle a fait preuve, ne pourrait pas protéger la seconde requérante (sa fille) d’une MGF, sinon dans l’Etat du Delta, du moins dans l’un des autres Etats du Nigéria où les MGF sont interdites par la loi et/ou moins courantes que dans l’Etat du Delta. » Elle adopte le même raisonnement dans l’affaire Izevbekhai et autres contre l’Irlande en 2011[8], invoquant les moyens financiers de cette famille, leur niveau d’éducation et la possibilité de changer d’Etat pour échapper au risque de MGF. Dans ces affaires, les parents sont considérés, en raison de leur profil, comme des acteurs de protection. La crédibilité de leur récit était également remise en cause.
Par contre, la communication commentée est davantage en phase avec le raisonnement du Comité des droits de l’homme qui adopte également une lecture objective des faits[9]. Dans une affaire similaire ce dernier avait conclu à la violation de l’article 7 du Pacte des droits civils et politiques[10].
Les deux comités onusiens mettent en avant le risque objectif en cas de retour pour l’enfant et soulignent l’impossibilité pour la mère de faire face à la pression. Toutes deux reconnaissent que la mère ayant été excisée elle-même, ce risque est encore plus prégnant. Le Comité contre la torture a également statué sur le risque de ré-excision pour une femme guinéenne, arrivée mineure aux Pays-Bas. Il conclut à une violation de la Convention contre la torture en cas de renvoi de cette jeune femme vers la Guinée en raison du risque objectif d’y subir une ré-excision[11].
Quant au CCE, il a régulièrement accordé le statut de réfugié à de très jeunes filles mineures (accompagnées de leurs parents) basé sur le risque objectif de MGF en cas de retour. La juridiction s’appuie sur les informations sur le pays d’origine pour évaluer la crainte de persécution, la mise en œuvre de l’Etat par des lois pénalisant la pratique et la capacité de l’Etat de protéger les enfants. Ces jeunes filles sont régulièrement reconnues en raison de leur appartenance au « groupe social des filles », dès lors qu’il apparait qu’elles ne peuvent bénéficier d’une protection contre la persécution[12]. Dans d’autres cas, la juridiction met en avant le profil indépendant et instruit d’un parent pour estimer qu’il n’est pas crédible que cette personne ne puisse s’opposer à la volonté de la belle-famille d’exciser ses filles[13].
- Le Comité souligne l’importance d’accorder une protection à un membre de la famille qui accompagne l’enfant en danger
La communication estime que si le risque pour l’enfant est objectivement établi, la protection doit s’étendre à la personne qui l’accompagne[14]. Ceci est un reflet de la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant que le Comité rappelle[15]. Il est dans son intérêt de ne pas être séparé de la personne dont il dépend. Ceci semble logique, puisqu’un enfant ne peut exercer ses droits qu’à travers la personne dont il dépend matériellement. Il s’agit également de l’application de l’unité familiale en matière d’asile, qui reste controversé lorsque le réfugié est mineur et dépendant de personnes qui ne bénéficient pas de ce statut[16].
La jurisprudence du Conseil du Contentieux des étrangers est partagée à cet égard. Il est difficile de trouver une trame claire dans les évolutions récentes de la jurisprudence du CCE.
Dans un premier temps, dès lors que le risque de MGF était établi dans le chef de l’enfant, la protection s’étendait automatiquement au parent. Le parent, agissant en tant que représentant légal de l’enfant, se voyait accorder le statut de réfugié[17]. Dans d’autres cas de figure , les craintes étaient examinées de manière distincte dans une même procédure d’asile[18]. En effet, c’était le cas lorsque le parent invoquait une crainte de persécution différente que la seule crainte d’excision pour l’enfant. Parfois, l’examen de la crainte exprimée par la mère pour elle et son enfant aboutissait à la reconnaissance de statut pour celle-ci, sans mention de l’enfant[19]. Le statut de réfugié dérivé était d’application pour l’enfant qui n’était pas mentionné dans l’arrêt du CCE.
Cependant, dans plusieurs arrêts rendus dès mai 2014[20], le juge a décidé d’accorder le statut de réfugié à l’enfant seul, à l’exclusion de ses parents. Ceci a eu comme conséquence que les parents ne pouvaient obtenir de statut de séjour en Belgique, le parent d’un mineur accompagné ne pouvant prétendre à un droit de séjour dans le cadre du regroupement familial (seuls les mineurs non accompagnés ont le droit de faire venir leurs parents par regroupement familial). Seule une demande de régularisation de séjour pouvait être tentée par ces parents, soumise à l’appréciation discrétionnaire de l’Office des étrangers et sans aucune garantie ni de délai de prise de décision, ni de succès.
Depuis, les juges ont décidé de procéder à un examen distinct des craintes de chaque requérant dans le cadre une seule procédure d’asile. Si la procédure aboutit à la reconnaissance du statut de réfugié pour l’enfant, cette protection ne s’étend pas nécessairement aux parents et l’examen des craintes des parents est renvoyée au CGRA pour examen complémentaire. Cet examen différencié semble quelque peu artificiel, sauf si d’autres motifs sont invoqués par les parents, dès lors que les éléments liés à la crainte des parents sont parfois déjà évoqués dans l’arrêt concernant l’enfant et sont indissociables de la crainte de celui-ci. Ainsi, dans un arrêt qui reconnaît le statut de réfugié à un enfant et renvoie la cause au CGRA, le juge analyse déjà la crainte des parents[21]. « Le Conseil n’aperçoit pas comment les requérants pourraient assurer une protection effective à leur fille jusqu’à sa majorité en cas de retour dans leur pays, compte tenu de leurs profils et de celui de leurs familles tels qu’ils ressortent du dossier, de leur environnement familial favorable à l’excision, toutes les cousines de la deuxième requérante ayant été excisées selon les déclarations de la première requérante dans son. Au vu de l’ensemble de ces éléments, le Conseil estime que la crainte exprimée par le requérant et la première requérante pour le compte de la deuxième requérante de voir cette dernière excisée en cas de retour au Sénégal est fondée, en dépit de la volonté exprimée à cet égard par le requérant et son épouse de la protéger contre cette pratique »[22]. Le juge renvoie le dossier au CGRA afin d’instruire davantage la crainte des parents, alors que la crainte des parents est de voir leur fille excisée, sans qu’ils n’invoquent d’autres motifs.
Parfois, il semble que le juge du plein contentieux dispose déjà des éléments lui permettant de statuer, sur la crainte des parents ou sur le principe de l’unité familiale. Ainsi, dans un arrêt récent, le juge estime que « en qui concerne la requérante, le Conseil observe qu’il lui manque des éléments essentiels à défaut desquels il ne peut statuer sur le bien-fondé de sa demande d’asile: il échet en effet d’instruire sa demande à la lumière de la reconnaissance de la qualité de réfugié reconnue à sa fille et, notamment, de s’interroger sur les conséquences de l’expression de son opposition à l’excision de sa fille ou encore sur l’application éventuelle du principe de l’unité de famille »[23].
De plus, l’application de l’unité familiale ne semble pas nécessiter une instruction spécifique et pourrait être appliquée par le juge du plein contentieux.
La communication du Comité des droits de l’enfant permet de faire évoluer la réflexion à ce sujet, considérant que la protection accordée à un enfant, devrait rejaillir sur ses parents, conformément au principe de la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant et du principe de l’unité familiale (en l’absence de transposition en droit belge du principe de l’unité familiale). Rappelons à cet égard le droit de l’enfant de jouir d’une vie familiale et de ne pas être séparée de sa famille[24].
- Lecture objective des faits et la question de la crédibilité
Le Comité fait une lecture objective des faits au vu du taux de prévalence de l’excision en Somalie et du fait que les autorités ne sont pas en mesure de protéger l’enfant de l’excision. Il n’évoque pas la question de la crédibilité des déclarations de la mère, pourtant soulevées par les autorités danoises. Ceci était également le cas du Comité contre la Torture et du Comité des droits de l’homme, mentionnés plus haut.
La Cour européenne des droits de l’homme a par contre, dans tous les dossiers liés à un risque de MGF ou de ré-excision, soulevé cette question pour remettre en question le besoin de protection. Ainsi, dans l’arrêt Sow contre Belgique[25], la Cour invoque le manque de crédibilité des propos de la requérante ainsi que son statut de femme « indépendante » pour réfuter la crainte de ré-excision qu’elle invoque.
Au niveau du CCE, la question de la crédibilité des parents a souvent pris le pas sur l’examen de la crainte de l’enfant. Ainsi, le fait de ne pouvoir prouver sa nationalité a occulté l’examen du besoin de protection dans le dossier d’une femme somalienne qui sollicitait une protection pour ses filles[26]. Dans d’autres arrêts, les éléments liées à la crédibilité sont mis en balance avec le besoin de protection et, notamment, le taux de prévalence particulièrement élevé de l’excision[27].
A nouveau, la communication apporte un regard clair, s’agissant de la protection des enfants face à un risque de subir des mauvais traitements et réaffirme le besoin de faire un examen approfondi et rigoureux des situations lors de l’examen de besoin de protection internationale.
- Intérêt supérieur de l’enfant
Le Comité des droits de l’enfant fait, dans la communication commentée, une application concrète de la notion de l’intérêt supérieur de l’enfant, mettant en œuvre ses lignes directrices sur ce principe, en particulier l’observation générale n° 14[28] ainsi que la toute récente observation générale conjointe relative aux droits de l’homme des enfants dans le contexte des migrations internationales[29]. Le Protocole facultatif établissant une procédure de présentation de communications précise que lorsque le Comité remplit ses fonctions, il doit être guidé par le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant[30].
Le Comité estime que le RAB n’a pas fait un examen contextualisé et individualisé de la situation de la mère et sa fille en référant uniquement au rapport sur les MGF en Somalie (du Centre et du Sud) et qu’il n’a pas pris en compte l’intérêt supérieur de l’enfant. Ceci va à l’encontre de l’exigence que « toute décision de renvoyer un enfant dans son pays d’origine soit fondée sur des éléments de preuve et soit prise au cas par cas (…) comprenant notamment une évaluation individuelle rigoureuse (…) de l’intérêt supérieur de l’enfant »[31]. Le Comité souligne en particulier un élément contextuel (la prévalence persistante des MGF au Puntland) et un individuel (l’auteure de la communication étant une mère seule, sans l’appui d’un soutien masculin), éléments qui auraient dû amener les autorités danoises à ne pas prendre la décision de renvoyer la requérante et sa fille en Somalie[32].
Enfin, le Comité souligne dans la communication le principe de précaution. Selon l’observation générale n° 14, ce principe exige « de procéder à l’évaluation des éventuels risques que l’enfant pourrait courir et des atteintes dont il pourrait être victime à l’avenir, ainsi que des autres conséquences de la décision sur la sécurité de l’enfant ».[33] Ce cas concerne l’évaluation du risque pour un enfant d’être soumis à une pratique néfaste et irréversible (MGF). Le Comité clarifie que s’il y a un doute raisonnable sur la capacité d’un Etat de retour de protéger l’enfant, celui-ci doit suffire pour empêcher les Etats parties de renvoyer l’enfant vers ce pays[34].
La prise en compte de l’intérêt supérieur est aussi ancrée comme obligation générale en droit européen, notamment dans la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne[35]. Dans la mise en œuvre de la Directive Qualification, l’intérêt supérieur de l’enfant devrait être une considération primordiale des Etats membres, qui devraient « en particulier tenir dûment compte du principe de l’unité familiale, du bien-être et du développement social du mineur, de considérations tenant à la sûreté et à la sécurité et de l’avis du mineur en fonction de son âge et de sa maturité»[36]. Pour le Commissaire général aux Réfugiés et aux Apatrides et ses agents de protection, l'intérêt supérieur de l'enfant est « une considération primordiale » guidant l'examen de sa demande d'asile. Cette obligation était déjà inscrite dans l’arrêté royal du 11 juillet 2003[37] et est maintenant renforcée, pour ce qui concernent les mineurs accompagnés, par son incorporation dans le nouvel article 57/1 de la loi du 15 décembre 1980 – entré en vigueur le 22 mars 2018[38]. Dans le contexte de retour, la Directive Retour prévoit l’obligation pour les États membres de tenir compte lorsqu’ils apprécient chaque situation particulière de l’intérêt supérieur de l’enfant, de la vie de famille, de l’état de santé de l’intéressé et du principe de non-refoulement[39] – une obligation transposée dans l’article 74/13 de la loi du 15 décembre 1980. La communication est l’illustration concrète de ce qu’il faut entendre par le principe – vague et ouvert – du principe de l’intérêt supérieur de l’enfant.
- Violation actuelle au lieu de violation potentielle
Enfin, un élément important à souligner est que le Comité constate une violation actuelle plutôt que potentielle des droits de l’enfant, affirmant que « les faits constituent une violation de l’article 3 et 19 de la Convention »[40]. Ceci est en contraste avec l’approche de la Cour Européenne des droits de l’homme, qui, lorsqu’elle se prononce en faveur du requérant dans les cas d’expulsion, estime que le retour forcé vers un pays « pourrait constituer une violation » de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH)[41]. La Cour ne conclut donc pas à une violation actuelle, mais estime qu’il y aurait une violation de la CEDH, à la condition que l’ordre d’expulsion soit mis en œuvre. L’auteure de la communication commentée, probablement inspirée par cette approche jurisprudentielle, a également mis en avant la possibilité d’une violation dans le futur, en particulier « le fait que les droits de sa fille seront violés si elle était renvoyée en Somalie » (et non pas que les droits de sa fille avaient été violés par l’ordre d’expulsion)[42].
La question se pose donc de savoir pourquoi la Cour européenne des droits de l’homme ne qualifie pas l’expulsion elle-même de violation, d’autant plus que sa mise en œuvre est parfois suspendue en raison de l’application de la Règle 39 par la Cour. Dans quelques opinions séparées, plusieurs juges ont déjà proposé cette interprétation alternative : la violation est constitué par l’adoption d’un ordre d’expulsion et non uniquement lors de la mise en œuvre de celle-ci[43] . Dans cette première communication du Comité des droits de l’enfant où une violation est constatée, elle s’aligne sur la proposition de ces juges, précisant que « les faits amenés devant le Comité » (donc l’ordre d’expulsion) constituent une violation des articles 3 et 19 de la CIDE. En ce sens, le Comité envoie un signal plus fort envers les Etats parties que la Cour Européenne des droits de l’homme dans ce cadre. Il s’agit d’un enseignement essentiel de cette Communication.
Conclusions
Cette communication assure la mise en œuvre effective du droit des filles d’être protégées de l’excision. Le Comité des droits de l’enfant constate une violation des droits de l’enfant par la notification de l’ordre d’expulsion notifié à la mère et son enfant. Il reconnaît l’importance de la pression sociale et la difficulté pour une mère de faire face à cette pression, démontrant ainsi une compréhension nuancée de l’autonomie des acteurs impliqués. Il rappelle que c’est à l’Etat de protéger l’enfant de cette pratique et que cette protection s’étend à la personne qui en a la charge. Enfin, l’Etat d’accueil a également l’obligation de prendre toutes les précautions pour éviter qu’une fille ne soit renvoyée vers un Etat qui ne serait pas en mesure de protéger l’enfant de cette pratique[44].
Gageons que les enseignements de cette communication soient pris en considération dans le cadre des demandes d’asile dans l’Union Européenne ainsi que par la Cour Européenne des droits de l’homme, vu la frilosité de sa jurisprudence face aux violences liées au genre[45].
C.F. et E.D.*
C. Pour aller plus loin
Pour consulter la communication :
Comité des droits de l’enfant, Communication n° 3/2016, I.A.M. c. Danemark, 25 janvier 2018.
Doctrine :
S. Saroléa, « Le risque de réexcision en Guinée évalué par le Comité contre la torture », note sous CAT, communication n°613/2014 F.B. c. Pays-Bas, 9 novembre 2015, Newsletter EDEM, juin 2016.
Pour citer cette note: C. FLAMAND et E. DESMET, « La crainte d’excision en Somalie évaluée par le Comité des droits de l’enfant », Newsletter EDEM, mars 2018.
[1] Convention internationale relative aux droits de l’enfant, adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies à New York le 20 novembre 1989, M.B., 5 septembre 1991.
[2] Comité des droits de l’enfant, observation générale n° 6, 2005 : traitement des enfants non accompagnés et des enfants séparés en dehors de leur pays d’origine : Les obligations en matière de non-refoulement s’appliquent également si les risques de violation grave des droits énoncés dans la Convention sont imputables à des acteurs non étatiques et que ces violations soient délibérées ou la conséquence indirecte d’une action ou d’une inaction.
[3] Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant établissant une procédure de présentation de communications adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies à New York le 19 décembre 2011.
[4] Loi du 21 février 2014 portant assentiment au Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant établissant une procédure de présentation de communications adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies à New York le 19 décembre 2011, M.B., 20 août 2014.
[5] Il y a eu quatre autres plaintes, dont trois ont été considérées comme irrecevables et une quatrième a fait l’objet d’une radiation du rôle.
[6] Comité des droits de l’enfant, Communication n° 3/2016, I.A.M. c. Danemark, 25 janvier 2018, pt 11.8.
[7] Cour eur. D.H., 8 mars 2007, Collins et Akaziebie c. Suède, req. n° 23944/05.
[8] Cour eur. D.H., 17 mai 2011, Izevbekhai et autres c. Irlande, req. n° 43408/08.
[9] Comité des droits de l’homme, 25 mars 2010, Diene Kaba c. Canada, com. n° 1465/2006.
[10] Cette communication concernait une femme guinéenne qui craignait que sa fille de 15 ans ne subisse des MGF. Le Comité a décidé que son expulsion du Canada vers la Guinée constituerait une violation de l’article 7 du Pacte International relatif aux droits civils et politiques qui interdit la torture, les peines ou traitement cruels, inhumains ou dégradants.
[11] CAT, communication n° 613/2014, F.B. c. Pays-Bas, 9 novembre 2015 et S. Saroléa, « Le risque de réexcision en Guinée évalué par le Comité contre la torture », note sous CAT, communication n° 613/2014, F.B. c. Pays-Bas, 9 novembre 2015, Newsletter EDEM, juin 2016.
[12] CCE, n° 196 971 du 21 décembre 2017 ; CCE, n° 184 398 du 27 mars 2017 ; CCE, n° 195 791 du 28 novembre2017.
[13] RVV, n° 11 918 du 14 octobre 2013.
[14] Recommandation générale/observation générale conjointe n° 31 du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes et n° 18 du Comité des droits de l’enfant sur les pratiques préjudiciables, 4 novembre 2014, CEDAW/C/GC/31/CRC/C/GC/18, par. 55 : Que la législation et les politiques relatives à l’immigration et à l’asile reconnaissent le risque d’être exposé aux pratiques préjudiciables ou d’être persécuté du fait de pratiques préjudiciables comme un motif pour accorder l’asile. Il faudrait également envisager, au cas par cas, d’assurer la protection d’un parent qui accompagne la fille ou la femme.
[15] Comité des droits de l’enfant, Observation générale n° 14 (2013) sur le droit de l’enfant à ce que son intérêt supérieur soit une considération primordiale (art. 3, par. 11), 29 mai 2013. Voir à ce sujet : M. Beague, « L’intérêt de l’enfant dans le cadre des procédures protectionnelles et répressives en lien avec les mutilations génitales féminines », Étude réalisée pour l’ASBL INTACT, Bruxelles, 2016.
[16] Voir à ce sujet : C. Flamand, « L’unité familiale, un droit du réfugié », R.D.E., 2014, n° 177, p. 254 et S. Saroléa, « La portée du principe de l’unité familiale », Newsletter EDEM, décembre 2013.
[17] CCE, n° 140 780 du 12 mars 2015. La toute récente modification de l’article 57/1 de la loi du 15 décembre 1980 prévoit désormais explicitement ce principe. Elle prévoit toutefois que le mineur étranger dont la demande a été introduite en application de ce principe, n'a plus la possibilité de demander une décision distincte dans son chef, donc de faire valoir des craintes propres ultérieurement… Par dérogation au paragraphe 5, le Commissaire général aux réfugiés et aux apatrides ou le Conseil du contentieux des étrangers peuvent prendre respectivement une décision ou un arrêt distinct(e) dans le chef du mineur étranger visé au paragraphe 1er si les instances précitées constatent des éléments particuliers qui nécessitent une décision distincte. Voir l’article 37 de la loi du 21 novembre 2017 modifiant la loi du 15 décembre 1980 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers et la loi du 12 janvier 2007 sur l'accueil des demandeurs d'asile et de certaines autres catégories d'étrangers, insérant un article 57/1 dans la loi du 15 décembre 1980, M.B. du 12 mars 2018.
[18] CCE, n° 156 326 du 10 novembre 2015 ; CCE, n° 129 472 du 16 septembre 2014.
[19] CCE, n° 133 850 du 26 novembre 2014.
[20] CCE, n° 125 752 du 18 juin 2014 ; CCE, n° 125 193 du 13 juin 2014 ; CCE, n° 125 064 du 28 mai 2014.
[21] CCE, n° 184 398 du 27 mars 2017.
[22] Ibidem.
[23] CCE, n° 195 791 du 28 novembre 2017.
[24] Comité des droits de l’enfant, Observation générale n° 14, op.cit., par. 60.
[25] Cour eur. D.H., Sow c. Belgique, 19 janvier 2016, req. n° 27081/13.
[26] RVV, arrêt n° 81 530 du 22 mai 2012 ; RVV, arrêt n° 103 199 du 22 mai 2013.
[27] CCE, n° 184 398 du 27 mars 2017.
[28] Comité des droits de l’enfant : Observation générale n° 14, op.cit.
[29] Observation générale conjointe no 3 (2017) du Comité pour la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille et no 22 (2017) du Comité des droits de l’enfant sur les principes généraux relatifs aux droits de l’homme des enfants dans le contexte des migrations internationales, 16 novembre 2017.
[30] Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant établissant une procédure de présentation de communications, op.cit., art. 2.
[31] Observation générale conjointe no 3 (2017) du Comité pour la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille et no 22 (2017) du Comité des droits de l’enfant sur les principes généraux relatifs aux droits de l’homme des enfants dans le contexte des migrations internationales, op.cit., pt 33, voir aussi pt 30 et 32 (g).
[32] Comité des droits de l’enfant, Communication n° 3/2016, op.cit., pt 11.8.
[33] Comité des droits de l’enfant, Observation générale n°14, op.cit., par. 74.
[34] Comité des droits de l’enfant, Communication n° 3/2016, op.cit., pt 11.8.
[35] Art. 24 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, OJ C 326, 26.10.2012, pp. 391–407.
[36] Directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection (refonte), considérant 18.
[37] Arrêté royal fixant la procédure devant le Commissariat général aux Réfugiés et aux Apatrides ainsi que son fonctionnement, 11 juillet 2003, art. 14, § 4.
[38] Article 37 de la Loi du 21 novembre 2017 modifiant la loi du 15 décembre 1980 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers et la loi du 12 janvier 2007 sur l'accueil des demandeurs d'asile et de certaines autres catégories d'étrangers, insérant un article 57/1 dans la loi du 15 décembre 1980, M.B. du 12 mars 2018.
[39] Directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, art. 5, voir aussi CJUE, C-249/13, 11 décembre 2014, par. 48.
[40] Comité des droits de l’enfant, Communication n° 3/2016, op.cit., pt 11.10. Voir sur les violations potentielles, E. Desmet, « Conditional violations in the case law of the European Court of Human Rights: from substantive to also procedural » (en préparation).
[41] Voir Cour eur. D.H., J.K. et autres c. Suède (GC), req. n° 59166/2, 23 août 2016. Le premier jugement concluant à une violation potentielle est l’arrêt Soering, dans un cas d’extradition ; le jugement Cruz Varas a étendu le raisonnement sur l’extradition aux cas d’expulsion (même si l’expulsion avait eu lieu et qu’une violation n’a pas été constatée). Cour eur. D.H., 7 juillet 1989, req. n° 14038/88, Soering c. Royaume-Uni ; Cour eur. D.H., 20 mars 1991, req. n° 15576/89, Cruz Varas et autres c. Suède.
[42] Comité des droits de l’enfant, Communication n° 3/2016, op.cit., pt 3.1.
[43] Cour eur. D.H., 23 mars 2016, req. n° 43611/11, F.G. c. Suède (GC), opinion séparée commune des juges Ziemele, De Gaetano, Pinto de Albuquerque et Wojtyczek ; Cour eur. D.H., 6 juillet 2010, req. n° 41615/07, Neulinger et Shuruk c. Suisse, opinion séparée du juge Zupančič.
[44] Ce droit est également prévu dans le Protocole de Maputo.
[45] Voir l’arrêt Sow c. Belgique, op.cit. Voir également C. Verbrouck, « Quand la Cour européenne des droits de l’homme méconnaît les réalités des mutilations génitales féminines et des violences de genre qui y sont liées (obs. sous Cour. eur. dr. h., arrêt Sow c. Belgique, 19 janvier 2016) », Rev. trim. dr. h., 114/2018, p.451.
* Ellen Desmet est professeure en droit des migrations à la Faculté de Droit de l’Université de Gand (UGent), membre du Centre des droits de l’homme de cette même université et CESSMIR (Centre for the Social Study of Migration and Refugees).
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